« Il faut détruire Total » – Pour en finir avec le pacifisme stratégique : entretien avec Andreas Malm

Nous nous sommes entretenus avec Andreas Malm à l’occasion de la sortie de son dernier livre aux éditions La Fabrique, Comment saboter un pipeline. Partant de la constatation que le mouvement climatique n’a cessé depuis plusieurs décennies d’être « civil, poli, doux, presque attendrissant », il pose la nécessité d’un dépassement de ce « moment gandhien » au profit d’une assomption « fanonienne » de la violence politique, qui replace l’antagonisme au centre de la question écologique.

Rappelant que les populations des pays du Sud sont les plus touchées par les effets de la catastrophe climatique en cours, Andreas Malm plaide aussi pour la formation d’un « front anti-impérialiste » en Europe occidentale, qui puisse porter le conflit au coeur des métropoles du Nord global et ainsi articuler à nouveaux frais internationalisme et combat écologique.

ACTA : Andreas Malm, après avoir écrit deux livres sur le capital fossile et sur la nature et la société dans un monde qui se réchauffe, vous venez de publier Comment saboter un pipeline (La fabrique), où vous écrivez : « Le mouvement pour le climat a eu son moment gandhien ; sans doute le temps vient-il d’un moment fanonien ». Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Quel est le bilan qui vous amène à écrire cela ?

Andreas Malm : Le mouvement climatique est civil, poli, doux, presque attendrissant depuis maintenant plus de deux décennies. Force est de constater qu’il nous a fait faire des progrès, mais nous avons encore un long chemin à parcourir et le temps presse. Les idéaux gandhiens de non-violence – souvent défendus comme des dogmes absolus, même s’ils sont cruellement incohérents – ne peuvent plus servir d’unique point de référence au mouvement.

L’héritage de Fanon et ses théories de la violence politique laissent entrevoir une alternative. Elle consiste, tout d’abord, à établir des distinctions entre les différentes formes de violence : toutes les violences ne sont pas les mêmes ; elles n’ont pas toutes un profil éthique ou politique malfaisant : certaines frappent d’en haut, d’autres d’en bas ; certains actes de violence reproduisent des structures oppressives et destructrices, d’autres les remettent en question ; certains donnent libre cours à la haine des groupes subalternes, d’autres expriment le désir de vivre et la rage qui découle du fait de se voir refuser une vie pleine ou même une vie tout court.

Certaines formes de violence peuvent avoir un potentiel émancipateur. À l’aune de l’avancée de la dégradation du climat aujourd’hui, c’est, je crois, particulièrement d’actualité. Le type de biens qui dévastent cette planète et tuent quotidiennement des subalternes – à savoir les machines qui déterrent et brûlent des combustibles fossiles – devraient être physiquement détruits.

Il s’ensuit, comme le soutient Fanon, que certaines formes de violence peuvent avoir un potentiel émancipateur. À l’aune de l’avancée de la dégradation du climat aujourd’hui, c’est, je crois, particulièrement d’actualité. Le type de biens qui dévastent cette planète et tuent quotidiennement des subalternes – à savoir les machines qui déterrent et brûlent des combustibles fossiles – devraient être physiquement détruits. Cela serait une forme de violence, même s’il faut – comme il se doit – éviter de faire du mal à quelqu’un. Cette forme de violence aurait tous les aspects positifs désignés par Fanon, or la tradition gandhienne la censurerait au moins aussi strictement que toute autre forme de violence. Je pense que c’est un cas d’aveuglement éthique et politique, et plus la crise climatique s’aggrave, plus cet aveuglement sera apparent – et plus contraignant il sera pour le mouvement.

ACTA : Vous développez une approche éminemment tactico-stratégique de la question de la violence politique en « dénonçant le pacifisme stratégique ». D’une part, vous décrivez comment dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, l’existence d’une aile radicale a toujours permis des avancées progressistes qui ont répondu de manière plus ou moins satisfaisante aux revendications réformistes. D’autre part, compte tenu des rapports de force actuels, vous affirmez qu’il y a une nécessité d’intensifier le niveau d’antagonisme. Pouvez-vous développer ce point ?

Andreas Malm : La question climatique est traversée par l’antagonisme à tous les niveaux. La question est donc de savoir si le mouvement – et en fait quiconque s’efforce d’éviter une catastrophe incontrôlable et agit en faveur de la stabilisation du climat – articule l’antagonisme ou tente de l’émousser, de le balayer sous le tapis, de nier son existence, de glisser sur lui. La tâche du mouvement devrait être de rallier des masses de gens autour d’un programme honnête et sans compromis pour une transition radicale et immédiate vers l’abandon des combustibles fossiles. Pour ce faire, il faut isoler et affronter un ennemi – le plus évident étant la fraction du capital qui vit et profite de la poursuite de l’extraction des combustibles fossiles. Mon cas français préféré, car nous parlons dans un contexte français, est la première entreprise capitaliste de France : Total. Elle doit cesser d’exister en tant que compagnie pétrolière et gazière. Tous ceux qui connaissent, même minimalement, les raisons du réchauffement climatique le savent. Il n’y a pas d’autre solution : Total, la plus grande entreprise capitaliste de France, doit cesser ses activités. Bien sûr, cela implique un antagonisme – sa définition, son axiome – parce que les propriétaires de cette société, tout comme les propriétaires de toute autre compagnie pétrolière et gazière, planifient quotidiennement l’expansion de leurs activités. Ils ont l’intention de déterrer plus de carburant pour alimenter le feu. Toute avancée, tout progrès implique d’infliger une défaite à cette fraction de la classe capitaliste – comme un début minimal.

Le pacifisme stratégique est une école de pensée qui aime à croire que les ennemis de ce type ont toujours été vaincus par le biais d’une non-violence absolue. Je ne souhaite pas tant le dénoncer que rappeler aux militants climatiques et aux autres que cette idée n’a que très peu de rapport avec la réalité historique.

Je ne connais aucun exemple dans l’histoire où un antagonisme social de cette intensité et de cette ampleur a été résolu sans un élément de confrontation militante avec les « intérêts particuliers » (vested interests) pour utiliser le terme standard des politiques climatiques. Le pacifisme stratégique est une école de pensée qui aime à croire que les ennemis de ce type ont toujours été vaincus par le biais d’une non-violence absolue. Je ne souhaite pas tant le dénoncer que rappeler aux militants climatiques et aux autres que cette idée n’a que très peu de rapport avec la réalité historique. Je propose une brève réfutation du pacifisme stratégique, mais on pourrait empiler des encyclopédies entières pour étayer davantage les arguments contre celui-ci – ou simplement regarder ce qui se passe dans le monde aujourd’hui.

Black Lives Matter a explosé comme un mouvement de masse, non pas après une nouvelle série de veilles sereines et de pétitions bien conduites. Il a explosé après que les habitants de Minneapolis aient pris d’assaut le poste de police du troisième arrondissement et y aient mis le feu. Le pacifisme stratégique prédit qu’un tel acte devrait instantanément aliéner les masses et condamner le mouvement à la marginalité et à la futilité, or c’est exactement le contraire qui s’est produit : l’assaut a montré que la police n’est pas au-dessus des lois, qu’elle n’est pas intouchable, qu’elle n’est pas au-dessus du pouvoir des gens pour la faire tomber, et cela a été le catalyseur du plus large spectre possible d’activisme de masse antiraciste et anti-policier aux États-Unis et au-delà. Il va sans dire que tout ce mouvement n’a pas consisté qu’en des actes militants, comme la prise d’assaut de commissariats de police ou le déboulonnage de statues. Mais le flanc radical en a fait partie intégrante, et je ne vois pas comment quelqu’un pourrait sérieusement suggérer que le mouvement aurait été plus loin s’il avait été exclusivement pacifique, ne brûlant ou ne détruisant jamais rien. Il est assez évident que les concessions que ce mouvement a arrachées à l’appareil d’État américain à diverses échelles sont impensables sans l’élément de militantisme radical affiché depuis le meurtre de George Floyd.

Le problème du mouvement pour le climat est qu’il n’a toujours pas de flanc radical à sa mesure. Il n’y a toujours pas eu d’équivalent à la prise d’assaut et à l’incendie d’un poste de police, même si les infrastructures liées aux combustibles fossiles qui abritent des centres de violence permanente – contre les vies non-blanches en particulier – ne manquent pas ! En septembre 2020, le mouvement climatique est toujours paralysé, stagnant au même endroit depuis le début de la pandémie de Covid-19. 2019 a été notre année la plus forte jusqu’à présent, avec un pic de mobilisation populaire, bien qu’encore complètement sur le mode pacifiste. Lorsque notre mouvement reprendra son élan, il pourrait y avoir cinquante ou cent gigatonnes de dioxyde de carbone supplémentaires dans l’atmosphère. Raison de plus, donc, pour intensifier (escalate) la lutte.

ACTA : Dans votre argumentation, vous élaborez une généalogie de luttes peu commune pour les militants occidentaux en faveur du climat, des Black Panthers au Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), de l’aile radicale des suffragettes aux luttes de libération nationale, et vous insistez beaucoup sur les résistances dans le Sud. Pourriez-vous nous parler de certaines des caractéristiques « blanches et bourgeoises » du mouvement actuel en Occident, et de l’importance de repenser un véritable internationalisme pour le mouvement climatique qui intègre les questions anti-impérialistes ?

Andreas Malm : Les souffrances causées par la combustion des combustibles fossiles frappent chaque jour les populations du Sud. Il suffit de regarder les mois les plus récents : les inondations catastrophiques au Yémen et en Somalie, l’inondation de pans entiers du Bangladesh, la crise acridienne en Afrique de l’Est, la sécheresse incessante et les feux de forêt en Argentine – il n’y a pas de fin à cela. Nos médias sont plus à même de rendre compte des incendies en Californie ou des ouragans au Texas, mais le gros des pertes humaines a lieu dans le Sud. Cela signifie que la lutte pour le climat s’aligne sur les intérêts de survie des populations des pays qui étaient autrefois le point de mire des mouvements de solidarité anti-impérialistes au sein du centre du Nord. Il est temps de faire revivre cette tradition.

Il y a cependant une différence qualitative : à l’époque des luttes anticoloniales, les gens de ce qu’on appelait alors le Tiers Monde affrontaient l’ennemi dans leur propre vie, dans leurs villes et leurs champs, face à face, et étaient donc parfaitement placés pour riposter. Les anti-impérialistes du centre ont agi en solidarité secondaire avec ces luttes in situ. Aujourd’hui, les populations du Sud souffrent des conséquences d’une combustion à grande échelle de combustibles fossiles entreprise, entretenue et étendue loin d’elles. Les réfugiés au Yémen dont les tentes ont été emportées par des pluies torrentielles ont une capacité limitée de frapper l’ennemi, précisément parce qu’il est si éloigné. Mais à l’intérieur de la métropole, l’infrastructure des combustibles fossiles est partout, et c’est là que s’accumulent les bénéfices qui en découlent. Cela rend le combat à l’intérieur de la métropole encore plus impératif. Les Algériens pouvaient chasser les Français d’Algérie sur leur propre territoire, mais les Yéménites, les Bangladais et les Argentins ne peuvent pas vaincre le capital fossile par eux-mêmes, chez eux, car ce n’est pas là que le capital fossile a son siège et sa technomasse concentrée. Une action contre une mine de lignite en Allemagne est une action dans leur intérêt. C’est, si vous voulez, le tiers-mondisme 2.0, ou le front anti-impérialiste en Europe occidentale qui se consacre à la justice climatique. Ou c’est ce qui devrait se passer, si le mouvement pour le climat se montrait à la hauteur de sa tâche historique.

Si les incendies qui brûlent d’abord les pauvres non-blancs ne sont pas éteints, ils finiront par consumer tout le monde. Raison de plus, là encore, de mener une lutte militante dans le Nord ; et de s’effrayer de son absence.

Mais ce n’est pas la seule différence qualitative ; le problème du climat est, bien sûr, constitué de façon singulière. Les militants occidentaux de l’époque de la guerre du Vietnam ont parfois fait valoir que si la barbarie n’était pas arrêtée dans les périphéries, elle finirait par revenir se nicher au sein de la métropole, sous forme du fascisme, de la tyrannie meurtrière ou d’un autre fléau de ce genre. Aujourd’hui, cette dynamique constitue littéralement un fait matériel : si la situation critique du Sud global dans un monde en surchauffe est ignorée – comme elle l’est depuis trois décennies – elle atteindra également le Nord. Nous constatons aujourd’hui que ce scénario se déroule quotidiennement sous nos yeux, tout récemment encore dans le Nord-ouest pacifique des États-Unis par exemple. Si les incendies qui brûlent d’abord les pauvres non-blancs ne sont pas éteints, ils finiront par consumer tout le monde. Raison de plus, là encore, de mener une lutte militante dans le Nord ; et de s’effrayer de son absence.

ACTA : Il y a une chose dont vous ne parlez pas beaucoup dans votre livre, la traduction organisationnelle de votre « division du travail » entre une aile modérée et une aile plus radicale. On pourrait en déduire que vous proposez au mouvement climatique d’adopter la forme du front. Mais dans d’autres textes, vous vous revendiquez d’un léninisme écologique, vous y étudiez de près le communisme de guerre et vous êtes très critique à l’égard de certaines formes d’horizontalité, que ce soit dans votre activisme écologique ou, par exemple, dans le soulèvement de la place Tahrir en Égypte. Pouvez-vous nous expliquer ? Quelles sont les formes d’organisation qui vous semblent appropriées pour le mouvement climatique ?

Andreas Malm : Je plaide pour un pluralisme tactique et organisationnel. Nous avons besoin de presque toutes les formes d’activisme et d’organisation que nous pouvons obtenir – à quelques exceptions près : nous n’avons pas besoin du terrorisme ; comme je le souligne dans le livre, ce serait désastreux pour nous. Cela signifie des mobilisations de masse ouvertes du type « Fridays for Future » et « Extinction Rebellion », des camps de désobéissance civile et climatique et des campagnes électorales – et, oui, des actions directes militantes organisées par des groupes de cadres plus restreints.

Il n’y a pas de contradiction entre être léniniste et pratiquer la destruction de biens, au contraire.

Il subsiste une idée fausse selon laquelle l’action directe est le terrain exclusif des anarchistes et autres partisans d’une politique horizontale et « libertaire ». Mais l’histoire de la gauche – y compris la gauche européenne d’après 1968 – est aussi faite de groupes léninistes qui mènent certaines des actions directes les plus audacieuses. Il n’y a pas de contradiction entre être léniniste et pratiquer la destruction de biens, au contraire. Ni les Black Panthers, ni le FPLP, ni les groupes européens qui ont agi en solidarité avec eux n’étaient des anarchistes. Il y a une histoire à réapprendre ici.

ACTA : Dans votre livre vous évoquez certaines campagnes, comme par exemple crever les pneus des SUV ou saboter des pipelines. Y-a-t-il d’autres pratiques intéressantes qui sont menées ?

Andreas Malm : Pas pour le moment, vu que tout est suspendu… j’espère que les choses redémarreront rapidement.

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