Jeudi dernier les éditions Libertalia ont publié Feu ! Abécédaire des féminismes présents. Coordonné par Elsa Dorlin, l’ouvrage de plus de 700 pages contient des contributions de 65 autrices, issues du champ militant et académique. On y retrouve entre autres Gwenola Ricordeau (entrée « abolitionnisme pénal »), Assa Traoré (« Antigone »), Anne Crignon (« Femmes en gilets jaunes »), Veronica Gago (« Néolibéralisme VS féministes ») mais aussi Ovidie (« éducation sexuelle »), ou encore Adèle Haenel (« Feu »).
En guise de bonnes feuilles, voici le texte de l’entrée « mères solidaires », rédigée par Geneviève Bernanos.
Le 18 mai 2016, de jeunes militants antifascistes ont été interpellés à Paris et inculpés dans l’affaire dite du quai Valmy, où une voiture de police avait été prise à partie et brûlée par des manifestants, en marge d’un rassemblement contre les violences policières appelé par le collectif Urgence notre police assassine.
Cette affaire, largement relayée par les médias, a fait basculer ma vie vers des combats inattendus, puisque, parmi ces jeunes, se trouvaient mes deux fils, alors âgés de 18 et 22 ans.
Il m’a fallu comprendre en très peu de temps les constructions policière, judiciaire, politique et médiatique qui sous-tendaient l’arrestation de mes fils – une criminalisation outrancière, tentative d’homicide sur personne dépositaire de l’ordre, association de malfaiteurs en bande organisée –, appuyée sur la fabrication de preuves, le témoignage anonyme d’un agent des renseignements, un récit politique vilipendant des black blocs violents pour délégitimer leurs idées et leurs engagements politiques, avec une utilisation spectaculaire et virale des vidéos relayées par des médias qui les caricaturaient en petits blancs bourgeois parisiens, connus défavorablement des services de police, traîtres à leur classe, pour construire leur illégitimité sociale et culturelle.
Il m’a fallu comprendre en urgence l’arsenal et les arcanes judiciaires des procédures, depuis le mandat de dépôt, la mise sous écrou, la détention provisoire, le contrôle judiciaire, les mesures d’éloignement, d’interdiction de paraître, les procédures d’appel, apprendre à travailler avec les avocats, à m’imposer dans la défense de mes fils, enfermés en prison.
J’ai découvert le monde caché des prisons. Premier « choc carcéral » pour moi aussi, face auquel j’ai dû m’armer pour en comprendre le fonctionnement, supporter l’insupportable pour rester présente quoi qu’il arrive et maintenir le lien avec le monde du « dehors».
Alors, parce qu’on ne peut pas agir seul, je suis allée à la rencontre de ceux auprès desquels mes fils luttaient, pour comprendre encore la violence sociale, économique et raciale, qu’ils vivaient chaque jour depuis si longtemps, dans l’invisibilité de la société : les collectifs de migrants, de sans-papiers, les familles de victimes de violences policières et les collectifs qui s’organisaient pour obtenir justice et vérité, les populations des quartiers populaires, laboratoires des répressions institutionnelles qui se déployaient ensuite contre les syndicalistes et les militants, etc. Ce qui arrivait à mes fils n’était rien d’autre que ce qui avait été expérimenté et rôdé contre ces populations depuis la guerre d’Algérie.
Jamais je n’aurais imaginé, qu’ayant inculqué à mes fils des valeurs de solidarité, de fraternité, de liberté d’expression, d’engagement dans les luttes de la société, ils puissent aller en prison pour leurs idées.
C’est ainsi qu’à mon tour, j’ai pris la décision, nécessaire, de rendre visible ce que bien des familles vivent dans la honte, la douleur et l’isolement, et de porter mon expérience personnelle dans un combat antifasciste, contre les répressions de toutes sortes que subissent aujourd’hui tous ceux qui s’opposent aux gouvernements, leurs institutions, et à un capitalisme autoritaire, dans lequel la prison prend une place particulière.
La rencontre avec des mères qui vivaient le basculement de leur vie avec celles de leurs enfants a été le fondement de la création du collectif des Mères solidaires en mai 2018. C’est ainsi qu’avec Agnès Méric, mère de Clément, assassiné par des néonazis le 5 juin 2013 à Paris, nous avons marché dans les pas de mères italiennes – les Mamme in piazza per la libertà di dissenso à Turin et les Madri per Roma Citta Aperta à Rome – et de mères espagnoles – les Madres contra la Represion, dont les parents ont connu le fascisme et le franquisme, et qui ont développé de profondes solidarités entre elles pour affronter les répressions qu’ont subies leurs enfants. Elles empruntaient, elles aussi, la voie déjà tracée par les Mères de la place de Mai en Argentine à la fin des années 1970, qui inspirent encore tant de femmes invisibles qui hurlent la perte de leurs enfants, comme au Brésil, les mères de Rio de Janeiro, le Baixada Fluminense, où, en 2005, 29 jeunes ont été assassinés par des policiers mécontents de changements de commandement.
Elles nous ont montré le chemin. Parce qu’elles sont mères, elles sont parfois écoutées.
Le collectif des Mères solidaires rassemble des mères de jeunes militants antifascistes, syndicalistes, écologistes, lycéens, libertaires et autres, qui exercent leur liberté d’expression et de lutte, portent haut et fort leurs idéaux de justice sociale, dénoncent les injustices, les discriminations, l’ultralibéralisme sauvage qui ravage le monde, défendent leurs droits et ceux des plus défavorisés, et luttent contre toute forme de dérive fasciste.
Nous les mères, qui avons élevé nos enfants pour qu’ils deviennent des femmes et des hommes libres, autonomes, prêts à porter des propositions alternatives pour faire face à un monde violent, nous savons pourtant qu’ils payent ou risquent de payer très cher leur refus de la société injuste, raciste, qui désespère les couches populaires et encourage la peur de l’étranger. Morts, violences, gardes à vue, condamnations judiciaires, emprisonnements… Ils connaissent tout cela. Nous le vivons avec eux. Et c’est de la disproportion de ces répressions qu’est née la nécessité de nous entraider…
Dès 2018, nous avons pu aller à la rencontre de tant de parents, qui ont subi les violences et humiliations faites à leurs enfants, pour leurs idées : les parents des 102 lycéens d’Arago arrêtés à Paris en mai 2018 ; ou encore les mères de Mantes-la-Jolie qui, en décembre 2018, voyaient leurs enfants collégiens à genoux, mains sur la tête, violentés et humiliés par la police.
Nous avons vu comment la police en 2019 n’a plus hésité à frapper et tirer sur de jeunes collégiens et lycéens au flash-ball, crevant les yeux, fracturant les crânes (Garches, Orléans…).
Nous avons vu comment on criminalise et on traîne devant les tribunaux systématiquement des étudiants – à Nanterre : Victor, Mickaël et Roka – qui se battent, ici en France, contre la hausse des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, les sans-fac ; comment en Italie à Turin, on enferme des jeunes militants – Dana – qui ont pour seuls torts de crier des slogans contre la construction d’une ligne de TGV (No Tav).
Nous avons vu à Gap en juin 2018, comment des jeunes Italiens, Suisses et Belges, qui s’étaient opposés à Génération identitaire au col de l’Échelle pour protéger des migrants, avaient immédiatement été envoyés en prison, alors que ce groupe d’extrême droite était protégé par la police et à peine inquiété.
Nous avons constaté comment, après la condamnation en septembre 2018 des meurtriers de Clément Méric, ces néonazis avaient obtenu en moins de deux mois une libération provisoire pour préparer leur jugement en appel.
Et nous observons encore en novembre 2020 que les élèves du lycée Paul-Éluard à Saint-Denis (93) se battent, avec leurs professeurs, pour obtenir des conditions sanitaires acceptables pour étudier dans le contexte du deuxième confinement contre la pandémie du Covid-19, connaissent eux aussi les contraventions, les gaz, les coups de matraque des policiers devant leurs établissements et les poursuites judiciaires. Nous apprenons avec horreur qu’à Abbeville, des enfants de 10 ans ont été placés en « retenue judiciaire » pendant neuf heures dans un commissariat pour « apologie du terrorisme », dans le contexte de l’abject assassinat du professeur Samuel Paty.
Oui, en France, on violente et on tue des enfants en toute impunité et depuis si longtemps : Fatima Bedar qui n’avait que 14 ans quand elle a été jetée à la Seine le 17 octobre 1961, Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois en octobre 2005, Matisse et Sélom à Lille en décembre 2017 ou encore Fatih et Adam à Grenoble en mars 2019…
Le gouvernement et ses institutions, quand ils sont mis en échec sur le plan politique, économique, social, sanitaire et éducatif, n’ont-ils donc aucune réponse autre que la violence et la brutalité à opposer à nos enfants ?
Alors, nous nous interrogeons : à partir de quand, de quelle procédure, de quelles atteintes ou blessures considère-t-on que nos libertés fondamentales, celles de nos enfants de manifester ou d’exprimer leurs idées, leurs revendications, ou leur incompréhension de ce monde violent, sont bafouées ? Qu’attendons-nous de plus pour nous mobiliser avec eux, pour eux ?
Notre collectif de mères s’inscrit dans les luttes antifascistes. Il est pourtant toujours si difficile de parler du fascisme aujourd’hui, dans nos démocraties européennes, qui se targuent de liberté d’expression et de pensées, construites sur le sang versé des partisans qui ont donné leur vie à la lutte contre le nazisme et le fascisme.
Nous, les mères, constatons pourtant le contraire : ces États, qui s’arrogent un antifascisme « historique », sont pourtant les premiers aujourd’hui à utiliser toutes les formes de restriction des libertés fondamentales et de répressions les plus violentes contre ceux qui s’opposent à eux, invoquant aujourd’hui les termes de « séparatisme », et déployant un arsenal de guerre disproportionné, qui puise ses outils dans l’histoire coloniale de la France : état d’urgence, lois antiterroristes, loi anti-casseurs, interdictions de paraître, contrôles judiciaires outranciers, emprisonnements, tirs de flash-ball qui blessent et tuent… autant de mesures qui peuvent s’appliquer à n’importe qui aujourd’hui, aux Gilets jaunes… comme aux enfants de 10 ans à peine…
Autant d’ingrédients puisés dans le fascisme pour protéger la police, pour rendre ses exactions possibles, et quasiment jamais punies… une police, elle-même gangrénée par les idées d’extrême droite, partout en Europe ; qui fait pression sur la justice dans les affaires qui impliquent des policiers, qui invoque systématiquement la légitime défense et l’usage légitime de la force ; qui s’autonomise du pouvoir et menace les politiques d’une sorte de vacance de la force publique, d’un droit de retrait, de débrayage qui paniquent les politiques et les gouvernements, obnubilés par la menace terroriste, qu’ils ont contribué à fabriquer ; une justice elle-même imprégnée de ces idéologies répugnantes, avec des juges qui ne cachent même plus leurs affinités avec l’extrême droite.
Pourtant, nous ne pouvons qu’observer nous aussi comment ces mêmes institutions tolèrent ou s’allient à des organisations racistes qui agissent de manière décomplexée, en se prévalant de prérogatives de puissance publique et en agissant sous protection de la police : elles bloquent l’accès aux migrants au col de l’Échelle entre l’Italie et la France, ou louent un bateau pour chasser les migrants en Méditerranée, mettant en jeu la vie de milliers de femmes, hommes, enfants. Nous avons constaté comment ces militants font le tour des bars pour s’en prendre aux non-Blancs et aux femmes voilées, mènent des actions pour demander la suppression des aides sociales allouées aux étrangers ; occupent des mosquées, fomentent des attentats contre les marchés populaires pour atteindre les populations des quartiers populaires et s’en vantent publiquement.
C’est ainsi que notre combat est de porter notre parole de mères, notre lumière sur la parole de nos filles et fils, trop souvent négligée, déformée ou caricaturée, criminalisée. Car la lutte contre la vision du monde véhiculée par l’extrême droite, et dont les États s’accommodent de plus en plus dans des visions populistes ou sécuritaires, cette lutte doit être l’affaire de tous, de toutes les générations, chacune à sa façon.
Parce que nous vivons la répression avec nos filles et fils, que ce soit devant les commissariats quand ils sont en garde à vue, devant les tribunaux quand ils sont mis en cause dans des procédures iniques, devant et dans les prisons, les centres de rétention administrative quand ils y sont enfermés, dans les hôpitaux quand ils sont blessés, dans les cimetières quand leur vie leur est retirée, nous n’avons de cesse de démultiplier nos liens internationaux, car aujourd’hui, partout dans le monde, les États désignent comme l’ennemi intérieur tous ceux qui dénoncent leurs alliances avec les idées d’extrême droite, et la fascisation des institutions.
Nous n’avons de cesse de répéter le nom des jeunes tués pour leurs idées : Carlos Palomino, Pavlos Fyssas, Carlo Giuliani, Renato Biagetti, Dax, Heather Heyer, Clément Méric, Rémi Fraisse. Nous n’aurons de cesse de parler des jeunes enfermés pour leurs idées : Alfon et Dani en Espagne, Dana en Italie, Antonin en France, pour mettre la lumière sur tous les anonymes – jeunes militants ou Gilets jaunes – qui ont eu à subir dans le plus grand des silences des répressions.
Nous nous mobilisons aux côtés de tous ceux qui luttent pour rétablir le fait que celles et ceux qui se battent pour les idéaux d’égalité et de liberté ne font pas acte de violence mais de résistance ; nous luttons contre la peur de la répression, pour dépasser cette peur, pour ne pas laisser nos enfants seuls dans leur lutte et les conséquences qu’ils endurent. Et nous rappellerons à chaque instant que désobéir est un devoir pour tout homme et toute femme qui aspire à un monde meilleur.
La répression contre nos enfants nous conduit aussi devant les portes des prisons où notre lutte antifasciste trouve toute sa place, tant la justice carcérale reproduit et exacerbe la répression raciste et l’autoritarisme capitaliste sur les populations les plus défavorisées – puisque les prisons sont essentiellement occupées par des hommes jeunes, pauvres, issus de l’immigration ou migrants, sans papiers, etc., et qu’elles sont de plus en plus souvent gérées par des sociétés privées qui précarisent encore plus les détenus, sous-payés et sans droit quand ils peuvent travailler, et qui doivent payer l’accès à un téléphone, un frigo, une télévision ou toutes les denrées qui améliorent la « gamelle » quotidienne. Ces sujets mériteraient à eux seuls des développements plus conséquents, notamment dans le retrait progressif de l’État dans le traitement de la peine et de sa mission de réinsertion, au profit d’une gestion purement économique et financière des prisons.
La prison nous a aussi permis d’expérimenter comment le système carcéral frappe particulièrement les femmes, dans les mécanismes d’exclusion et de domination qu’elles y subissent, même si celles-ci sont minoritaires dans la population carcérale.
Si la peine d’emprisonnement est censée punir les actes d’un seul individu, force est de constater qu’elle affecte tout autant les proches des détenus. En France, le nombre de détenus approche les 76 000 personnes, mais on peut considérer que ce sont plus de 350000 personnes qui sont en fait concernées par la prison, dans le cercle familial, amical ou professionnel.
Plus particulièrement, ce sont les femmes, les mères, les sœurs, les compagnes, les amies, qui sont présentes devant les prisons et dans les parloirs. Mes observations personnelles, tirées des deux années passées à me rendre dans les prisons de Fleury-Mérogis, Fresnes et la Santé, m’ont permis de compter à chacune de mes visites le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants présents au parloir : et ce sont toujours 75% de femmes qui viennent assurer le lien indispensable aux détenus. Il ne peut être avancé que des parcelles de compréhension, toujours insuffisantes en elles-mêmes, depuis le simple fait que la population carcérale est majoritairement composée d’hommes, donc qu’il est logique que leurs compagnes soient majoritaires aux parloirs, ou que la prison réinterroge profondément le sentiment de honte et d’échec des pères dans leur place au sein de la famille et de la société, et de manière plus aiguë encore peut-être pour les pères issus de l’immigration postcoloniale s’agissant de leur intégration et de celle de leurs enfants. Et tout cela risquerait d’exclure les pères, fils, frères, oncles, amis qui se mobilisent auprès des détenus. Ce sujet reste donc à approfondir.
Mais, force est de constater qu’il revient davantage aux femmes de s’occuper d’un détenu tant sur le plan des procédures judiciaires et pénitentiaires que sur le plan de la vie personnelle : chaque jour, chaque semaine, nous sommes debout tôt le matin pour prendre un rendez-vous de parloirs sur des plateformes téléphoniques que nous ne parvenons à joindre qu’avec plusieurs téléphones ou en mobilisant amis et famille pour appeler tous en même temps et obtenir le rendez-vous espéré ; tout cela en continuant à se préparer pour aller au travail, s’occuper de la maison, habiller les enfants à emmener à l’école ou à la garderie.
Il nous revient quoi qu’il arrive de prendre une à plusieurs journées de congé au travail, trouver à se loger pour une nuit ou deux pas trop loin de la prison, parvenir à l’heure devant la porte malgré les grèves de transport, les bouchons ; nous arrivons en forme, soignées et souriantes malgré les peines endurées, et nous gardons têtes hautes devant les guichets où l’on fait bruyamment l’appel, où nous n’existons que par le nom du détenu et son numéro d’écrou ; nous restons calmes ou plaisantant à voix forte sous les portiques des fouilles en espérant que nos soutiens-gorge ou nos chaussures ne sonneront pas, que l’appareil auditif a bien été retiré de nos oreilles au moment du contrôle, et que rien ne s’opposera à nos quarante-cinq minutes de parloir si précieuses pour la vie d’un prisonnier, que nous ne serons pas recalées sans appel, contraintes de faire le voyage retour les larmes au fond de la gorge en ayant fait un « fantôme » au détenu, ces parloirs annulés au dernier moment, si durement vécus par le détenu comme sa famille…
Nous faisons face aux surveillants, à leurs remarques désobligeantes ou condescendantes, quand ils comptent et décomptent le linge propre, repassé, parfumé que nous avons préparé, qui sera jeté en « bouchon » dans le sac par les surveillants, qui nous rappelleront que nous n’avions pas à nous donner tout ce mal pour des hommes qui ne le méritent pas ; mais nous restons prêtes à négocier un pull en plus ou un tee-shirt, un livre ou une revue soigneusement choisis ; nous supportons aussi les punitions qui nous sont infligées quand nous sommes accusées d’avoir donné un objet interdit (de la nourriture, un médicament, des cigarettes par exemple) et nous nous battons contre l’administration pénitentiaire pour faire valoir les droits du détenu, dans un monde où tout est arbitraire.
Les femmes consacrent sur leurs revenus personnels des moyens matériels et financiers conséquents pour régler les frais d’avocat, de procédures, payer les cantines qui permettent au prisonnier d’améliorer le quotidien de la gamelle, ou d’acheter du papier et un stylo pour écrire, des cigarettes. Elles se procurent des vêtements conformes au règlement de la prison – pas de bleu, de rouge, de kaki, de capuche, de manteaux longs, d’écharpes, de cuir, de serviette de bain dépassant un mètre vingt… à chaque prison ses règles. Elles assument les frais des transports, d’une chambre d’hôtel pour venir au parloir.
C’est ainsi que, par les conséquences qu’elles endurent, les proches des personnes détenues purgent elles aussi, à leur manière, une peine. Les détenus le savent et portent doublement la culpabilité de ce qu’ils font supporter à leurs proches. Beaucoup préfèrent encore rester seuls et ne pas solliciter ou informer leurs proches lors de leur enfermement.
Bien des femmes se voient obligées de déménager soit pour se rapprocher de la prison, soit pour s’éloigner de leur logement où la porte a été défoncée au petit matin par la police, action menée pour les stigmatiser et briser les liens de sociabilité qu’elles peuvent encore avoir dans leur voisinage. Nombreuses sont celles qui perdent aussi leur travail lors des incarcérations de leur mari ou de leurs fils, parce qu’elles sont un temps inculpées ou incarcérées, suspectées de complicité dans les affaires. Ces déménagements ou pertes de leur logement vont souvent de pair avec la perte des revenus du conjoint gelés par la justice, ou la perte d’emploi, les ruptures ou le secret au sein même de la famille, le placement temporaire des enfants, eux aussi punis par la peine de leurs parents…
Pour supporter tout cela, des liens de solidarité se nouent entre nous : les covoiturages, l’hospitalité offerte pour éviter de payer une chambre d’hôtel, le café ou la cigarette partagés dans le froid ou la chaleur des canicules, à attendre l’appel des parloirs, l’entraide pour la prise des rendez-vous, ou pour accompagner celles trop chargées d’un sac de linge et de leurs enfants à tenir calmes pour n’énerver personne dans les sas étriqués ou insalubres où il faut attendre ; faire bloc devant des surveillants qui outrepassent les règles, se passer des infos pour aider les prisonniers à faire valoir leurs droits à l’intérieur de la prison…
Ces liens sont souvent invisibles de l’extérieur, tant il est difficile de les nouer : les femmes hésitent souvent à se parler sans avoir préalablement vérifié auprès des détenus qu’elles visitent qu’elles peuvent le faire sans porter préjudice aux relations internes que les prisonniers gèrent à l’intérieur de la prison : un conflit entre prisonniers se ressent toujours sur les proches à l’extérieur. Il est aussi très difficile de poursuivre ces relations au-delà de la peine purgée, car très peu de familles gardent des liens solides, n’aspirant qu’au seul désir de ne plus retrouver le monde de la prison. On « disparaît » souvent des parloirs, car il est rare de pouvoir se prévenir de la sortie prochaine d’un détenu.
Ainsi, si le monde « du dehors » est déjà très discriminant pour les femmes, la prison ne fait que décupler les inégalités qu’elles vivent déjà dans la société : ce sont ainsi ces femmes qui, pour aider leur proche détenu, intègrent à leur vie la peine et la violence de la prison, supportent les brimades et les punitions que l’administration pénitentiaire leur inflige. Elles assument seules les coûts financiers de l’emprisonnement, des formalités administratives et judiciaires indispensables pour préparer un dossier de remise en liberté, d’une recherche d’emploi ou d’un logement pour le détenu, sésames sans lesquels aucun aménagement de peine ou sortie conditionnelle n’est possible… Et elles assument dehors l’opprobre morale et sociale que la prison jette sur elles. Comme le dit si bien Gwenola Ricordeau dans son livre Pour elles toutes : « Notre résistance, c’est de subir tout cela, et d’être encore là. » Et c’est en cela que la lutte contre la prison est éminemment féministe.
Les femmes des parloirs sont les premières à pouvoir construire les solidarités entre elles, pour gagner leur autonomie et leur émancipation en tant que femmes, tant dans l’enceinte de la prison, ce qu’elles font courageusement déjà chacune à leur mesure face à l’administration pénitentiaire, que dans leur vie quotidienne du « dehors ». Car elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes, tant le sujet reste dans l’angle mort des luttes sociales et politiques, tant les proches de détenus sont les oubliés de nos sociétés, étant tenus eux-mêmes, par leurs origines sociales, économiques et raciales, encore plus éloignés des modes d’organisations traditionnels politiques, syndicales ou associatives. Par leur inventivité, leur présence constante devant et dans les prisons, parce qu’elles seules connaissent leurs besoins, très éloignés de ce que les associations présentes dans les prisons peuvent en comprendre, parce qu’elles ne peuvent compter sur aucun appui des institutions de l’État pour les accompagner, et parce qu’elles subissent au premier chef les violences de ces institutions, les femmes et mères de détenus créent leurs propres modalités de résistance, de solidarités, d’autodéfense, hors des cadres habituels des luttes organisées. La lutte anticarcérale ne peut donc se détourner des femmes des parloirs, des familles et proches de détenus.
Elle est éminemment féministe, et fondamentalement antifasciste.
Geneviève Bernanos est cofondatrice du collectif des Mères solidaires.