Francesco Piccioni : La Super League et la concentration du capital dans le football

Alors que le projet de Super League semble déjà mort-né à l’heure où nous écrivons ces lignes (avec le désistement dans la nuit des six clubs anglais qui figuraient parmi les douze membres fondateurs), il nous a semblé intéressant de traduire cet article de Francesco Piccioni qui montre que loin de constituer une anomalie monstrueuse par rapport à l’industrie du football, la Super League en cristallise au contraire les tendances structurelles, dont celle de la concentration et de la centralisation du capital.

Nous devrions presque remercier ceux qui ont eut l’idée de promouvoir une « Super League » du football européen. Nous plaisantons, bien sûr, mais c’est vrai.

Il est toujours difficile, parfois « ennuyeux », d’expliquer en termes simples, populaires, avec des exemples immédiatement éclairants, ce que signifie « concentration et centralisation du capital », ce processus immanent au processus d’accumulation capitaliste qui conduit aux monopoles.

Et voilà qu’un beau jour un Agnelli de second rang1 – celui qui a été mis à la tête de la Juventus, et non de la Fiat et de ses évolutions ultérieures – apporte la preuve évidente, le fait lumineux, déclenchant la réaction des capitaux « mineurs » (ceux, pourtant milliardaires, qui ont géré le football européen jusqu’à présent) et celle, beaucoup moins décisive, des supporters de l’ensemble des équipes.

Là encore, la pandémie a accéléré une crise qui couvait depuis des années. De nombreux clubs, de tous niveaux, croulaient sous les dettes. Les changements de propriétaires étaient fréquents, et à chaque passage de témoin, ce sont de grands groupes multinationaux (pour les clubs les plus performants) ou des aventuriers à la biographie incertaine qui se sont présentés.

Les premiers comme les seconds ont cherché et cherchent encore un moyen de rompre avec la tradition (« gérer une équipe vous rend célèbre, mais vous fait perdre de l’argent »), en « valorisant » des projets immobiliers (« un nouveau stade ! »), des échanges impropres (dérogations par rapport au plan régulateur, construction de centres commerciaux, « construction immobilières compensatoires », etc.)

Mais en fin de compte, dans un monde qui voit lui aussi changer ses coordonnées fondamentales, le vrai business, ce sont les droits de retransmission télévisuels. C’est de là que proviennent les milliards à investir dans les installations, les entraîneurs, les joueurs, etc.

Or si le cœur de l’industrie du football – sa principale source de revenus, en termes de dimension et de prévisions (les contrats sont signés au début de la saison) – est la télévision, on voit ainsi se rompre tous les liens ataviques, territoriaux, culturels, économiques, sociaux, voire politiques (Do you remember Berlusconi ? de président du Milan A.C. à « nouveau leader de la société civile »).

Un exemple simple pour qu’on se comprenne. Il y a quelques années, le président de la Lazio, Claudio Lotito, a été mis sur écoute et, dans un appel téléphonique, il a – accidentellement – exposé le problème : « J’ai dit à Abodi (président de la Lega B) : si tu me fais monter Carpi, si tu me ramènes des équipes qui valent que dalle, dans deux ou trois ans on n’aura plus un centime. Si on se retrouve avec Frosinone, Latina, qui achètera les droits ? »

Pour le dire plus poliment, le marché télévisuel de masse se doit d’être rempli avec des stars, pas des sparring-partners. Tout le monde connaît et regarde les matchs avec les équipes les plus fortes, les meilleurs footballeurs, ceux qui assurent le spectacle le plus divertissant (de nos jours un Nereo Rocco2 ou un Helenio Herrera3 ne seraient engagés par personne).

Les équipes « territoriales », qui sont l’expression de communautés plus ou moins grandes mais pas trop, peuvent avoir tout ce qu’elles veulent : de bons footballeurs repérés par des découvreurs de talents qui veillent à dépenser très peu, des entraîneurs brillants qui font forcément leurs premiers pas dans les divisions inférieures, quelques milliers de supporters fidèles chaque dimanche qui sont prêts à payer le prix fort juste pour voir « nos gars » jouer sur les scènes les plus importantes.

Mais ils ne garantissent pas une audience de millions – ou plutôt de dizaines de millions – de téléspectateurs.

Pour qu’on se comprenne. Lorsque Giuliana Sgrena, journaliste pour Il Manifesto, a été enlevée en Irak, de nombreuses stars se sont fait photographier avec le T-shirt « Free Giuliana ». Parmi elles se trouvait Francesco Totti, pas encore champion du monde. Les photos ont fait le tour du monde au point que, comme l’a écrit plus tard Sgrena, « l’un des deux gardiens, le plus religieux, est venu me voir avec stupéfaction, à la fois parce que la télévision montrait mes portraits accrochés dans les villes européennes, et à cause de Totti. Oui, Totti. Il m’a expliqué qu’il supportait la Roma et qu’il avait été stupéfait que son joueur préféré soit entré sur le terrain avec les mots libérez Giuliana imprimés sur son maillot. »

C’est clair ?

La pandémie, disait-on, a imposé le fait de jouer dans des stades vides pendant plus d’un an. Les recettes provenant des billets et du merchandising, déjà insuffisantes pour couvrir ne serait-ce qu’une petite partie des frais de fonctionnement, ont disparu. Les droits de retransmission télévisuels et la publicité sont restés les seules sources de profit commercial.

Mais si la dynamique est celle de la « sélection », absolument naturelle et sans alternative – nous avons tendance à chercher le meilleur spectacle – alors ce gâteau des droits de retransmission télévisuels ne peut plus être partagé « entre tous », entre les clubs de stars et des équipes d’honnêtes joueurs pleins d’envie de tirer leur épingle du jeu.

D’où la démarche du petit Agnelli et de onze autres « conseils d’administration » de multinationales européennes du football. « Tout le gâteau pour nous ».

Pour comprendre ce processus de contraction du capital et de centralisation du business, il ne faut pas regarder du côté de l’histoire des clubs, de la taille et des traditions de la base des supporters, du « poids » identitaire. Il est nécessaire d’examiner la propriété et les investisseurs financiers.

Parmi ces derniers, le premier à confirmer sa participation, avec 3,5 milliards, est JP Morgan, la banque d’investissement américaine qui – vous vous en souvenez peut-être – s’était positionnée contre les Constitutions en vigueur en Europe (« Les systèmes politiques des pays européens du Sud et en particulier leurs constitutions, adoptées après la chute du fascisme, présentent des caractéristiques impropres à favoriser l’intégration. Il y a une forte influence des idées socialistes »).

Les autres financiers sont encore inconnus, mais les « rumeurs du marché » assurent l’intérêt des fonds américains et saoudiens.

Quant aux propriétés :

Sur les trois membres italiens de la nouvelle Super League, deux sont des appendices de groupes financiers chinois et le troisième – la Juventus – est une fraction de la nouvelle multinationale Stellantis, qui regroupe les marques françaises Peugeot et Citroën, les italiennes Fiat et Lancia (entre autres), l’américaine Chrysler (avec Jeep, Dodge, etc.). De plus, c’est la seule fraction contrôlée par un Agnelli et, cette année, elle peine à se qualifier pour la Ligue des champions.

Elle a une grande histoire sportive, des fans et des téléspectateurs dans le monde entier, elle peut donc « légitimement » (économiquement) se passer de devoir se qualifier chaque année. Mieux vaut pour elle participer au « Championnat des meilleurs » et se mettre à compter l’argent des droits TV.

L’anglais Chelsea est la propriété du « dissident » russe Roman Abramovich. Arsenal appartient à Kroenke Sports & Entertainment, une holding américaine de sport et de divertissement basée à Denver. Manchester United est une entreprise britannique contrôlée par la famille de l’homme d’affaires américain Malcolm Glazer, qui est actif dans plusieurs secteurs par l’intermédiaire de la société d’investissement First Allied Corporation.

Son cousin Manchester City, entraîné pour l’instant par Pep Guardiola, appartient au Abu Dhabi United Group for Development and Investments (ADUG), une société détenue à 100 % par le cheikh Mansour bin Zayed Al Nahyan, membre de la famille royale d’Abu Dhabi.

Liverpool, qui émeut même les non-supporters avec son hymne splendide et solidaire (You’ll Never Walk Alone), est contrôlé par UKSV Holdings Company Limited, qui est à son tour contrôlé par UKSV I LLC dont le siège se trouve dans l’État du Delaware (un paradis fiscal made in USA). Cette dernière société fait partie du Fenway Sports Group, une société américaine qui centralise divers investissements dans le secteur du sport, dont l’équipe de baseball des Boston Red Sox. Le principal actionnaire de Fenway Sports Group est l’homme d’affaires américain John W. Henry.

Le Tottenham Hotspur Limited est contrôlé par Enic International Limited, une société enregistrée aux Bahamas. Le principal actionnaire de cette dernière, à hauteur de 70,59 %, est l’homme d’affaires anglais (résidant à New Providence, aux Bahamas) Joe Lewis.

La structure de propriété du Real Madrid est, en apparence, différente. Le Real Madrid est un club multisports constitué sous la forme d’une association privée de particuliers « sans but lucratif ». Mais il est difficile d’associer Florentino Perez à quelque chose de « non lucratif ».

Même situation pour Barcelone, qui a en effet un actionnariat diffus avec près de 200 000 socios.

Plus traditionnelle, enfin, est la structure de l’Atletico Madrid, achetée en 1987 par Jesus Gil. Aujourd’hui, l’actionnaire majoritaire de la société est Miguel Angel Gil Marin.

Ces douze sociétés sont aussi celles – plus quelques autres – qui ont la plus grande valeur économique en Europe (sans compter les sociétés françaises et allemandes, qui pour le moment ne participent pas à « l’affaire »).

Il s’agit du processus de concentration et de centralisation du capital dans un secteur « industriel » très spécifique. Mais cela fonctionne de la même manière dans l’automobile (l’exemple de Stellantis peut suffire) et dans tout autre secteur.

Disons que les « inégalités » deviennent la véritable marque de fabrique du capital ayant atteint ce stade. Et nous ne parlons pas seulement des immenses différences de revenus entre les travailleurs et les « actionnaires de référence », entre les travailleurs précaires et les grand managers, mais aussi au sein même des capitaux.

Ceux qui ont la force de devenir des « multinationales » vont de l’avant, ceux qui ne peuvent gérer qu’une entreprise locale restent en arrière, et seront probablement, tôt ou tard, obligés de mettre la clé sous la porte.

Dans le monde du football, la naissance réelle (éventuelle) de la Super League a (aurait) un effet explosif. La concentration des investissements, propulsée par les droits de retransmission télévisuels, créerait un « monde à part », avec 15 « membres à vie » et cinq « invités », choisis année après année parmi les meilleurs des différents championnats nationaux.

En dehors de ce monde des ultra-riches, tous les autres clubs se retrouveraient avec des revenus drastiquement réduits (les droits TV entraînent avec eux ceux de la publicité) et se trouveraient donc dans l’impossibilité matérielle (« mécènes » mis à part) de construire des équipes importantes et compétitives.

Ce serait la crise pour les écoles de football, financées par les cotisations très onéreuses des étudiants footballeurs (ces familles qui poursuivent le rêve d’avoir un fils champion, ou du moins un « honnête footballeur professionnel ») et par les plus-values liées à la vente à la carte de leurs meilleurs « produits ».

Mais surtout, elle briserait physiquement le lien social et politique entre le football et les peuples. Et c’est le problème habituel de toute centralisation du capital. Chaque équipe de l’élite européenne restreinte ne serait plus (ou beaucoup moins) le symbole identitaire d’un territoire et d’une « manière d’être » (demandez aux supporters de l’Inter…).

Tout futur propriétaire, comme cela se produit parfois aux États-Unis avec la NBA, pourrait « changer de franchise » et associer cette équipe à une autre ville. Peut-être même avec un autre pays.

Parmi les « victimes », on comptera également les chefs de file des curve, les gestionnaires du trafic de drogue, les canalisateurs du consensus politique, etc.

C’est le capitalisme ma belle.

Il se peut que, pour l’instant, cette « initiative » ne soit pas couronnée de succès. L’absence d’équipes allemandes et françaises (notamment le Paris Saint Germain et le Bayern) nuit beaucoup à la prétention de représenter véritablement l’élite immuable du football, à moins que les trois clubs qui n’ont pas encore été « révélés » ne soient justement originaires de ces mêmes pays.

La réaction de la « politique européenne » menace aussi assez sérieusement la viabilité du projet. L’exclusion des équipes des ligues nationales, et par conséquent des joueurs de leurs équipes nationales respectives, rendrait la super ligue beaucoup moins attrayante. Et la « compétitivité » diminuerait considérablement (les Los Angeles Lakers sont une chose, les Harlem Globe Trotters en sont une autre).

Mais la tendance à moyen terme semble claire. Ceux qui veulent vraiment gagner de l’argent avec le football poussent dans le sens de la centralisation et de la concentration d’un spectacle entre quelques mains.

Et il est inutile de verser des larmes sur nos mythes menacés et/ou perdus. Il y a 165 ans déjà, les deux sages ont lancé un avertissement :

Partout où elle a conquis le pouvoir, la bourgeoisie a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste

Pensiez-vous vraiment que le football pouvait subir un autre sort ?

Francesco Piccioni est un ancien combattant de la colonne romaine des Brigades rouges, membre de la direction stratégique. Il ne s’est jamais repenti ni dissocié.

Cet article a initialement été publié en italien sur le site de la revue Contropiano.

  1. Grande famille de la très haute bourgeoisie turinoise, symbole du capitalisme industriel italien, associé notamment à l’entreprise automobile Fiat, à la société d’investissement Exor et au club de la Juventus. L’article fait ici référence à Andrea Agnelli, le petit dernier de la famille.
  2. Footballeur italien puis entraineur, souvent considéré comme un des pères du système tactique dit du catenaccio, caractérisé par le verrouillage defensif du jeu.
  3. Footballeur argentin naturalisé français devenu un des entraineurs les plus marquants du XXème siècle. Il a lui aussi été associé dans l’imaginaire collectif à la tactique du catenaccio.
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