Les élections présidentielles de dimanche dernier au Chili se sont soldées par un résultat historique avec la victoire du candidat de gauche Gabriel Boric face à son adversaire néo-pinochétiste. Dans le texte qui suit, notre correspondant au Chili (avec qui nous avions déjà réalisé un entretien dans la foulée du soulèvement social d’octobre 2019) analyse les raisons de cette victoire, l’espoir qu’elle soulève au sein des peuples d’Amérique latine mais également les difficultés auxquelles sera nécessairement confronté le nouveau gouvernement. Il conclut par une mise en regard mélancolique des situations chilienne et française, confrontant les accomplissements historiques de l’une avec les impasses de l’autre.
Le monde entier regarde la victoire aux élections présidentielles chiliennes de Gabriel Boric, leader de la liste Apruebo Dignidad, contre son adversaire d’extrême-droite José Antonia Kast. Victoire sans appel, comme on dit, puisque Boric a gagné avec près de 56% des voix contre 44% pour Kast, dans l’élection où la participation a été la plus élevée de l’histoire depuis que le vote n’est plus obligatoire. Il y eut en effet 55% de participation, un record historique, donc seulement 45% d’abstention… En général, ces deux chiffres sont plutôt inversés.
Boric est le candidat de la liste d’union entre le Frente Amplio et le Parti Communiste Chilien. Le Frente Amplio est une coalition de partis tous nés après le grand mouvement étudiant chilien de 2011, qui dans sa nature pourrait nous faire penser au mouvement Anti-CPE de 2006 en France (même s’il s’agissait d’autres enjeux politiques). De même, avec le FA, on pourrait voir un équivalent du Podemos espagnol, voire de la France Insoumise, à ceci près que dans son programme le PC chilien est plus à gauche que la ligne politique générale du FA (même si le FA est vraiment un « front » très « large », puisqu’il inclut notamment des écologistes et des groupes communistes libertaires, mais très minoritaires).
Le jour du 2ème tour, nous n’étions pas tranquilles au Chili, c’est le moins que l’on puisse dire. Kast avait gagné le 1er tour des élections avec 2% de plus que Boric, et les forces de droite coalisées avaient comptabilisé plus de voix que celles de la gauche et du centre-gauche. Autant le dire franchement, la victoire de Boric était loin d’être gagnée. Si aujourd’hui nous nous trouvons face à une victoire historique de la gauche chilienne, c’est grâce à la capacité des militants d’Apruebo Dignidad à récupérer des voix chez les abstentionnistes, et notamment des voix dans la jeunesse. Une telle victoire était inimaginable au moment du 1er tour. Le 2nd tour a été une deuxième campagne politique en soi, et non le prolongement de la 1ère. Une prise de conscience est survenue, notamment dans la jeunesse, sur un possible retour du pinochétisme.
C’est que Kast et Boric sont tous deux d’anciens militants étudiants, mais de deux espèces très différentes. Boric est le militant étudiant de gauche typique que nous sommes nombreux à avoir croisé. C’est un provincial (de l’extrême-sud chilien), monté à la capitale pour faire des études de droit, qu’il n’a jamais vraiment finies, car entre temps il est devenu leader de la FECh, le syndicat étudiant unifié du Chili. Après la révolte étudiante de 2011, il devient député indépendant de sa région méridionale en 2013 (à seulement 27 ans), et participe en 2017 à la création du FA avec toute une génération issue de cette révolte. Dans la précédente présidentielle, le FA était arrivé à la 3ème position face aux deux partis de droite et de gauche traditionnelles.
Kast lui aussi a été un responsable étudiant. Il était le secrétaire de la corporation de Droit de l’Université Catholique de Santiago sous la dictature de Pinochet. Cela laisse rêveur… Malgré son jeune âge d’alors, il a soutenu la campagne du « Si » au référendum de 1988, c’est-à-dire qu’il était de ceux qui s’opposaient à la transition démocratique et soutenaient le maintien du général Pinochet au pouvoir, 17 ans après le putsch fasciste contre Salvador Allende. Il faisait partie des jeunes « gremialistes », ce que l’on pourrait traduire par « corporatistes » : le « gremialisme » est la théorie politique développée par Jaime Guzman, l’idéologue de la dictature de Pinochet, qui s’inspire des phalangistes espagnols et y inclut le néolibéralisme alors naissant. Il faut dire que l’extrême-droite est une histoire familiale, chez les Kast. Fils d’immigrés allemands, ayant quitté leur pays après la déroute du nazisme, le père de Kast était officier de Wehrmacht, membre du parti nazi. Il est devenu tout bonnement propriétaire terrien une fois arrivé au Chili. En outre, la famille Kast fait partie d’une sous-secte catho tradi.
Donc avec Kast, la droite chilienne se radicalisait, à la suite du soulèvement social de 2019 (estallido social) et de l’assemblée constituante, qui est en ce moment même en train de rédiger une nouvelle constitution pour remplacer celle de l’époque pinochetiste, toujours en vigueur, malgré la transition démocratique de 1988. L’élite chilienne s’est trouvée un champion d’extrême-droite, face à l’échec du président de droite au pouvoir, Sebastian Piñera, à mater la révolte de 2019 et ses conséquences. Tout rapprochement avec la situation française après le soulèvement des Gilets Jaunes ne serait pas fortuit, sur ce point précis. On est face à une tentative de contre-révolution typique, et qui passe par les urnes.
Il faut le dire honnêtement : nous avons eu peur. Le programme de Kast était un retour au néolibéralisme, aux valeurs réactionnaires (avec l’annonce d’abandonner le Ministère des Femmes pour le remplacer par le Ministère de la Famille, par exemple). Il aurait saboté la nouvelle constitution, développé la haine contre la communauté LGBT, contre les communautés autochtones, les immigrés. Il avait appelé à renforcer la militarisation de la zone rebelle des amérindiens mapuche. Et il avait même le projet de faire une coordination internationale de répression anti-radicaux de gauche. Il aurait sûrement rêvé de faire cela avec le président brésilien Bolsonaro et l’extrême-droite colombienne, où il n’existe officiellement pas de répression politique, mais où les Brigades de la Mort continuent à tuer des militants de gauche dans la plus totale impunité.
Remarquons d’ailleurs que le pouvoir politique de Colombie, pays où l’on peut assassiner de simples manifestants désarmés en leur tirant dessus depuis un hélicoptère, n’est jamais critiqué par les politiciens et journalistes de la « démocratie spectaculaire » d’Europe et d’Amérique du Nord. Certains morts en valent plus que d’autres, semble-t-il…
Si Boric est arrivé à une telle victoire au 2nd tour, c’est nécessairement car la liste Apruebo Dignidad a su faire voter certains abstentionnistes, notamment chez les jeunes, qui ne veulent pas revenir au néo-pinochétisme que leur proposait le candidat Kast. Cette victoire signifie également que Boric est parvenu a récupérer les voix du centre-gauche. Il a notamment obtenu l’appui de l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet. Son programme, qui en soi est un programme social-démocrate classique, va probablement devenir encore plus centriste. D’autant plus avec un parlement où la vielle droite est très présente et où les partis de la liste Apruebo Dignidad sont minoritaires.
Il ne faut pas rêver. Boric a un programme très raisonnable. Il n’est pas un révolutionnaire, il ne l’a jamais été, et a toujours condamné la violence lors de l’Estallido Social. Mais défendre un peu de social-démocratie dans un pays néolibéral marqué par 17 ans de dictature fasciste, c’est déjà être un dangereux communiste ! Un bolchévique fou qui ne veut pas travailler, qui veut que tout soit gratuit, et qui va plonger le Chili dans une catastrophe économique similaire à celle du Venezuela ! Son programme pourtant changerait déjà la vie de nombreux Chiliens, s’il arrivait à l’appliquer. Il propose notamment deux choses que les Chiliens d’aujourd’hui ne connaissent pas : une sécurité sociale et des retraites publiques, autrement dit tout ce que les derniers présidents de la 5ème République et l’Union Européenne s’efforcent de détruire en France depuis plus de trente ans.
Boric pourra-t-il le faire ? Va-t-il être empêché par un parlement de droite ? Va-t-il autolimiter ses mesures, voire même liquider son projet politique ? Sera-t-il un nouveau traitre à son peuple, comme Alexis Tsipras en Grèce ? Laissera-t-il les policiers attaquer les ouvriers en grève, comme les ministres communistes espagnols et Podemos récemment à Cadix ? Ou sera-t-il digne des espoirs des années de l’Union Populaire d’Allende et du MIR ? Le futur (proche) nous le dira.
Mais j’aimerais faire remarquer un dernier point, qui a été bien souvent pris en compte dans les médias internationaux, à savoir le jeune âge de Boric. Le Chili a connu un mouvement lycéen important en 2006, puis un mouvement étudiant d’ampleur en 2011, puis une très forte mobilisation féministe en 2018, puis un soulèvement social immense en 2019, puis un changement de la pire constitution néolibérale de l’histoire en 2020, et maintenant un président de gauche de 35 ans en 2021, élu avec un score électoral largement supérieur à celui d’Allende en 1970.
Boric est né en effet en 1986, il a à peine l’âge minimum pour être élu président (35 ans justement). Sa directrice de campagne, Izkia Siches, présidente du Collège Médical du Chili, est née elle aussi en 1986. Camilla Valejo, ancienne leader étudiante de 2011, comme Boric, est née en 1988, et elle est la présidente du groupe parlementaire du Parti Communiste. Le député de Revolución Democrática, l’un des partis les plus importants du Frente Amplio, avec celui dirigé par Boric (Convergencia Social), est Giorgio Jackson, et il est né en 1987. Jorge Sharp, maire de gauche récemment élu à Valparaiso, la deuxième ville du pays, est né en 1985. Irací Hassler, maire communiste de Santiago-Centro, est née en 1990.
Toutes ces personnes sont des jeunes nés à la toute fin de la dictature pinochetiste (qui s’achève officiellement en 1990). Ils étaient étudiants lors de la révolte de 2011, et ils sont déjà au pouvoir, alors qu’ils n’ont pas encore 40 ans. Ils ne sont pas le Chili de demain, ils sont déjà le Chili d’aujourd’hui. Ils ont d’ores et déjà changé l’Histoire de leur pays. Le Chili d’aujourd’hui n’est déjà plus le même que celui d’avant 2018, et il est beaucoup plus respirable. Le programme du futur président Boric est certes réformiste, mais cette génération, je pense notamment aux foules anonymes du peuple insurgé de 2019 et aux luttes féministes, a déjà révolutionné le pays, c’est un fait.
Un phénomène générationnel de la sorte est tout simplement impensable en France. Certes le Chili est un pays relativement jeune, si on le compare à la vieille Europe. La moitié de la population à moins de 35 ans (contre un peu plus de 40 ans en France, et plus de 42 ans dans l’Union Européenne). Mais ce phénomène n’est pas seulement démographique, c’est évidemment un phénomène politique.
Nous autres, en France, qui nous sommes politisés, peu ou prou, à la fin des années 1990 et dans les années 2000, ceux, pour les plus anciens, qui ont découvert la politique lors des grèves de 1995, ou bien pendant l’altermondialisme fin-de-siècle, ou lors de l’entre-deux-tours des présidentielles de 2002, ou contre les guerres impérialistes au Moyen-Orient de 2001-2003, ceux qui ont refusé la constitution néolibérale européenne de 2005, ceux qui ont participé ou soutenu la révolte des quartiers populaires de 2005, qui ont participé ou soutenu le mouvement étudiant anti-CPE de 2006, qui ont lutté en vain contre la réforme des retraites en 2010, qui ont soutenu ou participé aux ZAD, qui ont radicalisé leur combat lors du mouvement contre la Loi-Travail de 2016, et ont participé à l’insurrection des Gilets Jaunes en 2018, où sommes-nous ? Que sommes-nous en France ?
Sommes-nous quelque chose ? Rien, peut-être ? Nous avons été précarisés, socialement marginalisés, tabassés par les flics, insultés. Nous avons vu nos camarades blessées, et certains frères assassinés (Zyed, Bouna, Rémi, Steve, et beaucoup d’autres). Réprimés par un État policier qui accomplit sa (non-)justice de classe, coincé dans la déprime d’un pays qui ne bouge pas, et régresse à n’en point douter. Nos rêves ont été brisés. Nos désirs ont été saccagés, entre des tirs de LBD, des réformes capitalistes et des états d’urgence qui ne détruisent pas seulement nos droits, ou des droits, mais la notion même de droit en France. Les Chiliens écrivent une nouvelle constitution, mais il n’y a plus de constitution en France ! Il n’y en a plus puisque personne ne l’applique, puisqu’on peut y violer constamment les Droits humains sans conséquences. Qui se rappelle que c’est un peuple en armes dans la Résistance contre le nazisme et le pétainisme qui a imposé ce 1er article de notre droit : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ? Notre futur ne nous appartient pas. Il est la propriété d’une élite politique, capitaliste et bureaucratique qui nous a expropriés avant de naître. C’est elle qui a le pouvoir.
La France est une gérontocratie, où même le président quadragénaire est un vieux. Son monde est vieux, son imaginaire est vieux, et il nous fait vieillir. Tout le monde le sait, c’est l’évidence même. Et c’est justement cette vieillesse de l’âme qui méprise toute vitalité, y compris la puissante jeunesse des anciens : la génération de nos grands-parents à qui l’on doit tout, qui ont obtenu ce pour quoi les Chiliens luttent aujourd’hui, et que nous ne savons ni conserver ni étendre.
Cette élite néolibérale au pouvoir (peut-être faudrait-il même mieux dire ordolibérale, si l’on analyse la politique française au regard des impératifs européens) est elle-même soumise et complice de la dictature des multinationales capitalistes et de l’impérialisme américain. Non seulement cette domination est particulièrement laide, mais elle n’est pas à elle-même son propre pouvoir. Dans les couloirs de l’ennui, je ne vois que des mutilés en chef qui jouissent de mutiler leur prochain. Triste spectacle…
La douleur et la mélancolie étant trop amères, je ferme les yeux et bois un peu de maté sucré dans ce matin austral… Je peux alors me demander : que deviendra cette nouvelle génération chilienne ? Sera-t-elle à la hauteur des dangers de ce temps, et des difficultés intrinsèques à une Amérique latine exploitée depuis toujours ? Ne seront-ils qu’une élite politique de plus ? Réaliseront-ils ne serait-ce qu’une partie de l’espoir des peuples ? Nul ne le sait pour le moment, et cette victoire populaire dépendra également de l’engagement continu des masses dans ce processus ; engagement qui ne s’est pas démenti jusqu’à présent. C’est au peuple chilien de lutter pour que cette victoire présidentielle devienne réellement sa victoire, en imposant les réformes les plus progressistes possibles. Mais ce qui est certain, c’est que, eux, ils auront fait leur Histoire. Reste à se demander pourquoi nous n’avons pas fait, jusqu’ici, la nôtre ?
Abraham Hythloday