Surpopulation carcérale et crise sanitaire

La « surpopulation carcérale » : un ordinaire français

Entre le 20 Février 2015 et le 20 novembre 2017, des détenu.e.s d’établissements pénitentiaires d’actuelles colonies françaises (CP de Ducos en Martinique, CP de Faa’a-Nuutania en Polynésie française, CP de Baie-Mahault en Guadeloupe) et de maisons d’arrêt (Fresnes, Nice, Nîmes) dénoncent devant la CEDH leurs conditions de détention et d’action juridique. Ainsi, dans un arrêt rendu le 30 janvier 20201, la France est condamnée pour les violations des articles 3 et 13 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et est notamment « tenu(e) de prendre des mesures générales pour résorber définitivement la surpopulation carcérale et établir un recours préventif effectif en pratique.2 ».

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.3»

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.4»

La prison est fondée sur la violence. Elle se construit sur la déshumanisation légale des personnes qu’elle enferme et est de facto une atteinte perpétuelle à la dignité. Il ne peut, de fait, exister de conditions de détention dignes puisque la prison est par essence indigne. Toute pseudo-tentative de correction ne sert qu’à élargir son spectre et transformer la violence, du plus manifeste au plus diffus, sans jamais l’éradiquer réellement. Il n’existe pas de population carcérale « normale » – un seul prisonnier, c’est déjà un prisonnier de trop, toute population carcérale est déjà une surpopulation. Dès lors, ce terme sera mis entre guillemets chaque fois qu’il y sera fait référence car en dépit des discours politiques et juridiques « humanisant » qui ne voient pas d’incohérence à s’ériger en bourreaux romantiques, il ne peut, pour nous, exister de « bonne prison ».

Cela étant dit, au regard de la réalité palpable, des témoignages et des chiffres, il est impératif de mettre en évidence les contradictions factuelles des politiques pénales afin de rendre compte des rouages de la répression et de la violence d’état. Ainsi, la « surpopulation carcérale » en France est un secret de polichinelle (par exemple, la France a été condamnée à de maintes reprises au niveau nationale et européen). Cette évidence est sans cesse reposée sur la table par les premières et les premiers concernés qui dénoncent leurs conditions de détention ; comme ielles l’eurent fait lors des mutineries de mars dernier face à l’urgence de l’épidémie du Covid-19 ; « nous demandons à ce  que vous soyez vigilants de telle sorte à ne plus jamais nous entasser au point de dormir par terre, et ce en vous assurant dorénavant de bien réguler les prisons pour incarcérer dans des conditions dignes d’un pays tel que la France.5 ». Force est de constater que le prétexte, tout trouvé, sert de justification pérenne à l’élargissement des parcs pénitenciers et à la construction de nouvelles prisons, sans que jamais les conditions de détention n’en soient changées. Multiplier les prisons n’est pas un palliatif à la « surpopulation carcérale », au contraire – la « surpopulation carcérale » est un ordinaire au service de la répression.

Surpopulation carcérale et crise sanitaire
« Constructions de prison : places et population carcérale toujours à la hausse », infographie de l’OIP.

L’état d’urgence sanitaire : rien d’exceptionnel pour les détenu.e.s

En 2009, suite à une visite au centre pénitentiaire de Ducos, le CGLPL6 rapporte, « le taux d’occupation des parties réservées aux hommes de 208 % lors de la visite, entraîne une  promiscuité inacceptable et des conditions de vie unanimement dénoncées. Des matelas supplémentaires sont posés au sol pour accueillir tous les détenus.7 ». En 2012, suite à une visite au centre pénitentiaire de Faa’a-Nuutania, le CGLPL rapporte, « l’espace moyen disponible par personne détenue varie de 2,69 m² pour les cellules de 10,48 m² hébergeant quatre personnes, à 2,59 m² pour les cellules individuelles de 5,18 m² occupées par deux personnes. (…) le taux moyen d’occupation du grand quartier est de 297 %. ». En 2012 encore, suite à une visite à la maison d’arrêt de Nîmes, le CGLPL rapporte, « l’établissement est confronté à l’un des taux de suroccupation les plus élevés du territoire métropolitain (210,4%). Le jour du contrôle, quarante- trois personnes dormaient sur un matelas posé sur le sol. ». En 2014 des détenus écrivent à l’OIP : « Je viens vous tenir un détail de notre vie carcérale, avec tout ce que cela comporte de frustrant et d’humiliant. Le centre pénitentiaire de Ducos est l’un des plus surpeuplés de France, avec plus de 1000 détenus pour une capacité de 500 places environ. Les cellules pour deux abritent quatre personnes. ». En 2015, suite à une visite aux quartiers femmes de la maison d’arrêt de Nice, le CGLPL rapporte, « la surpopulation est intolérable ; dans chaque cellule de 13 m², les détenues sont entassées à cinq avec un matelas au sol. ». En 2016, suite à une visite à la maison d’arrêt de Fresnes, le CGLPL rapporte, « une surpopulation inacceptable entraînant des conditions de vie indignes » et d’ajouter, « le nombre de personnes détenues au centre pénitentiaire de Fresnes a augmenté de plus de 52 % en dix ans, passant de 1960 en 2006 à 2989 en 2016. Pour la seule maison d’arrêt des hommes, le taux d’occupation moyen est de 188 % ». En mars 2020, soit pendant l’état d’urgence sanitaire, des détenus de la prison de Seyesse diffusent une vidéo dans laquelle ils montrent leurs conditions de détention – à trois dans une cellule de 9 m² avec un matelas au sol8.

La « surpopulation carcérale » est le leitmotiv de l’incarcération à la française. Alimentée par des politiques pénales répressives, elle est l’ordinaire, non l’exception. L’ordinaire en temps ordinaire, c’est à dire, quand le droit commun est applicable. L’ordinaire en temps d’exception, c’est à dire, quand l’état d’urgence sanitaire est appliqué. Pas d’exception donc pour la prison ; pas même quand le danger imminent d’une épidémie mondiale est avéré. Entre ces deux ordres juridiques, aucune différence. Tout temps politique définit et déterminé par l’état (par essence autoritaire) est un temps de répression. La violence se poursuit, se gonfle, s’exacerbe ; l’atteinte continue à l’humanité des personnes incarcérées existe tant qu’il existe des murs et des barbelés. Par extension, la violence poursuit les personnes incarcérables puisque même en temps de confinement, la prison garde ses portes ouvertes dans le sens de l’entrée et toujours sous présomption de culpabilité.

Libérer pour mieux enfermer

L’alerte sur les conditions de détention, déjà maintes fois données, si tant est si bien qu’elle se transforme en bruit sourd aux oreilles des politiques publiques, s’est exprimée une fois encore lors de l’état d’urgence sanitaire. Les personnes détenues n’ont de cesse de dénoncer le manque de considération humaine qui leur est appliqué dans le contexte de la pandémie de coronavirus. Ce qui existait va en s’aggravant. Rien n’est fait ni pour l’empêcher, ni pour l’atténuer. Comme principale réponse de la part de l’état, la suspension de tous les parloirs. Familiaux, mais potentiellement aussi avec les avocats, réduisant comme peau de chagrin les possibles de défense juridique des personnes détenues. Dans une dynamique sociale en crise ou l’autre se transforme en danger probable, où les relations sont nucléarisées et virtualisées, les détenu.e.s sont présenté.e.s entre les lignes comme le mal absolu. Ainsi, la suspension des parloirs ne visent pas tant à les protéger elles et eux puisque, des allés-retours entre l’extérieur et l’intérieur continuent d’être effectués sans qu’aucune précaution ne soit prise (le personnel pénitentiaire, les transferts en masse), les cellules à l’intérieur continuent d’enfermer plusieurs personnes dans des espaces excessivement réduits ; mais la suspension des parloirs a pour objectif, avant toute chose, de protéger le monde extérieur des détenu.e.s et du virus qui pourraient se développer à l’intérieur des prisons (rien n’étant fait pour l’endiguer). En somme, peu importe ce qu’il se passe en prison tant que ça ne contamine pas l’extérieur.

Les personnes incarcérées se sont insurgées. Les mutineries, violemment réprimées par les unités d’intervention du ministère de la justice ont rythmé le mois de mars nous appelant une fois de plus à regarder ce qu’il se passe à l’intérieur. Une situation tragique où sans le dire, l’état condamne à mort des milliers de personnes. Après un léger mouvement de balancier plein d’incohérence, Nicoles Belloubet finit par annoncer la libération de détenu.e.s en fin de peine et courtes peines. Des paillettes de plomb dans les yeux sans réelle incidence collective : quand bien même 5000 personnes seraient libérées, les prisons restent encore « surpeuplées ». Libérer au compte goutte dans un sens n’a pas empêché l’état d’appliquer les peines de prisons sanctionnant le non-respect des règles de confinement. Soit, ce qui sort en morceau parsemés dans un sens, entre en masse compact dans l’autre – les mesures mesurées de la ministre ne changent rien à la réalité carcérale. Et la réalité sociale a condamné d’avance les présumés coupables.

Depuis le début de l’état d’urgence, les règles diffèrent pour les prisons. Les règles sont les mêmes qu’en temps de non-exception : le pire aux prisons. Rien ne change dans l’intérêt des personnes incarcérées, tout bouge dans l’intérêt des politiques publiques qui profitent de cet ordre juridique autoritaire pour faire passer en force des règles et des pratiques juridiques qui ont vocation à se pérenniser après l’état d’urgence. Les conditions de libération décrites ou sous-entendues mettent un point d’honneur à réprimer de manière plus féroce encore les prisonnier.e.s révolté.e.s. Outre les transferts, niant de facto le droit à la protection sanitaire des personnes détenues et rendant plus complexe le suivi des proches, les personnes ayant participé aux mutineries sont systématiquement déboutés de leur demande d’aménagement de peine exceptionnelle.

Surpopulation carcérale et crise sanitaire
Conclusions d’une « ordonnance de refus de réduction supplémentaire de peine liée aux circonstances exceptionnelles » reçue par un détenu.

La détention provisoire : l’emprisonnement de plein droit

Selon le régime de détention et les catégories de condamnation, il existe plusieurs types d’établissements pénitentiaires. Notamment classés en deux catégories : les établissements pour peine, et les maisons d’arrêt. Les maisons d’arrêt reçoivent les personnes en détention provisoire (c’est à dire, en attente de jugement ou pour lesquelles la condamnation n’est pas définitive), ainsi que les personnes condamnées à des peines n’excédant pas deux ans.

« Selon les chiffres du ministère de la justice, au 1er janvier 2019, 70 059 personnes étaient détenues pour 60 151 places opérationnelles. La densité carcérale globale était donc de 116,5 % (dont 140 % en maison d’arrêt et quartier maison d’arrêt, et 90 % en centre de détention et quartier centre de détention). Elle s’élevait à 115,4 % au 1er janvier 2018, 116,6 % au 1er janvier 2017, 113,9 % au 1er janvier 2016 et 114,6 % au 1er janvier 2015.9 ».

Et d’ajouter, « la surpopulation carcérale concerne surtout les maisons d’arrêt. La densité carcérale en maison d’arrêt était de 136,5 % en 2018 et 138,5 % en 2017. Selon le rapport 2018  de la Commission de suivi de la détention provisoire, le nombre de personnes placées en détention provisoire a fortement augmenté depuis 2010. A titre d’illustration, cet accroissement a été de 9 % entre janvier 2016 et janvier 2018. Au 1er avril 2018, prés de 30 % des personnes incarcérées en France étaient en détention provisoire.10 ».

La France se targue d’avoir un système pénale basée sur la présomption d’innocence. Or, cette dernière n’a toujours été applicable qu’à une élite blanche bourgeoise satisfaite de la justice (par essence punitive) puisqu’elle en est la dernière cible. Pour les autres, l’incarcération est un potentiel palpable, la prison n’étant pas une fiction lointaine mais une réalité continue dans la vie des opprimé.e.s. La présomption de culpabilité régit leur justiciabilité ; cette dernière, commandée par des politiques pénales répressives, transforme légalement les maisons d’arrêt en épilogue de condamnation. La liberté est et reste une option souvent fictive. La détention provisoire devient, dans les faits, le prémisse d’une détention continue.

Or, si l’on suit la logique du gouvernement et de sa porte parole en la matière, les personnes détenues en maison d’arrêt devraient être les premières concernées par les mesures de libération exceptionnelles revendiquées ; mieux encore, ces maisons d’arrêt, légalement définie comme des prisons de courtes peines, devraient ne plus accueillir personne et fermer (puisque ce sont les fins de peine et les courtes peines qui peuvent, selon les dires de Nicoles Belloubet, prétendre à leur libération anticipée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire). L’autorité étatique défie toute logique ; s’il en existe une, elle lui est propre et répond fondamentalement à son impératif  de  survie : réprimer pour exister. Donc, comme à l’accoutumée, on se retrouve face à un vase clos où  le serpent qui se mord la queue se nourrit lui-même de lui-même.

Ainsi, l’ordonnance du 25 mars 2020 « relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période », consacre tout un chapitre aux « dispositions applicables en cas de détention provisoire ». Un changement drastique, intervenu en plein état d’urgence sanitaire et alors même que les conditions de détention sont au plus terrible, appelé à se pérenniser et à entrer dans le droit commun. L’article 15 d’exprimer, « les prolongations de détention provisoire qui découlent de ces dispositions continuent de s’appliquer après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré ». L’article 16, de préciser, « en matière correctionnelle, les délais maximums de détention provisoire ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique (…) sont prolongé plein droit de deux mois lorsque la peine encourue est inférieure ou égale à cinq ans, et trois mois dans les autres cas. ». Six mois en matière criminelle et pour les audiences devant la cour d’appel en matière correctionnelle. Dans ce même article, « les prolongations (…) sont applicables aux mineurs âgés de plus de seize ans, en matière criminelle, ou s’ils encourent une peine d’au moins sept ans d’emprisonnement », ce qui veut dire que la détention provisoire a le temps de voir les mineurs devenir majeur et ainsi être jugés et condamnés comme tels.

En somme, l’ordonnance du 25 mars 2020 entérine la prolongation de plein droit de la détention provisoire et la rend, de fait, systématique. Le 3 avril, le Conseil d’État saisit d’un recours par un ensemble de syndicats et d’associations, confirme l’applicabilité de ces dispositions : l’allongement automatique, sans débat ni intervention du juge judiciaire, de la détention provisoire. En plein état d’urgence sanitaire, alors même que les détenu.e.s et leurs proches s’insurgent contre le traitement inhumain qui leur est fait, alors même que trois mois avant la CEDH condamnait la France pour ses conditions de détention, l’état renforce sa politique pénale répressive, ordonne une autre temporalité légale et se dote d’une nouvelle arme juridique pour asseoir sa violence et maîtriser les opprimé.e.s. La détention provisoire n’est pas un « provisoire », mais une introduction de fait à l’incarcération de plein droit. Une détention continue.

La conclusion est et sera toujours : à bas les murs

L’ordonnance du 25 mars 2020 est un énième coup de force et de poing. La logique répressive de la justice française est une réalité qu’il incombe de mettre en lumière dans le reflet de ses propres armes. La « surpopulation carcérale » est un fait, maintes fois dénoncé, qui rythme la vie des prisons française et fait partie intégrante de son agencement. La penser comme une anomalie du système pénal français, c’est ignorer sa valeur organisationnelle. L’état d’urgence sanitaire ne transforme en rien cette réalité – il la renforce et l’exacerbe. Les seules réponses apportées par les politiques répressives sont soit le silence, soit la construction de nouveaux bâtiments. Or, construire des prisons n’endiguera en rien cette « surpopulation ». La solution à la « surpopulation carcérale » est la dépopulation totale de toutes les maisons d’arrêt, de tous les établissements pénitentiaires et la libération inconditionnelle de toutes et tous les prisonnier.e.s. Le seul moyen de vider les prisons, c’est de les faire disparaître, puisqu’une prison avec un seule détenu est déjà une prison pleine.

  1. Arrêt du 30 janvier 2020 de la CEDH, AFFAIRE J.M.B ET AUTRES c. FRANCE.
  2. Ibid.
  3. Article 3 Convention Européenne des Droits de l’Homme.
  4. Article 13 Convention Européenne des Droits de l’Homme.
  5. Communiqué du collectif de la prison de Rennes-Vezin, 23 mars 2020.
  6. Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
  7. Cette citation ainsi que toutes celles qui suivent sont tirés de l’arrêt du 30 janvier 2020 de la CEDH rapportant les conclusions du contrôleur général des lieus de privation de liberté.
  8. Vidéo publiée par Médiapart : https://www.youtube.com/watch?v=uoeK58YzLK0&t=7s
  9. Arrêt du 30 janvier 2020 de la CEDH, AFFAIRE J.M.B ET AUTRES c. FRANCE.
  10. Arrêt du 30 janvier 2020 de la CEDH, AFFAIRE J.M.B ET AUTRES c. FRANCE.
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