Jérusalem vue par le gouvernement

Didier Ben Loulou

Lors du dernier dîner annuel du CRIF, c’est dire si Jean Castex a fait sienne une conception unilatérale de la ville de Jérusalem.

Lors de son discours, le premier ministre affirme :

Vous connaissez mon attachement à Jérusalem. Jérusalem est la capitale éternelle du peuple juif. Je n’ai jamais cessé de le dire. Cela n’empêche en rien de reconnaître et de respecter l’attachement d’autres religions à cette ville, et c’est dans cet esprit que j’ai moi-même parcouru la vieille ville à pied en 2020 et visité chacun des lieux saints, juif, chrétien et musulman. Mais effacer la part de judéité de Jérusalem n’est pas acceptable.

On peut commencer par s’étonner qu’un représentant de l’État use d’un adjectif religieux pour qualifier la ville : « capitale éternelle du peuple juif », alors que dans le même discours il pourfend le « séparatisme islamiste ». On peut aussi s’étonner de la hiérarchisation du rapport des autres religions à ce lieu. Capitale éternelle pour l’un des monothéismes, « attachement », terme vague, renvoyant à une dimension plus ou moins affective, qu’il s’agirait de « reconnaître », comme si on pouvait douter de cette donnée historique, et de « respecter », terme vide de garantie, pour les deux autres.

Voilà une belle façon de rappeler comme la ville est pétrie d’héritages multiples, aimée et vécue par des populations différentes depuis des siècles. Voilà une belle façon de distinguer une conception politico-religieuse de la ville de ce que pourrait être son gouvernement commun, du moins son partage, où à l’évidence, aucune communauté ne pourrait dicter sa loi, unilatéralement, aux autres, et surtout pas selon des critères religieux, au-delà des questions d’accès aux lieux de cultes et du respect de ces lieux.

Une belle façon, enfin, de ne pas « importer le conflit en France » comme le souhaitaient ardemment les derniers prédécesseurs du ministre. À cet effet, une répression d’ampleur s’est abattue ces dernières années sur les militantes et militants pro-palestiniens, les mobilisations, manifestations, campagnes BDS etc. En témoigne très récemment, la dissolution en cours du Collectif Palestine vaincra.

Mais plutôt que d’opposer éternité et attachement, Jean Castex aurait pu commencer par rappeler que le statut de la ville, au fil des siècles, n’a guère été le même pour les trois monothéismes, respectivement.

Comme le dit très justement Elias Sanbar :

La ville fut, certes, au fil des siècles, des sièges et des conquêtes, prise pour centre de divers pouvoirs, mais jamais en tant que capitale d’un État-Nation. Aussi faut-il être prudent, se méfier surtout dès que l’on aborde certains récits ou travaux historiques qui la présentent comme une « capitale » immuable, à travers les siècles et millénaires. Bien que souvent convoitée, cibles de guerres religieuses ou prétendues telles, Jérusalem a également connu de longues périodes « d’anonymat » qui sont à compter parmi les plus heureuses de son histoire. Je dis bien heureuses, non idylliques, car l’absence de conquêtes venues de l’étranger ne peut signifier pour autant la disparition des luttes internes pour le pouvoir, comme cela est banalement le cas dans toute ville.

Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, p. 237/238, Plon, 2010

Selon Elias Sanbar, la ville fut au cours de son histoire récente, une ville palestinienne parmi d’autres, au même titre que Jaffa ou Naplouse. Juifs, chrétiens et musulmans y vivent depuis des siècles, jusqu’au moment où les Ottomans, pour qui la Mecque était le principal centre religieux, y virent vers 1840, un poste-avancé stratégique pour faire face à l’Egypte dont les troupes d’Ibrahim Pacha venaient à peine de quitter les provinces syriennes qu’elles avaient occupées.

Jérusalem vue par le gouvernement
Didier Ben Loulou

Capitale de rien du tout, place stratégique, Jérusalem est alors une ville mélangée, lieu de pèlerinage pour les trois monothéismes, terre sainte pour le judaïsme comme pour l’Islam. Si la persécution des pèlerins juifs et chrétiens fut avérée à des moments précis de l’Histoire, et notamment des rivalités entre grandes puissances, il s’agit davantage de propagande justifiant des interventions coloniales et des politiques répressives, que de faits permanents et ancrés. Les pèlerinages ne se sont, en réalité, guère interrompus au fil des ans.

Qui sait aujourd’hui que l’Esplanade des Mosquées fut, pendant des siècles, une sorte de place ouverte à toutes les communautés de la cité, que c’est là que les familles, de toutes religions, venaient en pique-nique, les jours de fête, et que l’interdiction faite désormais aux non-musulmans d’accéder à l’Esplanade des Mosquées date d’un arrêté militaire du gouverneur militaire anglais de la ville après sa prise en 1917.

En 1917 débute l’ère du mandat britannique et l’occupation de la Palestine par une puissance occidentale. La prise de Jérusalem est le premier acte de la conquête. La ville est intronisée capitale par les occupants, ce que les sionistes souhaitaient également pour l’État qu’ils comptaient édifier en Palestine. L’État d’Israël nait en 1948 à la fin du mandat et suite à la défaite de la résistance palestinienne et de la ligue arabe en 1949. Jérusalem-Ouest est annexée par les forces sionistes en février 1949.

Jérusalem comme capitale éternelle du peuple juif a plus à voir avec une vision sioniste, donc historiquement déterminée, récente, et à l’origine minoritaire au sein de la communauté juive, qu’avec une réalité matérielle immuable. Ce qui ne remet absolument pas en cause la présence juive, millénaire, dans la ville et toute la Palestine. L’idée de Jérusalem capitale, s’accompagne nécessairement d’une vision de la Palestine comme d’un État-nation qui date de la colonisation britannique, ce que le pays ne fut jamais auparavant.

Si Jean Castex tient à faire respecter la part de judéité de la capitale, on se dit, naturellement, que cette part de judéité est menacée de disparition. Que l’invasion de la Mosquée Al Aqsa par les forces d’occupations sionistes, lors de la Nuit du destin, ou le vidage du quartier de Cheikh Jarrah pendant la guerre de 2021, sont sans doute des réflexes défensifs d’une population qui fait tout pour se protéger et ne pas disparaître.

Mais quelles sont les forces en présence ? Quel est le partage réel de la ville ? À l’issue de la guerre des six jours, en 1967 et de la défaite des armées arabes, les sionistes occupent la bande de Gaza, la CisJordanie, le Golan syrien, le Sinaï égyptien et Jérusalem-Est.

L’occupation jusqu’à nos jours de la partie arabe de Jérusalem a été condamnée et non reconnue par la communauté internationale. Au passage, considérons du haut de ces pyramides, ces années de condamnations des exactions israéliennes par la communauté internationale, dont on peut prédire à coup sûr qu’elles ne seront suivies d’aucun effet.

Que fait donc Jean Castex lorsqu’il appelle à ne pas effacer la part de judéité de la ville, ce qui en soi tombe sous le sens ? Comme de nombreux responsables politiques français avant lui, il propage le mythe selon lequel Palestiniens et Israéliens se parlent sur un pied d’égalité et, en l’occurrence, qu’ils se partagent équitablement la ville. Comme si les Palestiniens étaient en mesure d’effacer quoi que ce soit de cette ville alors que la partie palestinienne de Jérusalem-Est est soumise aux lois de l’occupant depuis 1967 !

Non seulement Jean Castex fait triompher une conception idéologico-religieuse de la ville, oblitère que sa partie Est a été prise par la force, s’assied sur les souffrances et les humiliations récentes qui ont frappé ses habitants palestiniens et, au fond, balaye l’idée que cette ville puisse être gérée un jour par des croyants des trois religions. Et des non-croyants aussi.

On n’en attendait pas moins. Mieux vaut nier, dans le même discours, la réalité de l’apartheid israélien sous prétexte que « des citoyens arabes sont représentés au gouvernement, au Parlement, occupent des postes de direction et des emplois à responsabilité »… ironie cynique quand on sait le peu de marge de manoeuvres des dits représentants, leur faible nombre, et qu’ils sont loin de représenter un peuple palestinien éclaté à travers deux territoires soumis à un processus de colonisation toujours en cours et une pression économique et militaire totale, ou réfugié dans les pays voisins depuis 48 et 67, sans les mêmes droits, bien entendu, selon là où il se trouve.

Et bien entendu, on préfère parler de « citoyens arabes » que de Palestiniens… ou comment faire disparaître les gens par le langage.

Pour notre part, nous croyons qu’Al Quds et toute la Palestine ne redeviendront une terre pour toutes et tous, qu’à la condition d’être entièrement libre.

Palestine vivra ! Palestine vaincra !

Partager