Depuis quelques semaines, les rues des quartiers loyalistes1 à Belfast, Derry ou encore Newtown Cunningham s’embrasent. Des jeunes sortent à la nuit tombée pour attaquer les infrastructures publiques, les véhicules blindés des forces de l’ordre… et partout dans les médias, de l’Irlande à la France en passant par l’Angleterre, l’éternelle rengaine refait surface : est-ce le retour aux jours sombres, au conflit2 qui embrasait le pays jusqu’en 1998 ?
Seulement ces voix alarmistes oublient quelque chose, et volontairement : dans les six-comtés d’Irlande3 toujours sous occupation britannique, les jours sombrent n’ont jamais pris fin.
Oui, la guerre n’a plus le même visage, oui ses ravages ne sont plus aussi spectaculaires mais elle est bien là, consumant peu à peu quartiers républicains ou loyalistes sans distinction de confession.
Lorsqu’en 1998 les habitants du nord votent, par référendum, la ratification de l’accord de paix du « vendredi saint », ils se voient promettre un avenir différent et radieux. Républicains comme unionistes font majoritairement confiance aux partis qui les représentent au parlement, et qui poussent à l’adoption de cet accord. En échange, les investissements pour la région du nord doivent arriver, la fin des persécutions religieuses et une certaine forme d’amnistie pour les anciens combattants sont promises entre autres.
Si quelques voix dissidentes s’élèvent contre ces accords dès le départ, elles sont écartées. Que veulent ces gens après tout ? Veulent-ils revivre les trente années d’enfer que la population vient de traverser ? Peu importe si leurs remarques donnent l’alarme justement sur le peu de changements qu’apportera un texte comme celui-ci : la domination britannique sera toujours là, les fractures sociales et culturelles également. Côté républicain, des groupes s’écartent alors du plan de paix et continuent leur lutte, côté loyaliste en revanche, on fait confiance au parti unioniste signataire ainsi qu’à la couronne.
Les années passent et si la liste des 3 480 morts des trente années de conflit cesse de s’allonger, d’autres s’écrivent peu à peu, jusqu’à dépasser en nombre l’ancienne. Celle des 5000 suicidés, celle des 100 000 jeunes sous le seuil de pauvreté, celle des milliers de traumatisés, esseulés qui trouvent une aide à leurs souffrances dans l’alcoolisme et les drogues prescrites.
Ces victimes-là, on n’en parle pas. Elles sont aussi bien loyalistes que républicaines, et les infrastructures qui devaient les accompagner sont absentes.
Où les aides promises aux quartiers défavorisés sont-elles arrivées ? Nos camarades républicains répondent : pas à ceux qui en ont besoin. Les centres sociaux indépendants ne voient jamais la couleur des aides européennes ou des subventions sociales anglaises.
Les plus pauvres qui sont les plus critiques du bipartisme en place actuellement au nord, sont un caillou dans la chaussure des dirigeants du Sinn Féin ou du DUP. Alors le gouvernement les met de côté, les exclut, déforme leur discours en les faisant passer pour de dangereux extrémistes. Les millions investis par l’Europe vont majoritairement aux centres sociaux affiliés au Sinn Féin ou au DUP, pas à ceux des quartiers pauvres indépendants.
Le ressentiment vis-à-vis de ces deux partis qui représentent la majorité de l’électorat grandit chez les républicains, et côté loyaliste, d’autres événements vont finir par briser la confiance initialement accordée.
En 2016, les grands partis unionistes font encore une fois appel à leur électorat pour voter en faveur du Brexit. Les électeurs unionistes voulant ne faire qu’un avec l’Angleterre, sans la main mise de l’Europe, votent le Brexit et crient victoire après les résultats.
Seulement c’est sans compter le divorce impossible avec l’Union Européenne qui durera plus de quatre années. Les Anglais embourbés dans des négociations difficiles avec l’Europe n’arrivent pas à trouver une solution au problème des six-comtés. Souhaitant éviter le rétablissement d’une frontière entre le nord et le sud du pays qui ne ferait que réveiller d’anciennes images de checkpoints et soldats à la frontière, ils optent pour une autre stratégie.
Lors de la ratification du Brexit, la « frontière » ne se trouve donc plus entre le sud et le nord de l’Irlande, qui reste dans le marché européen, mais entre le nord et l’Angleterre, c’est une frontière maritime. Les unionistes qui avaient voté en faveur du Brexit pour se rapprocher encore plus de l’Angleterre s’en voient écartés.
Ce faux pas de Londres sonne comme une trahison aux oreilles des fidèles à la couronne, les percées républicaines aux élections attisent leur angoisse grandissante, celle d’une réunification de l’Irlande. Il faut savoir que si les unionistes étaient majoritaires jusqu’à présent au nord, ils ne le sont plus depuis quelques années et tant sur le plan démographique que politique, les unionistes perdent du terrain. Ils ont donc peur du futur qu’on leur réserve.
La perspective d’un référendum de réunification n’a jamais été aussi crédible et les unionistes savent qu’ils peuvent potentiellement perdre.
Le parti qui fait du référendum un sujet de campagne est évidemment le Sinn Féin, mais cet enjeu paraît bien loin des problématiques qui touchent la population du nord actuellement. Si la réunification est évidement souhaitable, elle n’est qu’une étape dans le combat des républicains « extra Sinn Féin ». En effet au sud de l’île, le libéralisme effréné tient les rênes du pouvoir, le nombre de sans-emplois, d’addictions aux drogues est en explosion depuis quelques années, depuis l’arrivée des grandes entreprises « GAFA » et la politique d’exonération d’impôts qui les accompagnent.
Le bilan est là : deux communautés dans une situation sociale catastrophique qui ne font plus confiance aux partis des accords de paix. Alors côté républicain on tente d’édifier des ponts entre les deux communautés, on tente de faire comprendre aux loyalistes qu’ils ont tout à gagner en s’unissant sous la bannière d’une classe ouvrière contre le libéralisme, qu’il soit le fruit du colonialisme anglais ou de la mondialisation européenne.
Si une telle entente semble pour l’instant inimaginable et lointaine, de petits liens se créent, se renforcent. Les réseaux républicains poussent les unionistes à créer des initiatives sociales indépendantes des grands partis unionistes comme cela se fait chez les républicains avec succès depuis plusieurs années.
Il est clair que l’idéologie unioniste est à l’opposée du socialisme défendu par les camarades républicains au nord. Leurs valeurs se rapprochent plus de l’extrême-droite actuellement et leur défense du colonialisme, qu’il soit anglais ou israélien, peut faire penser qu’une telle union est impensable. Mais qui aurait imaginé il y a cinq années que ces mêmes loyalistes perdraient leur loyauté à la couronne pour attaquer ses représentants à coups de cocktails Molotov et de pierres ?
Il reste à espérer que leurs futurs lancés ne se trompent pas de cible en attaquant la communauté catholique, car à faire cela ils retourneraient à leur rôle de pion dans la stratégie de la couronne anglaise, diviser pour mieux régner en maquillant une guerre d’indépendance et de libération en guerre de religion.
- Le terme « loyaliste » désigne les éléments les plus radicaux des unionistes. Ils souhaitent un Irlande du nord sous la domination anglaise.
- Le conflit appelé « Troubles » désigne la guerre qui opposa l’IRA à l’Angleterre de 1969 à 1998.
- Le terme « Six-comtés » désigne l’Irlande du nord. Le terme Irlande du nord étant rejeté par les républicains car de construction anglaise.