Alors que les caissiers et les caissières se retrouvent en première ligne face à l’épidémie de coronavirus, cet entretien permet de mieux saisir la manière dont le travail se reconfigure en période d’état d’urgence sanitaire. Il apparaît aussi que cette situation contribue à mettre en lumière de façon accrue les inégalités de classe qui structurent la société : « la conscientisation sur notre rôle productif et déterminant ne fait que grandir ».
1. Dans quelle mesure les conditions de travail ont-elles changé depuis l’instauration des restrictions pour limiter la diffusion du virus ? Par-delà les normes sécuritaires, le décret d’urgence du gouvernement permet en effet des horaires de travail plus longs que d’habitude : est-ce que les rythmes de travail sont plus intenses qu’auparavant ? Est-ce qu’il y a eu du nouveau recrutement pour faire face à l’état d’urgence sanitaire ?
– À la Grande Épicerie de Paris, l’équipe de caissier.e.s tourne en temps normal aux alentours de 35 personnes, dont 50 % en temps partiel, principalement des étudiants. En ce moment, beaucoup de nos collègues sont en arrêt maladie ou retenus pour la garde de leurs enfants. Le recrutement ne se suivant pas tout au long de l’année, nos supérieurs nous incitent à augmenter nos disponibilités sous forme d’avenants. Cela évite aux ressources humaines de recruter de nouveaux profils.
L’intensité en caisse est calme, mais c’est au service des livraisons que nous sommes souvent débordés. La clientèle du magasin en temps normal est composée de touristes étrangers ainsi que de clients venus des arrondissements parisiens les plus riches, or comme nous le savons maintenant, ces derniers ont quitté massivement la capitale pour aller encombrer les zones rurales dans lesquelles se situent leurs résidences secondaires. Cependant certains clients du quartier, fortunés, passent commande sur le site, ou viennent faire leurs courses mais se font ensuite livrer à domicile. La préparation de commande est faite par notre équipe, sans les protections adaptées, pour des raisons techniques car il est impossible de scotcher des sacs, des cartons avec des gants. Les cadences sont assez soutenues et nous ne pouvons pas bénéficier de renforts en nous mettant 2 par 2 afin de respecter la distanciation sociale. De plus, les livreurs sont salariés d’une autre entreprise sous-traitante et sont davantage exposés aux risques de transmissions en se rendant dans les parties communes des immeubles.
2. Dans quelles conditions hygiéniques travaillez-vous ? Est-ce que la direction vous a fourni des masques, des gants et du gel hydroalcoolique pour vous protéger et pour protéger vos clients vis-à-vis de la diffusion du Covid-19 ?
– La distance de sécurité sanitaire a été mise en place le lendemain des annonces de Macron sur les fermetures des lieux publics non-indispensables. Mais c’est seulement depuis cette semaine que nous sommes « réellement équipés ». Nous bénéficions de masques chirurgicaux (2 par personnes), de gants plastifiés et de gel hydroalcoolique (1 par caisse). Ces derniers ont été produits en urgence par le groupe propriétaire LVMH, qui a converti la production des parfums en gel. Depuis cette semaine également, nous avons des plaques de plexiglass devant nos caisses.
Notre direction a clairement fait le choix d’éviter toutes les mesures jusqu’au moment où ce n’était plus possible, et que même les clients commençaient à déserter le magasins car les mesures n’étaient pas sérieuses. Pendant 2 à 3 semaines, on a évolué dans des conditions floues, sans sensibilisation ni prévention de la part du personnel médical de l’entreprise. Nos supérieurs décourageaient, voir interdisaient les collègues de s’équiper en gants et en masques en justifiant de l’image du magasin et de l’inutilité de ces équipements. Certain.e.s de mes collègues s’équipaient alors à leurs frais.
3. Près de 20% des parisiens ont quitté la capitale pour passer le confinement dans leurs maisons secondaires. As-tu remarqué une mutation dans la composition sociale de la clientèle ? Et est-ce que les habitudes de consommation sont toujours les mêmes ?
– Étant données la réputation et la localisation du magasin, la mutation de la composition sociale est telle que, comme dit précédemment, les touristes ont déserté. Nous avons quelques personnes âgées du quartier qui viennent faire leurs courses mais l’essentiel sont les résidents de la tranche 25-60 ans, dont certains prenaient l’épidémie à la légère avec l’arrogance bourgeoise du « rien ne peut leur arriver » car ils sont « forts et riches ». En ce qui concerne les habitudes de consommation, logiquement, il y a une hausse des pâtes, du riz, des produits hygiéniques. Mais on a aussi des client.e.s qui n’hésitent pas à recomposer leur cave et peuvent dépenser des SMIC en vin, en période de confinement.
4. D’emblée la grande distribution, les magasins et les filières de la consommation alimentaire sont apparus au grand jour comme un secteur essentiel. Les travailleurs ont-ils conscience de cette centralité sociale et économique ? Penses-tu que cela puisse se transformer politiquement dans des perspectives de lutte ?
– On a des collègues qui ont conscience de cette centralité, qui se considèrent comme étant nécessaires pour continuer à alimenter des habitants confinés. Nombre de mes collègues font état du changement de comportement des clients à leur encontre. Souvent méprisés, parfois insultés, ils sont maintenant remerciés et félicités pour leurs activités. Dans ce changement de comportement, tant des clients que de la direction, il y a une volonté de remercier pour pouvoir continuer à s’alimenter certes, mais la dimension économique avec le rapport à l’image et à la croissance est indéniable. Dans la bouche des directeurs, ils nous remercient d’être en première ligne pour leurs propres intérêts.
Les conditions de travail et la dangerosité de celles-ci sont centrales dans notre activité et ce toute l’année. C’est décuplé en ce moment, d’autant plus après l’information du décès d’Aïcha, salariée du Carrefour de Saint-Denis. Une certaine angoisse plane chez mes collègues, qui traversent l’Ile-de-France en transport pour travailler, augmentant les risques de confrontation au virus. Certain.e.s n’hésitent pas à parler de risquer leurs vies.
5. Au vu de tout ce nous venons de discuter, est-ce que des discussions se sont déjà manifestées entre le personnel de base du magasin et la direction ?
– Des discussions ont eu lieu entre les organisations syndicales (FO, CGT) et la direction. Elles ont insisté sur l’urgence et la nécessité d’améliorer les protections pour les salarié.e.s le plus rapidement possible. Maintenant, pour nous, l’étape suivante est de faire pression pour augmenter nos salaires, continuer à faire remonter à notre direction certaines pratiques et situations encore dangereuses pour nos santés.
Nos directeurs sont des gestionnaires, ils n’ont pas d’activité productive. Ils n’ont donc pas connaissance des risques constants qui peuvent exister, en caisse, dans les rayons, dans les stocks.
Chez mes collègues, la conscientisation sur leur rôle productif et déterminant ne fait que grandir. Le fait que nos directeurs ne soient pas ou très faiblement exposés aux risques, leur gestion à distance en télé-travail ou dans les bureaux, fait apparaître la contradiction de classe et l’inégalité de celles-ci face à la contamination.