Il y a 33 ans, le 9 décembre 1987, débutait la première intifada, déclenchée par le meurtre de quatre travailleurs palestiniens, fauchés par un camion de l’armée d’occupation israélienne dans le camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza. Ce soulèvement populaire a rencontré une répression brutale de la part de l’État sioniste : des centaines de milliers de Palestiniens ont été détenus et emprisonnés par les forces d’occupation, plus de 120 000 ont été blessés et des centaines sont morts.
Mais comme le souligne le collectif Palestine Vaincra, « la vision de l’Intifada n’a jamais été vaincue, ni éliminée, ni réprimée. Elle continue de vivre – comme elle l’a fait pendant des décennies, dans les soulèvements successifs. En Palestine, dans les camps de réfugiés, en exil et dans la diaspora, et dans chaque ville du monde et chaque lutte pour la justice où le drapeau palestinien reste une lueur d’espoir révolutionnaire, une inspiration et une vision pour un avenir libéré ».
À l’occasion de cet anniversaire, nous republions un texte de Gilles Deleuze, daté de juin 1988, dans lequel le philosophe français met en perspective l’insurrection qui se déroule alors avec la négation historique du peuple palestinien organisée par Israël et ses alliés occidentaux.
La dette infinie que l’Europe avait à l’égard des Juifs, elle n’a pas commencé à la payer, mais elle l’a fait payer à un peuple innocent, les Palestiniens.
L’État d’Israël, les sionistes l’ont construit avec le récent passé de leur supplice, l’inoubliable horreur européenne mais aussi sur la souffrance de cet autre peuple, avec les pierres de cet autre peuple. L’Irgoun fut nommé terroriste, non pas seulement parce qu’ils faisaient sauter le quartier général anglais, mais parce qu’ils détruisaient des villages, anéantissaient des populations.
Les Américains en faisaient une super-production d’Hollywood, à grands frais. L’État d’Israël était censé s’installer sur une terre vide qui attendait depuis si longtemps l’antique peuple hébreu, avec pour fantômes quelques Arabes venus d’ailleurs, gardiens de pierres endormies. On jetait à l’oubli les Palestiniens. On les sommait de reconnaître en droit l’État d’Israël, mais les Israéliens ne cessaient de nier le fait concret d’un peuple palestinien.
Il soutint seul, dès le début, une guerre qui n’a pas fini pour défendre sa propre terre, ses propres pierres, sa propre vie : cette première guerre dont on ne parle pas, tant il importe de faire croire que les Palestiniens sont des Arabes venus d’ailleurs et qui peuvent y retourner. Qui démêlera toutes ces Jordanies ? Qui dira qu’entre un Palestinien et un autre Arabe, le lien peut être fort, mais pas plus qu’entre deux pays d’Europe ? Et quel Palestinien peut oublier ce que d’autres Arabes lui ont fait subir, autant que les Israéliens ? Quel est le nœud de cette nouvelle dette ? Chassés de leur terre, les Palestiniens s’installaient là où ils pouvaient au moins la voir encore, en garder la vision comme un ultime contact avec leur être halluciné. Jamais les Israéliens ne pourraient les repousser assez loin, les enfoncer dans la nuit, dans l’oubli.
Destruction des villages, dynamitage des maisons, expulsions, assassinats de personnes, une horrible histoire recommençait sur le dos de nouveaux innocents. Les services secrets israéliens font, dit-on, l’admiration du monde. Mais qu’est-ce qu’une démocratie dont la politique se confond si bien avec l’action de ses services secrets ? Tous ces gens s’appellent Abou, déclare un officiel israélien après l’assassinat d’Abou Jihad1. Se rappelle-t-il l’atroce voix de ceux qui disaient : tous ces gens s’appellent Lévy… ?
Comment Israël en sortira-t-il, et des territoires annexés, et des territoires occupés, et de ses colons et de ses colonies, et de ses rabbins fous ?
Occupation, occupation infinie : les pierres lancées viennent du dedans, elles viennent du peuple palestinien pour rappeler que, en un lieu du monde si réduit soit-il, la dette s’est inversée. Ce que lancent les Palestiniens, ce sont leurs propres pierres, les pierres vivantes de leur pays.
Personne ne peut payer une dette avec des meurtres, un, deux, trois, sept, dix par jour, ni en s’entendant avec des tiers. Les tiers se dérobent, chaque mort appelle des vivants, et les Palestiniens sont passés dans l’âme d’Israël, ils travaillent cette âme comme ce qui chaque jour la sonde et la perce2.
- Très proche d’Arafat, Abou Jihad était l’un des fondateurs du Fatah, l’un des principaux adjoints de l’OLP et l’un des chefs historiques de la résistance palestinienne. Il joua un rôle important, en tant que dirigeant politique, au cours de l’Intifada. Il fut assassiné à Tunis par un commando israélien le 16 avril 1989.
- Le texte manuscrit de cet article est daté de juin 1988. Il paraît, en arabe, dans la revue, Al-Karmel, n° 29, 1988, p. 27-28, sous le titre « De là où ils peuvent encore la voir ». Ce texte a été rédigé, à la demande des directeurs de la revue, peu après le déclenchement de la première Intifada en décembre 1987.