Haut-Karabakh : comprendre les enjeux de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan

Depuis l’offensive militaire de grande ampleur lancée le 27 septembre dernier par l’Azerbaïdjan, avec le soutien actif de la Turquie, contre la république autoproclamée du Haut-Karabakh, les combats faisaient rage entre les forces arméniennes d’une part et l’armée azerbaïdjanaise, bénéficiant de matériel israélien ultra-sophistiqué et appuyée au sol par plusieurs centaines de mercenaires issus de l’opposition syrienne financés par Ankara d’autre part. Alors qu’une trêve vient d’être annoncée, l’article qui suit permet de remonter aux origines historiques de ce conflit, héritage du passé colonial et de l’époque soviétique, dans une région – le Caucase – qui a toujours été au coeur des rivalités entre grandes puissances. Mettant à jour la nature des liens qui unissent le régime corrompu et kleptocratique d’Ilham Aliyev à son parrain turc, les auteurs concluent en esquissant les pistes d’une résolution possible du conflit, comme préalable à un dépassement de la haine inter-ethnique.

L’éclatement des combats entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a placé sous les feux des projecteurs internationaux le vieux conflit du Haut-Karabakh (le « Karabakh montagneux », connu des Arméniens sous son ancien nom, Artsakh).

La rhétorique de la violence – surtout en provenance d’Azerbaïdjan et de Turquie – est assourdissante, tandis que le langage raciste, outrancier et déshumanisant employé par les Azéris, les Turcs et les Arméniens sur les réseaux sociaux atteint son paroxysme. Au-delà des housses mortuaires enveloppées de drapeaux qui transportent les jeunes conscrits arméniens et azéris ainsi que des civils innocents vers leurs tombes, il y a beaucoup d’autres victimes au milieu de ce carnage : la vérité, l’information et toute volonté sérieuse de résoudre le conflit une fois pour toutes.

La crainte que les tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne plongent le Caucase dans la guerre n’est pas nouvelle. Depuis plus d’un quart de siècle, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont dans une impasse concernant le statut du Haut-Karabakh/Artsakh. Si la dernière escalade militaire semble avoir pris beaucoup de gens au dépourvu, des observateurs plus avisés pouvaient la voir venir. Au lendemain de quatre jours d’intenses combats en avril 2016, Laurence Broers, une autorité de premier plan sur le conflit, a mis en garde contre les dangers d’un échec des négociations et d’un nationalisme incontrôlé conduisant à une « guerre par défaut ».

C’est précisément ce qui semble se produire aujourd’hui. Pourtant, ce serait une erreur insidieuse que de considérer le conflit comme le résultat de haines ancestrales inconciliables ou comme le produit d’un choc civilisationnel entre musulmans et chrétiens. Nous devons plutôt nous tourner vers les héritages du colonialisme, du nationalisme, de l’autoritarisme et de la politique des grandes puissances pour expliquer la tragédie qui se déroule sous nos yeux.

Colonialisme et nationalisme

Les hauts plateaux du Caucase sont une région d’une beauté naturelle étonnante et d’une immense diversité ethnique, linguistique et religieuse. S’étendant de la mer Noire aux rives de la mer Caspienne, elle abrite un vaste éventail de communautés : Géorgiens, Arméniens, Azéris, Russes, Turcs Meskhètes et Ahıska, Kurdes, Yézidis, Daghestanais, Abkhazes, Circassiens, Tchétchènes, Talysh, Ossètes et Ingouches, pour n’en citer que quelques-uns.

Le vacarme actuel des postures nationalistes ne doit pas occulter l’énorme richesse du patrimoine culturel que partagent les peuples incroyablement divers de la région, de la musique et de la danse au folklore et à la cuisine.

Entre le début du XVIème et le début du XIXème siècle, la région a formé la partie nord d’une vaste zone frontalière mal définie qui séparait l’Empire ottoman sunnite de ses rivaux chiites en Iran. Bien que fréquemment lieu de conflit entre ces deux puissances impériales musulmanes, les territoires qui constituent aujourd’hui l’Arménie moderne et la République d’Azerbaïdjan se trouvaient généralement dans la sphère d’influence iranienne.

Compte tenu de la géographie et des contraintes technologiques de l’époque, les puissances extérieures exerçaient habituellement leur souveraineté de manière indirecte. Dans toute la région, les potentats locaux jouissaient d’un degré d’autonomie important, les différentes communautés ethniques et religieuses vivant côte à côte dans une paix relative. Cependant, entre 1801 et 1828, l’expansion militaire russe a forcé les Iraniens à quitter le Caucase oriental et la région a été absorbée au sein de la vice-royauté du Caucase, administrée depuis la ville cosmopolite de Tbilissi (aujourd’hui capitale de la Géorgie).

En ce qui concerne spécifiquement le Haut-Karabakh/Artsakh, le lien entre les Arméniens et la région remonte à l’Antiquité. La région est toujours parsemée de monastères médiévaux arméniens et autres monuments architecturaux majeurs. Cependant, bien qu’elle soit un centre important de la culture et de la religion arméniennes, la région a longtemps eu un caractère cosmopolite.

Aux XVIIIème et XIXème siècles, la ville de Chouchi est ainsi devenue un site de renaissance culturelle aussi bien pour les Arméniens que pour les Turcs azéris. Au moment de la soviétisation, les recensements montrent que les Arméniens chrétiens étaient neuf fois plus nombreux que les Azéris sur les hauts plateaux (c’est-à-dire le Haut-Karabakh), tandis que dans les plaines environnantes, la population était majoritairement musulmane.

Comme pour de nombreux régimes coloniaux, les politiques de l’administration russe ont accru les tensions entre les différents peuples du Caucase, une tendance exacerbée par la montée du nationalisme. À la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les relations intercommunautaires ont été de plus en plus mises à rude épreuve, les populations en étant venues à se considérer comme membres de communautés nationales distinctes.

Cela a été particulièrement vrai pour les Arméniens chrétiens et les Turcs caucasiens musulmans qui, au début du XXème siècle, ont adopté le nom d’Azéris (Azerbaïdjan faisant historiquement référence à la province majoritairement turcophone du nord-ouest de l’Iran et non à la république actuelle d’Azerbaïdjan).

Dans une certaine mesure, les tensions ethno-nationales ont été maintenues sous contrôle par l’autocratie tsariste, mais lorsque la Russie impériale a commencé à s’effilocher, le Caucase a fait de même. En 1905, alors que l’empire était en plein tumulte révolutionnaire, une vague de saignée intercommunautaire, opposant les Arméniens aux Turcs azéris, a balayé la région, faisant des centaines de morts. Puis vint la barbarie de la Première Guerre mondiale.

Pour la communauté arménienne, la guerre a été particulièrement traumatisante en raison de la décision du gouvernement ottoman, en 1915, de lancer une campagne génocidaire de déportation, de viol et de massacre contre la communauté arménienne de l’empire, qui a fait jusqu’à 1,5 million de morts.

Si les Arméniens de l’Empire russe ont été épargnés par cet anéantissement, le génocide a profondément marqué le peuple arménien. Une proportion importante de la population de l’Arménie moderne est composée de descendants de réfugiés ayant survécu au génocide, et les événements de 1915 sont donc devenus une lentille à travers laquelle le conflit avec les Azéris est perçu.

La guerre a eu une importance fondamentale pour une autre raison : elle a précipité, à la suite des révolutions de 1917, la destruction de l’autocratie tsariste et l’effondrement de l’autorité russe dans le Caucase. Au lendemain de la chute de l’administration coloniale, l’Allemagne, l’Empire ottoman et, avec la défaite des puissances centrales, la Grande-Bretagne ont tous cherché (sans succès) à étendre leur influence dans la région.

Les révolutions de 1917 ont également entraîné une fragmentation politique croissante avec la formation – après une brève expérience d’union fédérative au printemps 1918 – de républiques géorgienne, arménienne et azerbaïdjanaise indépendantes.

Le résultat : la guerre. Les nationalistes ont cherché à faire valoir leurs revendications sur des régions souvent ethniquement mixtes, et des hostilités ont éclaté entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Cette première guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a duré deux ans, n’a pris fin que lorsque les Soviétiques ont envahi la région en 1920.

L’héritage du stalinisme

La soviétisation de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan n’a guère contribué à réconcilier les deux parties. En effet, c’est Joseph Staline qui a décidé de regrouper les terres à majorité arménienne du Haut-Karabakh/Artsakh – un site d’intense compétition entre les forces arméniennes et azerbaïdjanaises pendant la guerre – au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, malgré l’opposition de l’écrasante majorité de sa population locale. Comme dans d’autres régions de l’URSS nouvellement formée, plutôt que de résoudre les conflits nationaux, les politiques soviétiques ont exacerbé la méfiance.

Dans une certaine mesure, le statut du Haut-Karabakh/Artsakh en tant qu’oblast autonome au sein de l’Azerbaïdjan a protégé la population arménienne de certains des pires excès de l’ingénierie démographique de l’ère soviétique.

Dans l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhichevan, prise en sandwich entre l’Arménie, la Turquie et l’Iran, la population arménienne – qui constituait près de la moitié de la population du Nakhichevan au début des années 1920 – a ainsi été réduite à presque rien au moment de l’effondrement de l’URSS.

Néanmoins, dans le Haut-Karabakh/Artsakh, les autorités de Bakou ont poursuivi une politique d’installation des Azéris dans la région pour tenter de diluer la majorité arménienne – et ont investi dans ces nouvelles communautés, tout en laissant les villes et villages arméniens sans infrastructures de base. Des décennies de sous-investissement et de discrimination ont alimenté un nouveau ressentiment – ressentiment qui a atteint un crescendo pendant les derniers jours de l’Union soviétique.

Le 22 février 1988, les autorités locales du Haut-Karabakh/Artsakh ont organisé un référendum appelant à l’indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan comme étape préliminaire à l’unification avec l’Arménie. Suite à ce vote, tenu au mépris de Bakou, un pogrom anti-arménien a éclaté dans la ville azerbaïdjanaise de Sumqayit. Des dizaines de personnes ont été tuées et cette éruption a ouvert la voie à une escalade de la violence dans toute la région, y compris un massacre de civils azéris à Khojaly/Xocalı en 1992 qui a fait des centaines de morts1.

Après la dissolution de l’URSS en décembre 1991, ce cycle de violence s’est transformé en une guerre de grande ampleur entre les nouveaux États indépendants d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Pas moins de trente mille personnes ont été tuées et plus d’un million ont été déplacées par le nettoyage ethnique, les Arméniens ayant été contraints de quitter l’Azerbaïdjan et un nombre encore plus important d’Azéris ayant été chassés d’Arménie et des régions autour du Karabakh.

Le statu quo de l’après-cessez-le-feu a été une victoire pour l’Arménie qui, par l’occupation des districts de Kalbajar et de Lachin – peuplés principalement d’Azéris et de Kurdes – a établi une zone de contrôle contiguë reliant la République arménienne autoproclamée d’Artsakh à l’Arménie proprement dite.

Depuis 1994, une solution permanente au conflit demeure insaisissable. Les négociations à l’initiative du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), un organe composé de onze États et présidé par la France, la Russie et les États-Unis, ont échoué. Et les affrontements le long de la « ligne de contrôle » fortement militarisée, mise en place après le cessez-le-feu de 1994, ainsi qu’à d’autres endroits de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ont constitué une menace permanente pour la paix dans la région.

L’escalade vers la guerre

Toutes les parties sont sans aucun doute responsables de la non résolution du conflit. Pour l’Arménie, le statu quo est satisfaisant et elle n’a donc guère été incitée à renoncer à son avantage militaire et territorial, ce qui a frustré les Azéris. Le nationalisme et la menace azerbaïdjanaise ostensiblement présente ont en outre servi d’outil de légitimation opportun pour l’élite post-soviétique corrompue qui, jusqu’à récemment, a dominé le pays pendant une grande partie de son histoire post-indépendance.

Pour la Russie, qui cherche à maintenir le Caucase dans sa sphère d’influence, les tensions persistantes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont permis à l’ancienne puissance coloniale de maintenir son influence sur les deux parties. En effet, pour Poutine, le déclenchement des combats peut être considéré comme un rappel utile à l’administration arménienne de Nikol Pashinian, qui est arrivé au pouvoir après la « révolution de velours » pacifique de 2018, du caractère indispensable du soutien russe dans son conflit avec un Azerbaïdjan soutenu par la Turquie, beaucoup plus riche et plus peuplé.

Cependant, pour comprendre les spécificités de cette dernière escalade, il faut se tourner vers Bakou et Ankara. Ce sont les forces azerbaïdjanaises qui sont passées à l’offensive fin septembre, appuyées par le soutien actif, sous forme de matériel militaire et de mercenaires syriens, de l’administration du président turc Recep Tayyip Erdoğan.

En l’absence de légitimité démocratique, le président azéri Ilham Aliyev, qui a hérité sa position de son père Heydar Aliyev en 2003, entretient un ressentiment nationaliste sur le statu quo défavorable dans le Haut-Karabakh/Artsakh pour détourner l’attention du mécontentement populaire face aux inégalités économiques croissantes, à la dilapidation des richesses pétrolières du pays et à la kleptocratie qu’il préside. Il ne fait guère de doute non plus qu’il ressent le besoin de renforcer ses références nationalistes après que des manifestants pro-guerre ont pris d’assaut le Parlement à la suite d’affrontements sur la ligne de front au début de l’été.

Dans le même ordre d’idées, la rhétorique pan-turque et anti-arménienne vient également renforcer la base droitière d’Erdoğan en cette période de grave crise économique – tout en divisant l’opposition entre éléments favorables à la guerre, dont le plus grand parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), et factions anti-guerre, notamment le Parti démocratique du peuple (HDP), persécuté et marginalisé.

En outre, elle alimente les prétentions d’Ankara au statut de grande puissance, s’inscrivant dans un schéma plus large d’aventurisme en matière de politique étrangère, dans le sillage des interventions armées turques en Syrie et en Libye, et d’une position militaire de plus en plus agressive en Méditerranée orientale, qui détournent l’attention des problèmes domestiques.

En bref, la guerre est utilisée – comme elle l’est si souvent – comme un instrument de consolidation politique autoritaire.

Et maintenant ?

Si le bon sens l’emportait, les parties baisseraient immédiatement les armes et accepteraient de mener des négociations sérieuses.

L’Azerbaïdjan et la Turquie doivent comprendre qu’il ne peut y avoir de solution sans accorder aux populations du Haut-Karabakh/Artsakh le droit de déterminer leur propre avenir. Il y a eu trop de violence pour que les habitants de la région se sentent en sécurité sous un régime aussi antidémocratique et corrompu que celui d’Ilham Aliyev.

Les Arméniens du Haut-Karabakh/Artsakh n’ont qu’à se tourner vers le Nakhichevan, où le régime d’Aliyev a mené une campagne que de nombreux experts qualifient de génocide culturel visant à détruire les sites historiques arméniens de la région, pour y voir leur propre perte. Dans le même temps, ceux qui insistent sur un retour complet aux frontières de l’ère soviétique doivent comprendre qu’ils demandent la légitimation du colonialisme hautain de Staline, au mépris des souhaits d’autodétermination de la population locale.

Les Arméniens doivent comprendre que sans un traité de paix définitif, le statu quo sera constamment remis en question. Cela est particulièrement vrai si le régime d’Aliyev survit et doit distraire son peuple des malheurs domestiques. Mais les Arméniens doivent également reconnaître que le mécontentement et l’exaspération des Azéris face à l’absence de progrès sont justifiés.

Les centaines de milliers de réfugiés azéris qui ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique au cours de la guerre et qui sont retenus en otage dans des conditions sordides par leur propre régime, pour être instrumentalisés à des fins de propagande, doivent être autorisés à retourner dans leurs villes et villages au sein des régions actuellement contrôlées par les forces arméniennes ; autrement, il pourrait être impossible pour les réfugiés arméniens de retourner en Azerbaïdjan.

Enfin, il doit y avoir un véritable processus de vérité et de réconciliation pour discuter de toutes les violations des droits de l’homme commises par les deux parties, de Sumqayit à Khojaly/Xocalı.

Ce cycle de haine et de guerre doit prendre fin de sorte que les deux peuples puissent guérir et embrasser un avenir de voisinage pacifique. Pour cela, il faut briser le pouvoir des dirigeants corrompus et sans scrupules qui exploitent et propagent le ressentiment nationaliste et la haine ethnique afin de se maintenir au pouvoir.

Ce n’est qu’avec la paix et une démocratie digne de ce nom que l’on peut investir pour améliorer la vie des gens plutôt que se procurer les instruments de la mort. La guerre n’a pas de vainqueurs, hormis les dirigeants autoritaires et les marchands d’armes.

Djene Rhys Bajalan, Sara Nur Yildiz, Vazken Khatchig Davidian

Article initialement publié en anglais sur le site du magazine Jacobin


Djene Rhys Bajalan est professeur assistant au département d’histoire de la Missouri State University. Ses recherches portent sur le Moyen-Orient. Il a étudié et enseigné au Royaume-Uni, en Turquie et au Kurdistan irakien.

Sara Nur Yildiz est une historienne du monde turco-iranien et de l’empire ottoman.

Vazken Khatchig Davidian est post-doctorant à l’Institut Oriental de l’Université d’Oxford.

  1. La question des responsabilités exactes de ce massacre, et en particulier de l’implication de l’armée azerbaïdjanaise, demeure aujourd’hui encore objet de débat.
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