[Italie] Sur le cas d’Alfredo Cospito : luttes anti-carcérales au fil du temps

Jeudi 19 janvier 2023, Paris. À quelques heures d’une grève intersyndicale massive, Pasquale Abatangelo, ancien membre des Noyaux Armés Prolétaires, présente la traduction française de son livre Je courais en pensant à Anna. Une histoire d’amour et de lutte qui traverse une grande partie des luttes radicales italiennes des années 1970. Parmi elles, inévitablement, les luttes carcérales des soi-disant « damnés de la terre »1. La présentation touche à sa fin, ou presque. Les dernières phrases de congé alternent sourires narquois et regards crispés. Cette alternance s’explique de la manière suivante.

Du côté des sourires narquois se trouve l’histoire du 2 octobre 1979. Italie : les prisonniers qui se révoltent dans la prison de haute sécurité de l’Asinara, pour la plupart des membres des Brigades Rouges, provoquent un intense jet de mobilier. Un affrontement éclate avec la police de la prison, des lits et des tables sont utilisés comme béliers, l’objectif est la destruction de la prison. Des policiers et des carabiniers sont massivement mobilisés à Asinara, une prison située au nord de la Sardaigne, sur l’île homonyme. Les policiers sont repoussés avec tous les moyens dont disposent les détenus. La bataille dure plusieurs heures, le pavillon de haute sécurité est partiellement détruit et les détenus sont enfin contenus. Alors que la prison doit être reconstruite, après que l’émeute l’a rendue inutilisable, les détenus peuvent être transférés temporairement hors de l’« Alcatraz italienne ». Une victoire partielle. Puis Pasquale sourit à nouveau en racontant le 28 décembre 1980, le soulèvement à la prison spéciale de Trani. Des anecdotes qui témoignent d’une époque où les mouvements révolutionnaires italiens avaient la force de revendiquer la fin de la dureté des politiques judiciaires et pénitentiaires italiennes.

Puis c’est le tour des yeux qui se durcissent. À l’heure actuelle, jeudi 19 janvier 2023, en Italie, Alfredo Cospito est à son 96e jour de grève de la faim ; il a perdu plus de 40 kg et son état de santé est bien critique2. Le fil rouge des dernières minutes du débat est la lutte contre les prisons et Cospito en mène actuellement une contre le régime de haute sécurité qui lui est réservé dans la prison de Sassari.

Le 20 octobre 2022, il a entamé sa grève de la faim. Alfredo est un anarchiste accusé d’avoir tiré dans la jambe de Roberto Adinolfi, administrateur d’Ansaldo Nucleare, la principale entreprise nucléaire italienne. Il est en prison depuis 2013. À la suite d’une deuxième condamnation prononcée pendant son incarcération (à propos de son implication dans les dépôts de deux colis piégés placés devant l’école des carabiniers de Fossano qui n’ont fait ni morts ni blessés), il a finalement été condamné à la perpétuité réelle et incompressible et soumis au régime de sécurité maximale dit « 41 bis » – le régime le plus sévère en vigueur en Europe. Ce régime prévoit un isolement total et des limitations importantes des droits normalement accordés aux prisonniers ordinaires3.

Telles sont les conditions auxquelles est soumis Cospito, ainsi que les 749 autres personnes soumises à la mesure du 41 bis en Italie – pour la plupart condamnées pour des délits de terrorisme ou de mafia. Lors de la présentation du livre, nous suivons un fil rouge sur les luttes contre la prison ; cela commence sournoisement mais se termine silencieusement. La soirée à la librairie se termine sans aucun applaudissement.

Pour ceux/celles qui suivent de près les affaires judiciaires et carcérales italiennes, il est possible de reconnaître dans l’affaire Cospito la première tentative, après plus de 40 ans, de susciter une mobilisation contre les prisons qui aille au-delà des rangs militants4.

Sur cette affaire, la ligne dure du gouvernement Meloni a pris la forme d’un impénétrable mur de silence institutionnel, par l’intermédiaire du ministre de la Justice Carlo Nordio. Un mur de silence ; sauf pour les moyens répressifs judiciaires « habituels », aussi disproportionnés que sincèrement pathétiques. À titre d’exemple, mentionnons l’avertissement adressé à Angelica Milia, la médecin qui suit la santé d’Alfredo Cospito, à qui il a été officiellement interdit de faire des déclarations sur l’état de santé de son client (Milia a ignoré l’avertissement). Ou bien l’intervention grandiloquente de la police romaine pour identifier des lycéens mineurs qui préparaient une banderole pour Cospito en vue des journées de solidarité qui se tiendront à l’université La Sapienza les 3 et 4 février à Rome. Université, La Sapienza, qui se trouve actuellement occupée depuis le soir du 2 février.

Et puis soudain, du silence institutionnel, le tumulte au Parlement : des tensions éclatent entre les différents partis politiques à Montecitorio, qui ne s’apaiseront pas. La Première ministre Giorgia Meloni tente un coup de théâtre en déclarant qu’il ne « s’agit pas d’une question politique, la gauche et la droite ne comptent pas » ; elle cherche la politique du bouc émissaire tandis que circulent des interceptions couvertes par le secret judiciaire et que, au Parlement, des voix s’élèvent pour demander la démission du ministre Nordio, jugé inapte à gérer l’affaire.

Entre-temps, avec la complicité des principaux journaux, le gouvernement et les appareils judiciaires se lancent dans une opération de délégitimation aussi imaginative que maladroite, accusant Cospito de s’être entretenu en prison avec des représentants de la mafia afin de « signer » un pacte contre le 41 bis. Une véritable mise en scène qui vise à décrédibiliser le détenu, qui demande l’abolition du carcere duro pour tout.e.s les prisonnier.e.s, et pas seulement pour certain.e.s.

Nous ne sommes plus dans les années 1970 et le mouvement social peine à imposer un rapport de force capable de sauver la vie de Cospito ; néanmoins, il n’est pas surprenant que les années 1970 soient mentionnées depuis le Palazzo Chigi et Montecitorio. Les ministres du gouvernement d’extrême droite évoquent le retour de la stratégie de la tension ; Tajani, ministre des Affaires étrangères, déclare dans une conférence de presse que l’État serait dans le collimateur de l’Internationale anarchiste (une phrase chimérique qui ne veut rien dire) ; le ministre de la Justice, Claudio Nordio déclare lors de la même conférence de presse que « comme pour l’enlèvement de Moro, nous devons suivre la ligne de la fermeté ».

En bref, le croque-mitaine d’une alerte terroriste inexistante, mais indispensable pour faire valoir une position forte et unie : la création d’un monstre social est une stratégie politique absolument pas originale mais extrêmement efficace pour construire un consensus politique. Le souci du gouvernement de clore le plus rapidement possible le débat sur ces questions est également éloquent dans le rejet du ministre Nordio de négocier le régime du 41 bis pour Cospito. Cela prouverait la possibilité et la capacité de l’activation sociale d’influencer la modification des lois de l’État sur la justice5. Une conception qui montre, s’il en était nécessaire, le caractère autoritaire et fasciste de cet exécutif. Face à la restriction des espaces d’agilité démocratique, il est nécessaire de continuer à alimenter le débat public sur le sujet des luttes contre les prisons.

Entre-temps, Cospito se trouve dans un état de santé gravissime ; pour cette raison, il a été transféré de la prison de haute sécurité de Sassari à celle de Milan, où l’on pense qu’il existe un établissement plus adapté pour l’accueillir dans ces conditions. Aujourd’hui, le 4 février 2023, c’est son 108e jour de grève de la faim ; en ce moment, une manifestation en soutien à sa lutte, contre la perpétuité et la mesure du 41 bis, se tient à Rome.

  1. La formule fanonienne « damnés de la terre » s’est répandue à partir du célèbre journal Lotta Continua, journal homonyme au mouvement politique Lotta Continua. Elle a été utilisée aux années 1970 pour désigner les prisonniers, politiques et non.
  2. Pour ceux/celles qui lisent l’italien, la sensibilisation à la lutte d’Alfredo Cospito contre les prisons a été mise en forme de bande dessinée par Zero Calcare.
  3. Le régime de haute sécurité du 41 bis prévoit, entre autres, l’isolement et la restriction des espaces communs de la prison ; le détenu n’a droit qu’à une heure d’air par jour, qu’il peut partager avec certains détenus également réservés 41 bis ; il est gardé par un service spécial de la police pénitentiaire ; ce même service spécial de la police pénitentiaire ne peut avoir aucun contact avec le reste de la police pénitentiaire ; Cospito ne peut pas disposer de livres, de magazines ou de photos ; son courrier est normalement surveillé : dans le cas de Cospito, il semble qu’il ne puisse pas recevoir de lettres, peut-être seulement des télégrammes ; les détenus du 41 bis peuvent rencontrer leurs familles une heure par mois, séparées par une vitre. Sinon, ils disposent d’un appel téléphonique de dix minutes par mois (enregistré, ça va sans dire).
  4. La plate-forme « Mourir de sa peine. Pour l’abolition de la perpétuité et du 41 bis » est née à Naples, issue du travail d’une vaste agrégation de personnalités sociales.
  5. Plusieurs observateurs internationaux alertent depuis de nombreuses années la justice italienne sur le fait que le 41 bis est un véritable tombeau pour les vivants.
Partager