Géopolitique du virus

L’épidémie de Covid-19 touche la planète entière. À ce titre elle est susceptible d’approfondir et d’accélérer un certain nombre de tendances à l’oeuvre, tant au niveau des dynamiques sociales que des rapports de force géopolitiques. Dans l’entretien qui suit Raffaele Sciortino dresse un tableau précis de la manière dont les principaux acteurs mondiaux (en particulier les États-Unis, la Chine et l’Union Européenne) ont réagi à la crise sanitaire, qui se double désormais d’une crise économique. Ce faisant il éclaire l’interconnexion qui relie toujours la mutation des équilibres entre blocs de puissance avec les nouvelles formes que prend la lutte de classe en temps de crise.

Dans un premier temps, les gouvernements et les médias occidentaux ont utilisé l’épidémie pour attaquer la Chine, mais celle-ci a pu réagir et surmonter l’urgence médicale et sanitaire dans un délai relativement court, à en juger par les informations que nous avons reçues. Dans un deuxième temps, l’épidémie a atteint l’Italie et d’autres pays, européens et non européens, tandis que la Chine s’est proposée comme pays leader dans la résolution de l’urgence (par exemple, en envoyant du personnel médical et du matériel médical en Italie), bien qu’avec des contradictions qui restent ouvertes à l’intérieur de ses frontières. Cette crise peut-elle être le test de la voie de développement suivie par la Chine, favoriser son ascension dans la hiérarchie mondiale et marquer la naissance d’un nouvel ordre mondial ? À quel jeu le pays dirigé par Xi Jinping joue-t-il sur l’échiquier européen ?

Raffaele Sciortino – Je pars d’une constatation évidente : le chaos actuel est dû à l’imbrication de la crise sanitaire et de la crise économique. La première a parcouru un long chemin très rapidement, et avec une capacité virale inhabituelle pour arriver d’Asie en Europe. Son devenir mondial peut potentiellement avoir des conséquences politiques. La question sanitaire a engendré de l’incertitude, forçant les gouvernements et la communauté scientifique à nier d’abord, à s’étonner et à paniquer ensuite. C’est une considération importante à faire car il est clair que nous assistons à une crise de la gouvernance mondiale, une véritable crise du leadership politique. La crise sanitaire s’est ensuite heurtée violemment aux problèmes non résolus de la crise mondiale qui traînent depuis un certain temps, étant donné qu’après 2008/2009 il n’y a pas eu de véritable relance, de forte reprise de l’accumulation.

En outre, les puissances mondiales sont arrivées à cette deuxième phase de la crise, si tel est le cas, dans les conditions qui ont ainsi émergé : les dettes sont désormais très élevées, les politiques monétaires de taux d’intérêt zéro et l’injection de liquidités ont atteint leurs limites. De plus, ces dernières années, nous avons assisté à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine avec l’objectif clair, du côté américain, de bloquer la montée de la chaîne de valeur mondiale de la Chine, donc une guerre technologique. En outre, les signes de récession, dus à la fois au choc de l’offre – avec le blocage des filières mondiales de production de la valeur – et à la demande, étaient devenus apparents ou pouvaient au moins être observés à la fin de l’année 2019.

Essayons de photographier la situation chinoise avec les données dont nous disposons. La réaction des masses chinoises à la nouvelle de la propagation du virus a été très forte et a poussé l’État central de Pékin à intervenir face à la négligence et à l’incompétence des autorités locales qui ont tenté d’étouffer les foyers. Le jeu entre centre et périphérie de l’État chinois a toujours été présent, mais cette dialectique entre centre-politique et périphérie-administration, nous la voyons en action de façon limitée également en Italie – pensez aux querelles entre les régions et Conte – ou aux États-Unis dans le choc entre Trump d’un côté et, de l’autre, des États à base sociale non trumpiste gouvernés par des démocrates, comme la Californie ou New-York. Cela est intéressant pour comprendre la profondeur de la crise qui fait ressortir de telles fractures.

En Chine, il y a donc eu cette forte pression de la base pour que l’État intervienne, étant donné que la protection sociale chinoise, en particulier les soins de santé, est déficiente parce qu’elle a été démantelée ou privatisée par les réformes de Deng1 et ses partisans. Une situation similaire à celle des États-Unis, donc, mais avec des niveaux de revenus très bas : c’est pourquoi le prolétariat et le peu de classe moyenne existante doivent économiser beaucoup d’argent pour d’éventuels services de santé. La forte poussée d’en bas sur Pékin a été accompagnée par les actions de Xi Jinping, qui est intervenu de manière très décidée parce que la légitimité du parti et de l’État à être en mesure de sauvegarder la population était en jeu.

Donc une dialectique démocratique comprise au sens substantiel du terme, c’est-à-dire comme constitution matérielle du rapport entre le prolétariat, le parti et l’État en Chine, dans laquelle le peuple pousse le pouvoir et, à son tour, Xi intervient de façon propagandiste comme s’il s’agissait d’une véritable guerre populaire – pas seulement contre le virus. En fait, cela a une profonde signification géopolitique car l’un des messages transmis, pas si implicite que cela d’ailleurs, concernait la possibilité que l’Occident, en particulier les États-Unis, profite de la crise sanitaire pour porter un coup à la Chine. L’autre chose intéressante, plus directement géopolitique, est que le modèle d’intervention chinois – nécessaire compte tenu des déficiences de l’infrastructure chinoise – a eu une répercussion immédiate dans l’Occident impérialiste sur les relations entre la population et les gouvernements respectifs.

L’Italie, après le déni et la sous-estimation initiale, a été le premier pays à l’adopter avec le semi-confinement décidé par le gouvernement, qui se relâche maintenant à la demande de la Confindustria2 et d’une partie de la population. C’est intéressant parce que nous avons vu ici aussi bien la dynamique régions-centre, avec le slogan « Milan ne s’arrête pas » contre la fermeture voulue par le gouvernement, que la dynamique populaire, en l’occurrence des sections de la classe ouvrière qui ont fait des grèves spontanées. C’est une analogie qui doit évidemment être maniée avec prudence, mais elle ne s’applique pas seulement à l’Italie, pensez par exemple à Boris Johnson qui appelle les habitants de la Grande-Bretagne à la mort avec un message néo-malthusien, ou à Trump qui a initialement nié la situation d’urgence. En fin de compte, tous deux ont été contraints de prendre des mesures plus restrictives.

Tout en tenant compte du virus et de la particularité de la situation, c’est la première fois que la Chine exerce un soft power gagnant – j’ai été particulièrement impressionné par une enquête de La7 sur l’évaluation des interventions chinoise et américaine, qui a montré une nette différence en faveur de la première. En outre, le pays dirigé par Xi Jinping a lancé un message universaliste, jusqu’ici prérogative de l’Occident, évidemment pas sur les droits de l’homme mais sur la nécessité de prendre des mesures restrictives et de coopérer en termes économiques pour vaincre le virus. L’envoi de masques et d’autres équipements est donc certes instrumental, mais il a aussi un arrière-plan plus politique, une sorte d’universalisme à la sauce chinoise qui a compté dans le changement d’humeur et les réactions de l’opinion publique dans les pays occidentaux.

D’autre part, il ne faut pas surestimer la réponse chinoise car, s’il est vrai que d’un certain point de vue, elle a été la moins pire de l’échiquier international, il est clair que la propagation de ce virus, bien qu’apparemment contenue, a mis l’économie chinoise et sa tentative de grimper dans la chaîne de valeur en extrême difficulté, également parce que l’intersection entre question sanitaire et récession économique peut se transformer en une énorme dépression bloquant l’aspiration chinoise. Il y aura donc deux ordres de difficultés : contrairement à 2008/2009, où ses interventions ont empêché l’Occident de s’effondrer, la Chine est aujourd’hui complètement dans la crise car elle est endettée et a du mal à lancer un plan d’interventions économiques infrastructurelles keynésiennes comme elle l’a fait en son temps ; elle ne pourra donc pas sauver l’Occident mais elle devra se sauver elle-même, et pour ce faire, compte tenu des relations actuelles avec les États-Unis, elle devra se sauver de l’Occident.

L’autre point qu’elle devra prendre en compte est qu’elle aura besoin de plus de dépenses pour créer un véritable welfare car la demande de la population chinoise sera différente. Il y aura un changement dans le pacte social même entre l’État, la classe moyenne et le prolétariat, plus simplement concevable comme un échange entre stabilité politique et croissance économique. L’instabilité sera donc à la fois interne et internationale, mais en attendant, elle a posé certains jalons.

La crise aura donc une issue incertaine, et les États-Unis risquent pour la première fois de sortir affaiblis de cette séquence. Trump, poussé à l’intérieur comme à l’extérieur, a annoncé un plan massif d’investissements et d’interventions monétaires (y compris la proposition d’helicopter money), tandis que la Fed3 est obligée d’assurer qu’elle fera tout pour garantir la liquidité à Wall Street et maintenir l’hégémonie du dollar dans le système bancaire et financier mondial (pensons, par exemple, que le système bancaire européen a une exposition en dollars de 4000 milliards) ; il y a quelques jours seulement, elle a envoyé un mémorandum aux appareils d’État dans lequel elle indique la nécessité d’intervenir en soutien à l’Italie avec tous les moyens nécessaires, à condition que la stabilité américaine ne soit pas compromise. Comment la relation des États-Unis avec la Chine est-elle reconfigurée ? Comment Trump évolue-t-il pour combiner le plan intérieur et le plan extérieur, notamment en ce qui concerne l’Europe ?

Aux États-Unis, la situation est encore plus complexe. L’action de l’administration Trump, qui a d’abord nié l’urgence sanitaire, le calendrier de l’année électorale, puis le choc avec les démocrates, et la récession économique – tout cela est mélangé. M. Trump s’attendait à un léger ralentissement économique l’année des élections, un léger ralentissement qui aurait pu être atténué par les interventions de la Réserve fédérale en matière de liquidités, mais cette perspective s’est effondrée car la crise du Covid-19 a durement touché l’État de New York et les chaînes de production mondiales. Le président américain a été contraint de faire un double saut périlleux : il a dû reconnaître l’existence du virus, blâmer la Chine et l’OMS, et lancer un plan d’intervention, en accord avec le Trésor et la Fed, de deux trillions de dollars, une somme énorme, deux fois plus que ce qu’Obama avait mis en place au lendemain de la chute de Lehman Brothers.

Le plan est une extension des interventions d’injection de liquidités effectuées par la Fed pour sauver les institutions financières et les banques, pour freiner la chute des marchés boursiers – prenons en compte qu’en mars, la bourse s’est effondrée de 30 % – et pour éviter une interruption de la chaîne de paiement dans le circuit financier international en fournissant des dollars à une série de banques centrales, mais il comporte également des interventions que nous pourrions définir comme le versement de ressources à la soi-disant économie réelle, en termes de mesures d’amortissement pour ceux qui perdent leur emploi et pour les petites et moyennes entreprises, à condition qu’elles ne licencient pas.

On y voit la veine nationale-populaire ou « populiste » de Trump, un des facteurs qui expliquent que sa popularité n’ait pas baissé malgré le déni initial. Ces interventions, rendues nécessaires par l’accélération de la crise et les besoins politiques internes, permettent à Trump d’aller de l’avant – il faudra voir ce qu’il se passe si l’on vote. Ce changement de rythme de la politique économique est intéressant : il semble qu’après tant d’années, il ne s’agisse plus seulement de liquidités mais de financement de l’économie réelle, de soutien de la demande, des revenus et des petites et moyennes entreprises. En outre, la réduction des taux d’intérêt et le quantitative easing IV n’ont pas servi à l’heure actuelle pour stopper l’effondrement de la bourse, au contraire des mesures de Trump.

Il est clair qu’à l’heure actuelle, nous ne pouvons pas évaluer la part de keynésien effectif et la part de keynésien financier, mais nous pouvons constater un changement par rapport à l’administration Obama. La question est de savoir si et dans quelle mesure l’action de la politique monétaire de la Fed pourra résister à l’injection stratosphérique de dollars dans les circuits financiers et à la forte augmentation de la dette publique due à ces mesures. Il est vrai que grâce à l’avantage exorbitant du dollar, les Américains peuvent imprimer et utiliser ces liquidités pour sauver leur économie en répercutant les coûts sur les autres acteurs mondiaux, mais certains signes montrent que le jeu commence à montrer des contre-indications : au cours des dernières semaines, le rendement des obligations du Trésor américain, généralement très fluides, a augmenté parce qu’il a été difficile de les placer – cette augmentation des rendements signifie que davantage d’intérêts sont payés et donc que la dette augmente.

Mais surtout, la guerre des prix du pétrole, qui a coïncidé avec l’effondrement de la bourse, a montré que les États-Unis ont du mal à sauver les compagnies énergétiques de l’huile de schiste qui ne sont pas rentables, qui sont endettées et qui ont résisté – faisant des États-Unis le premier producteur mondial de pétrole – parce qu’elles sont liées à Wall Street, au financement de la dette stratosphérique que les USA peuvent déverser sur d’autres pays. Beaucoup de ces entreprises sont menacées de faillite, or il n’y a pas actuellement de fonds disponibles parce qu’ils sont utilisés ailleurs. Trump a donc dû trouver un accord en appelant Poutine et l’Arabie Saoudite, acceptant pour la première fois une réduction de la production d’huile de schiste au Texas, un État fondamental pour les élections. Il n’y a donc aucune garantie que la domination mondiale du dollar se poursuive si la récession se transforme en dépression mondiale majeure, la Chine étant impliquée.

Pour terminer, ce qui nous ouvre la question de la tendance à la déglobalisation, la grande question est de savoir dans quelle mesure la relation entre les États-Unis et la Chine peut-elle tenir, qui, bien qu’asymétrique parce qu’elle repose sur la domination financière des États-Unis mais qui a permis à la Chine de sortir du sous-développement, a été un pilier fondamental avec la financiarisation ; ou si le fameux « découplage », la rupture du lien entre la Chine et les États-Unis, a commencé. C’est la question qui se pose pour les années à venir. Aux États-Unis, il y a beaucoup de pressions pour rompre avec la Chine, pour transférer la production du pays asiatique, il y a une forte pression sur les multinationales pour investir dans les pays amis du Sud-Est asiatique afin de mettre en extrême difficulté le projet chinois de développement de nouvelles routes de la soie – des pressions qui partent de Trump lui-même.

C’est un processus qui comporte de nombreuses contradictions car il n’est pas facile de déplacer toute la production, à l’heure actuelle il est difficile de remplacer la main-d’œuvre chinoise en tant que productrice de valeur pour les multinationales américaines et occidentales, en raison du prélèvement que le capital financier opère sur cette valeur. Dans le même temps, il est clair que pour qu’il y ait un reshoring massif, il faut recréer des conditions adéquates en Occident, c’est-à-dire reproduire les conditions d’exploitation de la classe ouvrière chinoise, ce qui signifie une baisse énorme des salaires directs et indirects, d’où la remise en cause du pacte social global.

En outre, ce processus doit probablement s’accompagner d’une forte automatisation et d’une forte numérisation, ce qui implique des investissements énormes et la capacité de supporter le chômage technologique qui en résulte. Le climat anti-chinois, pas uniquement présent parmi les républicains, qui a été ravivé par la propagande sur le virus de Wuhan, aura un grand impact. Nous prenons toujours en compte les premiers signes d’affaiblissement du dollar – la guerre du pétrole doit être lue dans cette perspective. Les autres acteurs mondiaux, pressés par leurs propres populations, poussent à une renationalisation de leurs politiques et voient les États-Unis non plus comme un allié mais comme un partenaire peu fiable, qui fait passer ses propres intérêts avant tout, au détriment des autres. Cela aura des répercussions politiques et géopolitiques.

La pandémie a une fois de plus révélé la rigidité – on pourrait dire idéologique, bien qu’il s’agisse d’une idéologie avec de forts soubassements matériels – de l’architecture européenne. S’il est peut-être vrai que tous les pays membres s’accordent sur la nécessité de prendre des mesures extraordinaires pour faire face à la crise et que nous en revenons à parler de keynésianisme, il existe une différence entre le front dit du Sud, emmené par l’Italie, et le front du Nord, emmené par l’Allemagne et la Hollande, la France se trouvant dans une position intermédiaire ambiguë et la BCE continuant à jouer le rôle de gardien financier de l’UE. Les premiers poussent à une plus grande européanisation et socialisation des coûts de la crise avec les désormais célèbres coronabonds, les seconds souhaitent maintenir la structure économico-institutionnelle actuelle avec le recours au Mécanisme Européen de Stabilité (MES). L’architecture européenne est donc mise à rude épreuve par ce nouveau choc entre le Sud et le Nord de l’Europe. Quelles sont les raisons matérielles de la position allemande et néerlandaise ? Quel scénario peut-on envisager en Europe après cette crise ?

L’UE se désagrège politiquement face à cette crise sanitaire et cela est encore plus évident en Italie que dans d’autres pays. En Europe aussi, nous constatons le passage de politiques d’injection de liquidités à des allusions à des politiques keynésiennes de soutien à l’économie réelle. Ici, bien plus qu’en Chine et aux États-Unis, on voit immédiatement qui a les ressources pour mettre en oeuvre ces politiques et qui ne le peut pas. L’Allemagne, par exemple, a lancé un plan de 1 100 milliards d’euros pour financer les fonds de licenciement, le travail à temps partiel et les entreprises ; une partie de ces fonds sont des prêts garantis par l’État, c’est-à-dire des dettes qui augmentent la dette publique, l’autre partie est constituée d’interventions financières immédiates. Le fait est que l’Allemagne dispose de marges budgétaires pour pouvoir augmenter la dette publique, alors que les autres États n’ont pas les mêmes possibilités, en partie même pas la France. Mais l’État teutonique ne peut pas permettre aux États du front méditerranéen d’accéder à la mutualisation car l’euro n’est pas le dollar – monnaie internationale acceptée par tous que les USA peuvent imprimer à volonté en répercutant les coûts sur les autres pays.

Les pro-européens l’oublient souvent, car ils identifient les problèmes de l’UE simplement dans la politique égoïste allemande. Si l’Allemagne acceptait la mutualisation des dettes, elle exposerait l’euro, l’Union européenne et elle-même à la spéculation internationale ; même si elle accordait des crédits garantis par l’État, sans aucun conditionnement, ils devraient être collectés sur les marchés financiers, ce qui ouvrirait à une concurrence pour les prêts et les capitaux et entraînerait une hausse des taux d’intérêt. Accorder une mutualisation sans discernement signifie donc mettre l’euro et elle-même en danger. Nous sommes face à un véritable dilemme : quelles sont les alternatives ? Dans les phases précédentes de la crise, nous avons vu que l’Europe devient de moins en moins cohésive, mais l’étrange combinaison de la politique d’austérité allemande et de la politique de la BCE consistant à émettre des liquidités aux banques et au circuit financier a tenu bon, avec les coûts sociaux que nous connaissons bien.

Il me semble que le moment où l’Allemagne, pour se sauver, ne peut plus sauver l’euro, approche à un rythme accéléré, de sorte qu’on entrevoit la possibilité de politiques à plusieurs vitesses, déjà entrevues lors des cycles précédents, et qui pourraient conduire à l’éclatement de l’Europe. Ce processus ne sera pas décidé par les eurosceptiques italiens ou espagnols, mais tombera comme une tuile sur la tête de chacun et marquera un passage décisif dans la crise mondiale. Par conséquent, le maximum que les pays du Nord peuvent (non qu’ils ne le veulent pas) accorder à l’Italie et à l’Espagne est d’accéder au MES avec un conditionnement plus souple, permettant à la BCE de dépasser les limites précédentes du pacte de stabilité en achetant des actions pour amortir la spéculation internationale. Mais il est évident, et ici l’intervention de Draghi est intéressante, que la plupart des interventions, surtout celles qui ne peuvent pas être couvertes par les États parce qu’ils sont fortement endettés, sont des garanties, c’est-à-dire des dettes d’État que quelqu’un doit payer : si les entreprises font faillite et que la dette est socialisée, le citoyen paiera.

C’est pourquoi nous en sommes revenus à parler des actifs, de la consolidation des dettes, d’une sorte de renflouement qui devrait socialiser les coûts de ces interventions colossales et les déverser sur la population. En gardant toujours à l’esprit que même si les interventions dans l’économie réelle étaient couronnées de succès, la reprise se ferait au prix de réductions directes et indirectes des salaires et qu’il n’est pas acquis qu’elles servent à la reprise réelle – tout dépend de la reprise de l’accumulation. Si nous entrons dans une grande et longue dépression, une grande partie de l’appareil de production des acteurs les plus faibles, dont l’Italie, sera anéantie. On peut donc parler d’un keynésianisme relatif, ultra-compétitif et ultra-sélectif, qui, même s’il a été décliné en termes de financement réel, aura pour conséquence de réduire une partie de l’appareil productif et de redimensionner les dettes et les États comme l’Italie. Un scénario dramatique va s’ouvrir, les systèmes d’épargne et les systèmes bancaires seront touchés.

Pour résumer : l’UE continue d’avoir un handicap fondamental, l’euro n’est pas une monnaie internationale car pour en devenir une, il faudrait un affrontement avec les États-Unis, donc elle ne peut pas se permettre la mutualisation de la dette, nécessaire pour sauver l’Italie. Nous devrions faire face à un keynésianisme que tout le monde ne pourra pas se permettre, qui se traduira par une réduction des perspectives de revenus, un appauvrissement généralisé. Rien ne sera plus comme avant et cette perception est présente dans le tissu social. Par conséquent, les contraintes européennes très strictes sont maintenant assouplies. Cependant, une fois l’excédent du MES effectué, le conditionnement interviendra ou alors l’Italie sera contrainte d’accéder aux capitaux sur les marchés financiers, ce qui est encore pire à certains égards. Les perspectives d’investissement dans les soins de santé doivent donc prendre en compte ces éléments, la contrainte du dollar, le rôle des États-Unis et la spéculation internationale qui n’attend que de piller comme elle l’a fait en 2011/2012. Les nœuds se mettent en place, mais il est impossible de prévoir une évolution.

Votre raisonnement nous montre les limites objectives et l’incohérence des positions européistes, quelles qu’elles soient : le problème n’est pas seulement la rigidité idéologique de Merkel, mais aussi les intérêts matériels sous-jacents. L’Allemagne a donc de meilleures chances de faire face à la crise et ne peut se permettre la mutualisation des dettes. En résumé, peut-on dire que l’architecture européenne a été construite à son service ? De quoi dépend cet avantage ?

Le processus de construction de l’UE est complexe, nous devons revenir à l’immédiat après-guerre et à la guerre froide, puis à la crise des années 1970, à la création du serpent monétaire et du Système monétaire européen. Si je devais le dire en termes très généraux, plus historiques que politiques, l’Allemagne a été récupérée par les États-Unis dans une perspective antisoviétique, avec la politique du double endiguement : les États-Unis voulaient entreprendre une politique antisoviétique pour éviter que l’Allemagne ne vienne à nouveau défier la puissance mondiale anglo-saxonne. De plus, le potentiel de production industrielle allemand était fondamental pour reconstruire l’Europe détruite par la guerre et pour gagner le consensus du prolétariat et de la population européenne dans une perspective anti-russe, pour contenir, limiter voire isoler les pulsions de l’Europe occidentale qui, à travers la guerre partisane ou l’appel à la Russie soviétique, se tournaient vers l’Est. L’Allemagne était donc fondamentale dans ce projet, tant sur le plan politique qu’économique, même si elle était subordonnée aux accords de Bretton Woods, à la domination du dollar.

Avec 68, les luttes anticoloniales et la crise des années 1970, cet ordre bipolaire symétrique s’est fissuré. Avec le déménagement de l’administration Nixon en 1971, la domination du dollar a commencé à apparaître et la nécessité pour la bourgeoisie européenne non seulement de procéder à un partage convenu du marché intérieur et de l’impérialisme européen, mais aussi de réfléchir à une relative autonomie économique et monétaire, étant donné que la crise pétrolière des années 1970 a été payée par l’Europe et non par les États-Unis – avec le système du pétro-dollar, les revenus de l’Arabie saoudite ont été investis dans les Trésors et les bourses américaines. À partir de là, nous voyons la défaite du long 68 et de la classe ouvrière, l’affirmation du reaganisme/thatchérisme, la fin de l’URSS ; avec la chute du mur de Berlin, la question allemande se pose à nouveau ainsi que le problème de l’Allemagne qui se réunifie et se trouve bridée, d’une certaine manière, par rapport à la France, car pour procéder à une monnaie unique, il faut contenir les avantages tirés de la puissance écrasante du mark.

Le point est le suivant : l’UE s’est construite autour de l’Allemagne non pas en raison de sa volonté de domination – entre autres choses, l’Allemagne des années 1990 était fortement engagée dans les coûts de la réunification, une grande partie de la bourgeoisie allemande et surtout la puissance financière de la Bundesbank n’étaient pas favorables à la renonciation au Mark, qui avait été le principal facteur de la renaissance allemande après Hitler – mais en raison de la centralité de son appareil de production qui s’est imposé malgré la tentative de le brider, en utilisant l’euro pour rétablir l’équilibre autour de la centralité de son industrie. Cette dernière, alors que les USA se désindustrialisaient, a toujours tenu face à l’économie financière, s’organisant dans une sorte de taylorisme numérique, avec un élan croissant vers l’Est, vers la Russie ou la Chine, exportant des machines, des biens instrumentaux et industriels à forte valeur ajoutée. Grâce à l’euro, elle a restructuré autour de ses intérêts une division internationale du travail européen, donc de toute la chaîne de production.

Ainsi, aujourd’hui, le patronat allemand demande à l’italien de ne pas fermer les usines, car les entreprises italiennes travaillent principalement en sous-traitance de la métallurgie allemande et l’organisation italienne des industriels met donc la pression à Conte. C’est par conséquent la puissance productive économique allemande qui tire les ficelles de la construction européenne.

L’Union européenne ne pourra jamais devenir un État fédéral si elle n’entre pas en conflit avec les États-Unis, car une Europe plus unie implique un euro plus fort qui enlève de l’espace au dollar, chose à laquelle le pays à la bannière étoilée est hostile, et manœuvre pour éviter ce renforcement européen, comme cela s’est produit par exemple avec la Grande-Bretagne. En même temps, la bourgeoisie allemande n’a pas l’intention de s’opposer car les États-Unis, avec la Chine, sont le pays vers lequel elle exporte le plus. L’atlantisme est également en crise profonde en Allemagne, mais il n’y a pas de nouvelle configuration du pouvoir à l’horizon qui pourrait le remettre en question, ce qui signifierait jeter par-dessus bord 70 ans de politique allemande, de grande croissance, de renforcement économique, de prospérité, de paix sociale avec l’intégration du prolétariat et donc la possibilité de jouer son rôle impérialiste.

Ces marges pour l’UE se resserrent de plus en plus parce que les États-Unis empêchent le commerce avec la Russie, par exemple en interrompant le projet de gazoduc Nord Stream 2, parce qu’ils veulent rompre avec la Chine et forcer l’Europe à la suivre, et parce que Trump lui impose également des droits de douane. Une Europe unie signifierait un affrontement géopolitique et un renforcement de la gouvernance européenne qui disciplinerait et éliminerait la bourgeoisie parasitaire dans les autres pays. Je ne pense pas qu’il soit possible de parvenir à cette solution, et je pense donc que la possibilité d’une rupture s’approfondit.

Encore une chose pour comprendre les difficultés de l’Allemagne. Depuis les années 1970, les États-Unis sont devenus un pays débiteur et consommateur, c’est-à-dire qu’ils ont permis à d’autres pays producteurs d’exporter. Cette configuration fonctionne parce qu’ils remboursent avec des dollars ou des bons du Trésor et que si l’économie va bien, un cercle vertueux se crée. L’Allemagne, afin d’accorder des politiques moins strictes, devrait entreprendre une politique similaire, c’est-à-dire devenir un consommateur, alors qu’au contraire, c’est un pays avec un énorme potentiel de production avec un marché intérieur inadéquat et qu’il est impossible de changer cela du jour au lendemain. Des politiques de rigueur sont donc inévitables, autrement on travaille pour la spéculation internationale.

Comment la bourgeoisie italienne se repositionne-t-elle dans cette phase ? Et quelles évolutions peut avoir ce que vous avez défini comme le moment néopopuliste ?

Je commence par la deuxième partie de la question. Même en en restant aux deux derniers mois et à l’apparition de la crise sanitaire : qui a poussé à des mesures plus drastiques pour contenir le virus ? Les gens ordinaires, les grèves spontanées dans les usines qui ont eu peu d’effet parce qu’il y avait le chaos à Brescia et à Bergame. Mais la pression de la base, ouvrière en l’occurrence, certainement contradictoire, sur le gouvernement Conte pour un durcissement des mesures face au « Milan ne s’arrête pas », qu’elle soit progressiste ou léghiste, a été importante – on a perçu que les gens étaient inquiets. Soutenir cette poussée, c’est l’intérêt de la vie contre l’intérêt de l’économie, c’est le fait que nous ne pouvons pas nous sauver tout seuls mais que nous pouvons le faire en tant que communauté, dans ce cas nationale, qui presse l’État de réguler et d’encadrer les intérêts privés égoïstes. Le souci de soi au sein de la communauté, l’abandon de l’individualisme néolibéral, la pression sur l’État pour qu’il soit le porteur des intérêts de la communauté nationale et de la reproduction sociale, sont des caractéristiques du terrain néo-populiste, évidemment dans une situation différente de celle que nous avons connue ces dernières années, de sorte que les grèves n’étaient pas économiques au sens classique du terme.

Nous devons toujours observer l’ambivalence dans les attitudes : il est probable que le même sujet qui hier faisait pression pour la fermeture pousse aujourd’hui pour la réouverture parce que pris par le drame économique ou parce que l’État peut réutiliser cette légitimité pour pousser à la socialisation des pertes dont nous parlions avant, puis appeler au sacrifice, à l’unité nationale. Dans ce passage, d’ailleurs, ceux qui en paient actuellement les conséquences sont la Ligue de Salvini qui, en Vénétie, en Lombardie, dans le Piémont, a montré qu’elle était le pire de ce que l’on peut attendre en termes de compétence, d’effronterie, d’arrogance. Plus la Ligue perd sur le front du prétendu souverainisme, plus Conte gagne en crédit, dans cette perspective de préservation de la communauté – chose assez inattendue.

Jusqu’à présent, le Premier ministre a en quelque sorte résisté, maintenant il est pressé sur deux niveaux : par la petite-moyenne bourgeoisie du Nord qui travaille pour les pays étrangers et qui voulait rester ouverte ; par la situation en Europe, qui l’a obligé à jouer des poings – sans succès – pour les coronabonds. Le vide laissé par les 5 étoiles, et non comblé par la Ligue, ne disparaît pas, mais il devra être comblé : pour l’instant, c’est Conte qui s’en charge, et s’il avait son propre parti il prendrait sans doute les votes au Nord comme au Sud. C’est intéressant parce qu’il pourrait représenter le souverainisme national, il n’y parviendra peut-être jamais, par lâcheté, à cause de sa liaison avec à Mattarella, etc. Il existe donc une dialectique entre la dynamique sociale, le gouvernement et l’État qui conduit au bouleversement des structures politiques, partisanes et institutionnelles.

Il est plus difficile de répondre à la première question. Partons du fait que l’appareil productif italien est sorti très affaibli de la crise, on estime qu’il a perdu 25% de la production. Celles qui résistent sont quelques grandes entreprises (comme Eni ou Enel), les moyennes et petites entreprises, les multinationales travaillant pour le marché étranger, de niveau moyen, étroitement liées aux exportations et aux chaînes d’approvisionnement allemandes, donc sans réelle autonomie. C’est dramatique car il n’y a pas de bourgeoisie forte pour renforcer le travail du gouvernement et cela se voit au niveau des politiques internationales, car l’Italie a toujours le pied dans deux chaussures : elle a perdu de l’influence en Libye, elle prend des coups de tous les côtés au Moyen-Orient sur le secteur de l’énergie avec l’Eni4, les multinationales françaises ont fait main basse sur les marques italiennes, de nombreuses entreprises de la vallée du Pô espèrent pouvoir s’accrocher aux investissements allemands mentionnés plus haut. De plus, la tentative de se tourner vers la Chine et la Russie est entravée par les États-Unis, elle est subordonnée à la politique économique du pays à la bannière étoilée.

Si l’on ajoute à cela l’affrontement Rome-régions, on constate que l’Italie est devenue encore plus fragile, à moins que n’advienne une réaction « par en bas », qui ces dernières années a été canalisée. Les chiffres commencent à manquer au niveau productif pour fournir un soutien au niveau économique, dès lors elle continuera à négocier et à courber l’échine devant les diktats américains. À la limite, elle pourrait devenir le cheval de Troie américain – nous verrons.

Une dernière question pour conclure : quelles sont, selon vous, les zones de conflit possibles dans cette phase ?

Cette situation inédite d’auto-confinement, de sorties accordées uniquement pour le travail, ne peut pas durer éternellement. Je suivrais de près la question des jeunes car, s’ils semblent moins touchés, ils sont sacrifiés, gardés à la maison sans grandes perspectives pour éviter qu’ils puissent transmettre le virus. Le capitalisme actuel est si mûr qu’il est pourri, il ne peut pas utiliser les ressources dont il dispose : il pourrait utiliser ces forces de la jeunesse pour soutenir un réseau minimum de solidarité, pour soutenir la reproduction sociale. Je crois que ce gaspillage se traduit pour l’instant par une dépression, mais un raisonnement du type « nous ne pouvons pas sortir, qu’est-ce qu’on nous donne en échange ? » pourrait exprimer un rejet de cette situation. Ils perçoivent également que quelque chose est en train d’être déterminé qui affectera leur avenir global.

L’autre question qui s’ouvre concerne la classe moyenne-inférieure, qui sera balayée par la crise, et par laquelle nous revenons au discours du néo-populisme. Le tourisme sera anéanti, les petites entreprises, les petits travaux d’entretien, tous ceux qui ne sont pas payés directement par l’État disparaîtront, leurs économies seront brûlées. À cela s’ajoute la question des fonctionnaires – toujours classe moyenne prolétarisée – car il n’est pas certain que l’État puisse continuer à les payer.

L’autre signal, nous verrons s’il sera consolidé, vient du prolétariat manufacturier, qui s’est à nouveau fait entendre après 25-30 ans, un segment social qui n’est plus ce qu’il était, divisé en son intérieur entre les besoins de reproduction immédiate par l’accès au revenu monétaire et une reproduction plus complète – c’est-à-dire comment sauver sa vie et celle de sa famille.

Je suis assez convaincu que les hypothèses sur la dynamique néopopuliste sont plausibles. Par rapport à l’année dernière, aujourd’hui, au croisement de la crise économique et du Covid-19, il est nécessaire d’aborder plus directement la situation mondiale. Il y a toujours un effort pour sauvegarder la vie dans la communauté de référence, mais le problème est clairement mondial, ce qui peut potentiellement déclencher le dépassement de ces perspectives nationalistes, cela dépend de la façon dont la crise va se dérouler en termes géopolitiques. L’autre point assez prometteur est que, peut-être pour la première fois, la propagande anti-chinoise n’est pas passée. Nous commençons à saisir dans le tissu social qu’il n’est pas possible de se sauver uniquement en tant qu’individu, voyons ce qui en ressort.

Entretien mené par Antonio Alia et Giuseppe Molinari, et initialement publié sur le site Commonware.

  1. Deng Xiaoping a pris le pouvoir après la mort de Mao Zedong, il est le grand artisan de la restauration du capitalisme et de l’ouverture de la Chine au marché mondial à partir de la fin des années 1970.
  2. Équivalent du Medef en Italie.
  3. La Réserve fédérale est la banque centrale des États-unis.
  4. Eni est une société italienne privée d’hydrocarbures créée en 1953. Elle a été privatisée en 1998. L’État italien conserve une minorité du capital (environ 30 %).
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