Il y a 20 ans, du 24 mars au 10 juin 1999, soit pendant 78 jours, l’OTAN menait une campagne de bombardements contre la République Fédérale de Yougoslavie – la plus vaste opération militaire de son histoire. Déclenchée en dehors de tout mandat de l’ONU et en violation manifeste du droit international, celle-ci se solde par plusieurs centaines (voire plusieurs milliers, selon les sources) de victimes civiles – pudiquement désignées comme des « dommages collatéraux ». En fait de « frappes chirurgicales », la coalition occidentale – incluant la France – détruit des dizaines d’écoles, d’hôpitaux, d’usines, de ponts, cible l’ambassade chinoise ou les studios de la Radio-Télévision Serbe à Belgrade, vise des bus et des trains remplis de passagers1, déversant par ailleurs des tonnes d’uranium appauvri aux conséquences sanitaires et écologiques de long terme désastreuses. Le résultat est connu : loin d’y mettre un terme, les bombardements ont provoqué une multiplication des violences inter-ethniques2, le Kosovo est devenu un protectorat (prélude à son « indépendance ») sous occupation permanente des troupes de l’OTAN, qui ont placé à la tête de cet État fantoche des criminels notoires dont la servilité à l’égard des intérêts impérialistes – principalement américains – ne s’est jamais démentie.
Avec le recul cette opération militaire apparaît comme un tournant et peut être interprétée comme le point de départ d’une nouvelle méthode de l’impérialisme à échelle globale, qui n’a cessé de s’approfondir au cours des années suivantes.
Tout d’abord, l’usage massif du mensonge médiatique et de la désinformation, dans le but d’obtenir le consentement des opinions publiques occidentales. Comme souvent, la reductio ad hitlerum est une arme de choix. Slobodan Milošević est décrit comme un dictateur génocidaire préparant le nettoyage ethnique des Albanais du Kosovo, leur déportation voire leur extermination. Les chiffres les plus fantaisistes circulent, tout comme les anecdotes les plus sanguinaires. Le gouvernement allemand révèle ainsi un prétendu « Plan Fer-à-Cheval » censé prouver la préméditation criminelle du pouvoir yougoslave. Les principaux médias européens le brandissent pour justifier la pertinence des frappes militaires. Quelques mois plus tard, il apparaît que le document en question était un faux pur et simple. Une tactique semblable sera utilisée par les Américains pour justifier leur « guerre préventive » contre l’Irak – synonyme d’invasion en 2003. Le même Colin Powell qui, devant les Nations Unies, soutenait à grands renforts de dessins farfelus et de photos truquées que Sadam Hussein était en possession d’armes de destructions massives avouera en 2013 qu’il « n’en possédait pas un gramme ».
Plus près de nous, le bombardement de manifestants pacifiques par l’aviation libyenne en février 2011 à Tripoli, largement relayé par les médias occidentaux, et futur prétexte à l’intervention franco-britannique, a été démenti par François Gouyette en personne (l’ambassadeur de France en Libye) devant l’Assemblée Nationale. De même qu’aucune preuve n’a jamais été fournie concernant la fameuse colonne de chars de l’armée de Khadafi qui menaçait Benghazi (bastion rebelle) d’un massacre de masse.
Que le consentement des opinions publiques soit fondamental se vérifie à la manière dont les États rivalisent de prouesses rhétoriques pour tenter de transformer de pures opérations de pillage impérial en nécessités humanitaires commandées par les droits de l’homme. Là encore la Yougoslavie fait office de laboratoire. C’est en 1999 que l’on parle pour la première fois de « guerre humanitaire » – afin de dissimuler le réel nu, brutal, des intérêts de classe. Sarkozy s’en souviendra en 2011, lorsqu’il assure que l’armée française s’engage en Libye « au nom de la conscience universelle » et pour « venir en aide à un peuple en danger de mort », masquant ses buts de guerre véritables – nettement moins vertueux (voir plus bas). Comme si l’intervention étatique armée pouvait avoir quelque rapport que ce soit avec le domaine de la justice et de la morale. Ne sous-estimons pas d’ailleurs le rôle important des intellectuels dans cette fonction propagandiste – et singulièrement les intellectuels issus de la gauche « anti-totalitaire », pourvoyeurs permanents de saintes raisons aux expéditions belliqueuses du camp occidental. À ce titre, il est fascinant d’observer que l’inévitable Bernard-Henri Lévy, « conseiller spécial » du président Sarkozy pour l’intervention en Libye figurait déjà parmi les plus ardents soutiens de l’agression militaire contre la Yougoslavie en 1999 (« Ce qui s’est passé dans la nuit de mercredi à jeudi, je l’attendais depuis des années », déclarait-il à Libération au lendemain des premières frappes).
Mais à l’époque de la société spectaculaire, la justification d’une opération militaire d’aussi grande envergure doit obligatoirement mobiliser les ressources médiatiques. Des images sensationnelles, choquantes, insoutenables, aptes à convaincre les opinions encore hésitantes que la guerre est un devoir, mieux : un impératif éthique. En janvier 1999, les cadavres de plus d’une quarantaine d’Albanais du Kosovo sont découverts dans le village de Račak. Dès le lendemain, l’américain William Walker, chef de la mission de l’OSCE au Kosovo, parle d’un « horrible massacre » de civils exécutés à bout portant3. Mais très tôt plusieurs journalistes européens présents sur place ainsi que des expertises scientifiques mettent en doute la version de Walker, suggérant qu’il pourrait tout aussi bien s’agir de guerriers de l’UÇK tués au combat dont on aurait mis en scène les corps pour les caméras de télévision4. C’est pourtant cet épisode qui a « changé la politique de l’Occident dans les Balkans comme rarement un événement isolé l’a fait » (Washington Post), servant de prétexte à l’intervention militaire de l’OTAN quelques semaines plus tard.
Mais de manière plus générale, on peut considérer la campagne militaire de 1999 comme l’une des premières expérimentations d’un impérialisme de type nouveau, dans ses formes comme dans ses modalités d’action. Le terme de « zonage » a été proposé pour qualifier ce nouveau type de domination impériale dont on peut résumer la méthode assez simplement : détruire les États, plutôt que les corrompre. Là où l’impérialisme ancien – colonial – impliquait la mise sous tutelle directe des régions ciblées, l’impérialisme nouveau vise à la constitution de zones géographiques où la consistance étatique est faible, défaillante, voire inexistante. Le zonage suit une logique de morcellement, de dépeçage, de fragmentation infinie. On crée ainsi des espaces entièrement ouverts à la rapacité capitaliste, entièrement livrés aux appétits des multinationales. Bref, au gangstérisme et au pillage des richesses. La Libye en est un exemple extrême aujourd’hui. Mais il faut aussi se rappeler que les bombardements de 1999 sont l’aboutissement conclusif d’un cycle de guerres quasi incessantes entamé au début de la décennie dans les Balkans, signant la destruction de la Yougoslavie fédérale socialiste (née de la résistance partisane et de la victoire contre l’occupation nazie) – ou plutôt son éclatement à travers une dizaine de micro-États vassalisés5.
Nul doute que dans le contexte de l’effondrement de l’Union Soviétique la permanence d’une puissance « socialiste » au cœur du territoire européen, à la fois étendue géographiquement, indépendante sur le plan diplomatique, et rétive à la pénétration sans limite des capitaux extérieurs constituait un obstacle au triomphe planétaire de l’économie de marché. Triomphe dont on voit qu’il s’accommode par contre sans aucun mal du chaos infra-étatique. Le Kosovo est ainsi devenu l’archétype de cette pratique de « zonage ». L’OTAN y a installé sa plus grande base militaire hors des frontières américaines (Camp Bondsteel), tandis que les dirigeants de la guérilla indépendantiste albanaise UÇK (considérée comme « terroriste » par les États-Unis jusqu’en 1997, puis activement soutenue par les services secrets occidentaux dans la guerre contre le gouvernement yougoslave) se sont accaparés le pouvoir politique, conduisant la province à déclarer son indépendance unilatérale en 2008, et y poursuivant leurs pratiques mafieuses, tout comme la persécution des minorités non-albanaises6.
Mais loin de constituer un frein aux intérêts économiques, la dévastation et l’anéantissement d’États hostiles aiguisent au contraire leurs appétits. Les leçons du dernier cycle de guerres impériales prouvent que le capitalisme mondialisé n’est en aucun cas incompatible avec des situations d’extrême précarité institutionnelle, que les multinationales peuvent aussi bien (sinon mieux) négocier avec des bandes armées, ou des groupes terroristes, qu’avec des États stables, et que les motivations commerciales sont systématiquement à la source des interventions militaires. Donnons quelques exemples. Wesley Clark, commandant des forces de l’OTAN en Europe au moment de la guerre de 1999, a ainsi récemment obtenu l’exclusivité des droits de prospection du lignite (charbon) sur un tiers du territoire du Kosovo, à la tête de sa société Endivity. On sait aussi désormais que l’exploitation des ressources en pétrole de l’Irak était au cœur de la décision de lancer l’invasion militaire du pays en 2003, et que les firmes comme Shell ou BP ont directement profité du changement de régime. La société Halliburton s’est de même vu attribuer sans appel d’offre de gigantesques contrats de reconstruction des infrastructures pétrolifères – société dont Dick Cheney, vice-président de Bush, a longtemps été le PDG. Un rapport parlementaire britannique a également mis en évidence que la question du pétrole a été un motif central de l’intervention française en Libye. Il apparaît même que le soutien actif des services français au Conseil National de Transition (CNT) était conditionné à un « retour d’ascenseur » du nouveau régime en faveur des intérêts de l’industrie pétrolière française.
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Aujourd’hui, si le déclin tendanciel de la superpuissance américaine a induit une reconfiguration des équilibres géopolitiques, les intentions impériales restent les mêmes. Il est d’ailleurs assez évident que sans l’appui militaire de la Russie (redevenue un acteur central de l’échiquier diplomatique, alors qu’elle était, en 1999, à l’agonie, et parfaitement incapable de bloquer les plans de l’administration Clinton) au régime de Nicolas Maduro, il y a longtemps que les États-Unis auraient lancé une campagne d’agression pour se débarrasser de leur encombrant voisin « socialiste ». Loin de correspondre à une époque révolue du développement capitaliste, l’impérialisme demeure aujourd’hui encore une donnée fondamentale (pour tout dire consubstantielle) de son extension et de son imposition planétaire. Il nous faut, nous militants révolutionnaires, tenir sans ambigüité sur le principe de non-intervention, sur le refus de ce « droit d’ingérence » qui n’est que le droit du plus fort d’imposer par la force brute sa volonté au plus faible. Tenir sur la défense inconditionnelle des peuples menacés ou agressés par une puissance impériale extérieure – étant entendu que défendre un peuple ne revient pas à soutenir positivement le régime qui le représente. Mais au-delà d’une nécessaire solidarité internationale, il s’agit surtout d’inscrire l’anti-impérialisme comme dimension de la pratique militante ici même, au cœur des métropoles capitalistes – par une liaison organique avec la figure locale du vaste prolétariat nomade dont l’existence même est déterminée par la permanence (et même l’aggravation) des logiques de domination impérialiste à travers le globe.
- Le matin du 23 avril, des bombes frappent le siège de la Radio-Télévision Serbe, alors que 120 employés y travaillent. Bilan : 16 morts, des dizaines de blessés. Le 12 avril, c’était un train rempli de passagers qui était visé par l’aviation de l’OTAN à Grdelička Klisura : 55 morts. Bombardement d’un bus le 1er mai sur un pont au Kosovo : 47 morts. Bombardement d’un sanatorium à Surdulica le 31 mars : au moins 20 morts. La liste est longue des prétendus « dommages collatéraux » infligés aux populations par la campagne militaire occidentale. Voir « OTAN : La stratégie de la bavure », L’Humanité, 1er juin 1999.
- Il est établi que les crimes de guerre et autres exécutions sommaires ont eu lieu, pour l’essentiel, non pas avant mais bien après l’intervention occidentale, qui en est donc directement responsable. Assassinats et mutilations d’Albanais par les forces serbes durant le conflit, puis, une fois la guerre terminée, l’armée yougoslave chassée et l’UÇK (Armée de Libération du Kosovo) victorieuse, assassinats et persécutions systématiques de la minorité serbe par les milices albanaises – sous la bénédiction de la « communauté internationale ». Voir Pierre Barbancey, « Les massacres ont prospéré sous les bombardements », L’Humanité, 7 décembre 1999.
- En fait d’atrocités et de crimes de guerre, William Walker connaissait plutôt bien son sujet, lui qui a fait une brillante carrière sud-américaine au service du Département d’État, couvrant notamment les exécutions extra-judiciaires des escadrons de la mort chargés de lutter contre la « subversion communiste » au Salvador.
- Christophe Châtelot, « Les morts de Račak ont-ils réellement été massacrés de sang-froid ? », Le Monde, 21 janvier 1999. Voir également Michael Parenti, Tuer une nation. L’assassinat de la Yougoslavie, Éditions Delga, 2014, pp.115-116.
- Que le démembrement de la Yougoslavie était un objectif stratégique des grandes puissances occidentales s’est vérifié à travers (entre autres) leur soutien précoce aux mouvements nationalistes/séparatistes qui se sont développés dans la plupart des républiques yougoslaves à la fin des années 1980. Pour une analyse de toute la séquence des années 1990 et de l’implication des forces impérialistes, voir le livre de M. Parenti cité plus haut.
- L’actuel président Hashim Thaçi, ancien chef politique de l’UÇK, est ainsi directement suspecté de trafic d’organes prélevés sur des prisonniers serbes durant la guerre.