Le 10 mai, la France compte 26 380 personnes décédées du COVID-19 dont 9738 en EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Manque de matériel, de soignant.es, de tests, les structures se sont retrouvées dans une situation intenable. Comme dans les hôpitaux, les personnels des structures médico-sociales ont dû trouver par eux-mêmes des solutions afin d’éviter la catastrophe sanitaire. Comment protéger les résidents du COVID, mais aussi de la maltraitance induite par des protocoles sanitaires intenables dictés par l’ARS ? Faut-il rappeler que la question du soin n’est pas réductible à la question médicale ?
Rencontre avec Laurent, cadre de santé dans un EHPAD public dans le 93. Entretien fait le 25/04/2020.
Comment s’est passée cette dernière semaine à l’EPHAD ?
La semaine a été douloureuse et compliquée parce qu’on a autorisé les familles à venir visiter leurs proches qui sont en EHPAD. Olivier Véran a annoncé du jour au lendemain que les familles pourraient visiter leurs proches dans le respect des gestes barrières. Ça a été compliqué pour nous car la plupart des résidents ont des troubles cognitifs. Par exemple, la première visite a été faite par les enfants d’une résidente. Il faut imaginer qu’ils ont un masque sur le visage, qu’ils sont à 1m50 de leur mère qui est en fauteuil et qui a des problèmes de surdité. Elle n’a pas vraiment réussi à les reconnaître. C’est un moment douloureux car ils ne peuvent ni l’embrasser, ni la toucher. Ils peuvent seulement parler très fort pour qu’elle les entendent, sans avoir de réponses. Les personnes âgées ont besoin de contact, de câlins, de bisous. C’est révoltant de faire venir des familles dans ces conditions. Quel sens ont ces visites ? Les enfants, en larmes, sont repartis en me disant qu’ils ne reviendraient pas dans ces conditions. Aller voir sa mère sans pouvoir la toucher, en se maintenant à distance, c’était encore plus douloureux que de ne pas la voir. Je n’imaginais pas les visites comme ça.
Tu imaginais quoi comme visite ?
J’imaginais ce que j’ai fait à la deuxième visite car je ne voulais pas revivre ça. A la deuxième visite, j’ai laissé deux filles avec leur mère. C’est une personne qui a des gros troubles cognitifs et qui passe sa journée à déambuler. Elle pleure beaucoup depuis le début du confinement. Quand elle a reconnu ses filles, elle est allée vers elles pour leur faire un câlin. Elle a passé 2h30 avec ses filles assises à côté d’elle. C’était un beau moment. Avec ces histoires de petit déconfinement, on marche sur la tête. C’est impossible de respecter toutes ces consignes.
Tu as dit dans une interview radio qu’il fallait faire confiance aux familles. C’est une évidence qui rappelle que le discours du gouvernement est infantilisant.
Pour les visites, on nous a demandé qu’une personne surveille les retrouvailles des familles. Logiquement, j’aurai dû être planté là pour voir si les enfants ne s’approchaient pas trop de leur mère. Faire le surveillant comme dans un parloir. J’ai prévenu mon directeur que si les familles ne pouvaient pas rester seules avec leurs parents, c’était impossible. Mon envie, c’est de voir des résidents sourire, qu’ils oublient pourquoi ils sont rentrés en EHPAD, et qu’ils vont en ressortir morts. La mort existe. Il y a des résidents qui décèdent et ils sont habitués à ça. Ils leur restent quelques années à vivre, ils faut qu’ils en profitent.
Comment les résidents ont-ils réagi à l’annonce du confinement ?
Au moment où on a instauré le confinement, j’ai expliqué aux résidents qu’on irait faire leurs courses et qu’il n’y aurait pas de problèmes par rapport à l’alcool et aux cigarettes. Et puis, j’ai senti que pour les résidents qui avaient l’habitude de sortir, il était compliqué pour eux d’imaginer ce qui se passait dehors. Donc, je leur ai dit « Venez, on y va ! ». On est parti avec eux et ils ont vu que tout était fermé. Le fait qu’ils puissent voir, qu’ils se rendent compte de la situation, ça a apaisé les choses. En revenant, ils ont raconté aux autres que les bars, les marchés étaient fermés, et qu’il n’y avait rien d’ouvert. Ensuite, pour ceux qui avaient quand même envie de sortir, je leur ai fait des attestations de sorties pour qu’ils aillent faire un tour, les laisser un peu libre. Je suis persuadé que si on a eu si peu de décès, c’est aussi parce qu’on les a laissés un peu libre. L’important en EHPAD est de donner le maximum de liberté qu’on puisse. C’est primordial.
Est-ce que les décisions de confinement ont été concertées entre les cadres de santé et les autorités ? Quelles sont les marges de manœuvre que tu as en tant que directeur-adjoint d’une structure ?
Les décisions qui ont été prises au début du confinement viennent de l’ARS et du gouvernement. On nous a demandé de confiner les résidents dans leur chambre, c’est-à-dire confiner une personne avec parfois des troubles cognitifs dans une chambre de 21m2 porte fermée. Certaines structures enfermaient des résidents à clés. Face à ces directives, la marge de manœuvre est normalement très très faible. On est tenu de respecter ce genre de choses. Mais, de notre côté, dès le début, on a laissé les portes ouvertes et on a fait manger les résidents devant leur porte pour qu’ils puissent se parler de porte à porte. Par ailleurs, j’ai personnellement pris en charge les résidents qui avaient des gros troubles cognitifs et qui ont besoin de déambuler toute la journée. Ils sont descendus en salle de restauration qui était vide et j’ai passé mon temps à leur laver les mains et les laisser déambuler tranquille.
Est-ce qu’il y a eu des résidents qui présentaient des symptômes liés au COVID ?
La symptomatologie est tellement floue que franchement les 3⁄4 des résidents avaient des symptômes. Une diarrhée, un mal de tête, une chute sont des symptômes. Il y a tout le temps des chutes. Tout est symptomatique. On a donc mis les questions de symptômes de côté, sauf évidemment pour des symptômes comme les insuffisances respiratoires. On ne peut pas confiner les personnes toute la journée dans leur chambre sinon elles vont mourir d’autres choses. Ça fait un mois que nous sommes confinés. Et certains dépriment, ne mangent plus. C’est pour ça qu’on a mis en place des roulements de repas dans la salle de restaurant. Des petits groupes descendent tous les jours. Et chaque après-midi, un petit groupe de 5 personnes descendent faire de la gym avec notre psychomotricienne. Donc on n’a pas suivi les règles strictes parce que c’est impossible. Elles sont faites par des gens qui sont dans des bureaux et qui ne se rendent pas compte de la réalité des EHPAD. Humainement, elles sont pas acceptables. Le problème, c’est qu’on ne nous demande pas notre avis.
Par rapport à ce que vous avez mis en place, c’est des choses que vous avez discuté avec les équipes ? Entre directions de structures ? Comment avez-vous trouvé des aménagements ?
Dans notre établissement, tous les matins vers 9h30, on se retrouve tous en bas, toutes les équipes : ça va des cuisines à l’entretien aux soignants, tout le monde. On fait une réunion d’1/4 d’heure où on parle des problèmes qu’on rencontre, des soucis des résidents. Ces réunions existaient auparavant. Dès qu’on a instauré le confinement, j’ai demandé aux équipes de dire quel résident n’allait pas bien et qu’est-ce qu’on pouvait faire. Les kinés n’avaient plus le droit de venir. Et si des résidents n’ont plus de séances de kinés, c’est ingérable. Ces petites réunions ont servi à mettre en place ces petites choses. Dans la plupart des établissements, il y a 60-70% d’arrêt maladie, notamment parce que les soignantes1 n’en peuvent plus. Ici, il y a zéro arrêt maladie. Elles sont toutes là. C’est une grande fierté. Ce que j’ai expliqué aux soignantes dès le départ, c’est que ça allait être compliqué, notamment avec leur famille. On a beaucoup de soignantes dont les familles ne voulaient plus qu’elles viennent. J’ai donc appelé les familles une par une pour expliquer que sans elles l’établissement fermerait. Un cadre de santé, à part mettre de l’ambiance et essayer d’avoir une cohésion d’équipe, ne sert pas à grand chose. Finalement, les soignantes sont restées avec une grande fierté d’être là. Et moi, je leur ai juste dit que la seule chose à faire était de prendre d’énormes précautions et d’adopter des gestes barrières : c’est-à-dire se laver les mains mille fois par jour s’il le faut.
Quelles sont les mesures que vous avez prises pour vous protéger ? Qu’est-ce que vous avez réussi à anticiper ?
La première chose qu’on a faite est de créer une unité COVID. Avec le peu de chambres libres qu’on avait, on a créé cette unité pour pouvoir isoler des résidents qui étaient COVID positif. Dès le début, on a eu deux résidents pour lesquels on avait des doutes et qu’on a mis dans cette unité. Du coup, lors d’une réunion du matin, j’ai demandé si deux soignantes étaient volontaires pour s’occuper de ces deux personnes. Deux sœurs se sont portées volontaires. Il ne me fallait que deux personnes car il n’y avait pas suffisamment de masques et il fallait en économiser. Ce n’était pas possible de faire monter toute l’équipe avec le nombre de masques suffisants. Elles ont géré ces deux résidents de A à Z jusqu’au repas en prenant des précautions, et avec le nombre de masques qu’il fallait. Puis, on a économisé des masques où on pouvait. Avec la direction, on s’est dit qu’avec le peu de masques qu’il y avait, c’était inutile qu’on en porte puisque nous n’étions pas les personnes les plus exposées. Le plus difficile, c’est que je dois encore tous les matins distribuer des masques au compte-goutte car sinon on n’en aurait pas assez. Mais, aujourd’hui, on en a plus qu’au début.
Est-ce que vous avez pu tester les résidents ?
Il y a une semaine les résidents et le personnel ont été testés. C’est étonnant d’avoir été parmi les premiers testés car on a eu seulement deux décès, alors que dans d’autres établissements, il y en a eu 20 ou 30. Même s’il y a une marge d’erreur de 30%, tous les résidents ont été testés COVID négatif. Trois soignants qui étaient en poste sont COVID positif. Là où on est fier, c’est que ces trois soignants n’ont pas transmis le virus. Ça veut dire qu’ils ont protégé les résidents. Ça veut dire que c’était possible.
Penses-tu que la crise avaient été anticipé par l’ARS ? As-tu ressenti du soutien de la part des autorités et des tutelles ? Les moyens ont-ils suivi ?
On recevait des courriers de l’ARS tous les jours. On sentait qu’ils étaient complètement paumés aussi. Début mars, ils nous ont dit que dès qu’on serait au stade 3 de l’épidémie, tout le monde devrait porter des masques. Or, il n’y en avait pas suffisamment. Ils nous ont proposé de faire venir des soignants, des infirmiers en plus, on les attend encore. C’était constamment des allers-venues, un jour ceci, le lendemain cela, des protocoles sûrement conçus par des administratifs qui changeaient chaque jour. Donc, à un moment, on s’est dit qu’on allait faire à notre sauce. Dès le début, on nous a menti. Si on nous avait dit début mars: ça va être une catastrophe, on n’a pas suffisamment de moyens, de masques, et tout ça; on aurait pu imaginer autre chose. Sauf que, quand le COVID s’est déclaré en Chine, notre chère ministre de la santé de l’époque, Mme Buzyn, a dit que le virus ne passerait pas les frontières. Je me suis dit, c’est quoi cette connerie ? Dès fin février, j’ai commandé 500 masques à mon fournisseur. Sauf que début mars, on m’a dit que tous les masques avaient été préemptés par l’État. Donc, plus de masques. Et à l’époque il me restait 200 masques.
Cette période est particulière pour vous. Est-ce que ça modifie des choses dans ton rapport au travail comme cadre de santé? Est-ce que ça modifie des choses dans l’équipe de traverser ce moment là ensemble ?
Je n’ai pas de fonction de soignant. Mais aux premières suspicions de cas de COVID, il y avait des soignantes qui avaient peur. Et, du coup, je leur ai dit, je viens avec vous. Donc, j’ai fait les toilettes avec elles car il fallait que je les rassure. Ça, c’était important. C’est positif. On était une équipe, on est devenu une famille. On faisait tous plus ou moins le même travail et finalement on l’a fait dans une extrême bonne humeur car on était tous au même niveau. J’ai toujours dit que j’étais pas le chef, je suis ce que je peux. Et je pense que si on était tous au même niveau dans la hiérarchie et bien ça se passerait vachement mieux.
Est-ce que vous avez eu des moments de tension entre les différents niveaux de personnels entre le/la médecin, les infirmiers, les aides soignantes, les agents d’entretiens ?
Non, il n’y a pas eu de moment de tension. J’ai toujours dit la vérité à tout le monde et qu’il fallait qu’on soit soudé. Étonnamment, il y a eu beaucoup de joie, beaucoup d’amusement. Pour les premiers repas qu’on a fait en confinement, le responsable d’entretien est allé cuisiner avec le chef cuistot. Ils sont tous les deux montés dans les étages avec les équipes. On a fait ça étage par étage, tous ensemble pour faire le service. C’était un joyeux bordel avec beaucoup de vie. A ce moment là, on a senti qu’on était tous dans le même bateau.
Est-ce que tu peux revenir sur l’organisation du travail dans votre structure ? Combien y a-t- il de soignants, et combien de résidents ?
Il y a 65 résidents. Il y a 6 soignants par jour, ce qui fait une soignante pour à peu près 11 résidents. Il y a aussi un chef cuistot, deux personnes en salle, et deux personnels d’entretien. C’est une petite structure et c’est important. Les grosses structures où il y a 240 lits et une énorme quantité de soignantes se plantent. On ne peut pas dire qu’un EHPAD est un lieu de vie, si on arrive dans une structure qui ressemble à un hôpital. Il va falloir repenser ces questions et revenir à des petites structures. Mais, ce type d’établissements ne sont pas rentables pour le privé.
Quels sont les enjeux économiques autour de la privatisation des EHPAD ? J’ai lu par exemple qu’une maison de retraite était plus rentable qu’un centre commercial.
Acheter une chambre dans un établissement privé donne une rentabilité folle. Dans le privé, on est là pour gagner de l’argent. Pour gagner de l’argent, on économise sur tout: la nourriture, le matériel, et surtout la masse salariale. Par exemple, que l’établissement soit privé ou public, le conseil départemental et l’ARS participent à 70% au budget pour payer le personnel. Jusqu’en 2016, il y avait une convention tripartite signée entre l’ARS, le CD et l’établissement, qui établissait le nombre de salariés que l’établissement devait avoir. Noir sur blanc, il y avait le nombre de soignantes, le nombre d’infirmiers, de soignants de nuit, etc. Avec la mise en place des CPOM (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens) qui ont remplacé les conventions tripartites, il y a un budget global qui permet de gérer la masse salariale comme on veut. Dans un groupe en particulier, on demandait de faire 8000 euros d’économie par mois sur de l’argent public. Ça se traduit par des postes en moins, des CDD pour arrêter les gens quand on veut. Par exemple, si tu as des chambres vides, tu prends moins de personnels. J’ai travaillé dans un établissement privé pendant 8 mois. La troisième semaine du mois, les soignantes n’avaient plus de protections pour les résidents. Donc, elles se démerdaient avec des serviettes de bain. L’établissement est un des plus luxueux de France. Les chambres coûtent entre 300 et 600 euros la nuit. Dans le privé, il faut faire des économies et beaucoup d’argent. A partir de là, on n’est plus du tout dans l’humain. Je me suis fait virer car je n’avais pas une posture de cadres, c’est-à-dire que je ne hurlais pas sur le personnel dans le couloir pour les terroriser. Et, je ne passais pas mon temps devant un ordinateur à faire des transmissions pour se prémunir d’une éventuelle plainte de famille. La terreur du privé, c’est d’avoir une plainte. Il y en a eu plusieurs ces dernières années, mais aucune n’a abouti à un procès au pénal. Donc, il n’y a jamais d’enquête de fond sur des cas de maltraitance.
Tu as l’impression d’avoir plus de possibilités et de marges de manœuvre dans le public ?
La différence est réelle. Dans le public, on n’est pas là pour faire des économies, au contraire on est là pour tout dépenser et on est dans l’humain. En ce moment, le directeur a mis des soignantes en plus. En plus, dans cette période, je pense que l’encadrement est très important.
Ça me fait penser aux luttes de ces dernières années des aides-soignantes, notamment dans le Jura. J’ai lu une déclaration de Florence Arnaiz-Maumé, la présidente du SYNERPA (Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées) qui a dit à propos des grèves de 2018 : « Il n’y a eu que 1 % de grévistes chez nous. Nous ne représentons pas un secteur avec une tradition de grève. Les employés ont une conscience professionnelle et ils savent qu’ils doivent venir tous les matins pour lever les résidents. » La question qui se pose dans le domaine du soin, c’est la difficulté pour les travailleuses d’arrêter le travail, notamment en les culpabilisant du fait que leur travail est vital pour certains résidents. Comment c’était dans la structure dans laquelle tu travaillais ?
Moi, j’étais dans un établissement à l’époque où tous les salariés y compris le directeur étaient dans la peur. Ce groupe instaure un climat de terreur. Les directeurs peuvent se faire virer du jour au lendemain. Les salariés étaient dans la terreur de perdre leur travail. Ils arrivent à instaurer cette angoisse perpétuelle qui fait que le salarié se sent pied et poing liés avec l’établissement et ne réagit plus. Je discutais beaucoup avec les salariés. C’était difficile pour elles de partir, ou de déposer plainte pour harcèlement. Déposer plainte contre un groupe pareil, c’est prendre le risque de ne plus pouvoir travailler en EHPAD. Tous ces grands groupes font partie du même syndicat qui s’appelle le SYNERPA. Elles peuvent être black-listés partout. Tout se sait. C’est un petit monde. Il y a quand même eu quelques grèves dans des établissements privés. Moi, j’avais juste proposé de mettre un brassard « EN GREVE ». Mais, même ça, elles ne voulaient pas.
Sur ton blog, tu poses des questions autour du soin, de la maltraitance institutionnelle. Le dernier article parle d’un article du défenseur des droits sur la question du consentement et des droits des usagers. Comment cela se traduit-il avec le confinement ?
Pour moi, on est maltraitant dès l’accueil dans l’établissement. Quand on reçoit le résident pour une visite de pré-admission, dès le départ, on est maltraitant parce qu’on lui dit : « Vous êtes ici chez vous. » Chose qui est totalement fausse. Ils sont chez eux mais ils ne peuvent plus en sortir, même s’ils le demandent. Ce qu’on leur répond est : « Il faut qu’on vous garde. Il faut qu’on vous protège. ». Comment dire à un résident en lui montrant une chambre de 21m2 « Ici, c’est votre logement. ». Ce n’est pas un logement, c’est une chambre. Pourtant, il y a une annexe au contrat de séjour qu’on fait signer qui s’appelle « la liberté d’aller et venir ». C’est une annexe qui a été rajoutée à tous les contrats depuis deux ans. Légalement, on ne peut pas refuser à un résident de sortir sauf si il est sous tutelle ou sous curatelle. Dans cette période de COVID, puisque le résident est chez lui, pourquoi ne peut-il pas signer une attestation et aller faire ses courses ? On bafoue le droit en permanence. Ce n’est pas vrai que les résidents sont libres. Un résident qui « fugue » est juste un résident qui a envie de sortir et qui en a ras-le-bol d’être enfermé. Les EHPAD ont été créés pour être des lieux de vie, avant d’être des lieux de soin. J’ai écrit un article sur le blog qui s’appelle « EHPAD ou prison ». Le code pénal dit qu’un prisonnier doit pour sa santé physique et mentale sortir au minimum une heure par jour. Dans le code de la santé publique, pour les EHPAD, les résidents doivent sortir au minimum une 1/2h par semaine. A l’époque, Jean-Marie Delarue le contrôleur général des lieux de privation de liberté, a essayé de contrôler les EHPAD. Il n’a jamais réussi, il n’a jamais eu d’autorisations. S’il y avait un contrôle indépendant, ça apporterait beaucoup. Dans les EHPAD, ceux qui nous contrôlent sont ceux qui nous donnent de l’argent. Tu penses bien qu’ils vont pas nous dire qu’on n’est pas assez nombreux.
Comment travailler dans des conditions acceptables, non maltraitantes, tout en étant dans des structures et des institutions qui ne sont pas faites aujourd’hui pour le soin? Qu’est-ce qu’on peut imaginer pour associer les usagers à ces structures ? Est-ce qu’il y a des expériences dans ce sens ?
Il y a des structures qui sont plus ou moins ouvertes. Dès le départ, il faudrait que les résidents soient consentants de rentrer en EHPAD pour que ça se passe bien. Il faut qu’il y ait cette envie là et c’est peu le cas. La plupart des résidents acceptent de venir pour soulager la famille ou sous sa pression. Notre travail est de donner envie de rester. Il faut penser aussi que ce sont des personnes d’un certain âge qui n’ont jamais vécu en communauté. Du jour ou lendemain, à 86 ans, il faut se mettre à vivre en communauté. C’est très compliqué. On pourrait demander aux personnes qui rentrent en EHPAD leur avis, ce dont elles ont envie, car c’est militaire un EHPAD. On mange à 18h et si une personne à envie de manger à 21h c’est impossible. Tout est chronométré car il n’y a pas assez de personnels. Pour ouvrir d’autres systèmes de soin, il faut de l’argent. De mon côté, j’ai toujours voulu que dans les établissements dans lesquels j’étais il n’y ait que de l’amour. Je n’ai jamais empêché les salariés d’être proches des résidents. On demande souvent aux salariés et aux soignants d’être dans le retrait, de pas trop s’impliquer, de pas trop s’attacher. Je demande tout le contraire.
Comment imagines-tu l’après-crise ?
Je pense qu’à la fin de cette crise les EHPAD n’intéresseront plus personne. Il y a beaucoup d’articles à ce sujet mais il y a aussi un EHPAD-bashing. Les familles se plaignent à juste titre mais ça ne va pas plus loin. Comment se battre contre des groupes aussi puissants ? Si je dois me battre pour une chose, c’est pour que les grandes structures privées disparaissent. Mais, je n’ai pas trop d’espoir. Il va falloir régler nos comptes à la fin du confinement. Avec le gouvernement, ça va être des dépôts de plainte au procureur de la république. Il faudrait que tout le monde le fasse. Les familles, les salariés, tout le monde. Ce qu’on vit à l’heure actuelle est une honte.