Farid : L’action et la mort d’un combattant arabe au début des années 1980

Helsinki (Finlande), le 22 décembre 1981. Lahouari Benchellal est arrêté dans une banque alors qu’il tente d’écouler de faux traveller’s de la First National City Bank. Ce jeune autonome n’est pas un inconnu dans la région parisienne, il militait sous le pseudonyme de « Farid » dans son quartier de la Goutte d’Or (18°) et plus généralement dans les quartiers populaires d’alors comme à l’assemblée autonome de Jussieu et dans les manifestations insurrectionnelles de l’époque .

Que sait-on des heures et des jours qui ont suivi son arrestation ? Peu de choses.

Le 6 janvier, après 14 jours de garde à vue, il est transporté inconscient à l’Hôpital. Quatre jours après, il est déclaré mort.

Le lendemain de cette mort, les autorités finlandaises mettront le dossier sous séquestre pour une durée d’au moins vingt ans et qui dure encore.

Il semblerait que l’information de l’arrestation et de la mort de Farid ait été dévoilée à Barbès par des membres de l’organisation ACTION DIRECTE qui occupaient de nombreux bâtiments du quartier. Et que les articles de la presse française aient alerté les journaux finlandais.

Que sait-on de la présence de deux inspecteurs de la brigade criminelle française lors des interrogatoires très violents ?

Les médecins et les infirmières qui l’ont soigné après avoir témoigné publiquement à propos des traces de coups sur le corps de Farid, se sont tus.

Ainsi dans le mystère et le silence, Farid a rejoint la cohorte des militants révolutionnaires morts aux cours de ces années de lutte.

Et aujourd’hui 40 ans après, nous n’avons qu’une certitude. Malgré les coups et la torture, il n’a pas parlé. Farid a protégé le camarade qui l’accompagnait. Celui-ci ne sera jamais arrêté ni identifié.

Qui était Farid ?

Très jeune étudiant, il rejoint le mouvement autonome et les réseaux organisés des militants de l’immigration. Il a œuvré au lien entre les deux espaces. Grand lecteur des initiateurs du mouvement Black Panthers américain, il défendait les thèses d’unité et d’autonomie contradictoire de ces deux engagements à la façon de Carmichael et de Fred Hampton. Et jusqu’au bout il défendra cette ligne.

Héritier du MTA (Mouvement des Travailleurs Arabes), il travaille avec ses fondateurs comme Saïd et Mokhtar lors de la création du premier journal de l’immigration Sans Frontière. Auquel il collaborera jusqu’à la veille de sa mort.

Il a été également du groupe qui initia Rock Against Police. Ce groupe de jeunes prolétaires et immigrés organisa une série de concerts revendicatifs dans les quartiers pour mobiliser contre les violences policières et le contrôle militarisé des quartiers populaires (Vitry, Nanterre…).

Rock Against Police inquiéta véritablement les supplétifs de l’État comme les Christian Delorme et autres Malek Boutih, grands initiateurs du clientélisme politique des organisations beurs. Leur but étant de contrer l’influence des groupes révolutionnaires dans les banlieues et le passage à la guérilla. Leurs propos d’alors sont sans ambiguïté. Dans un texte-bilan, Christian Delorme affirme que son action a eu pour effet de « court-circuiter » les velléités d’auto-organisation, voire « la tentation de la guérilla urbaine » (sic) de Rock Against Police1. 20 ans plus tard, alors qu’il est interpellé sur un plateau TV par les membres du groupe de rap La Rumeur pour qui SOS Racisme n’a été qu’un satellite du PS visant à désamorcer la radicalité des revendication des « fils d’immigrés », l’ancien président de l’association Malek Boutih se justifiera en utilisant le même registre : « Il y a une forme de radicalité qui a poussé des générations entières dans le terrorisme ».

Pour ce qui est de Farid, le passage à la guérilla est déjà consommé. Il participe aux actions révolutionnaires de petits groupes de l’autonomie. Ce qu’on appelait à l’époque la guérilla diffuse en opposition à la guérilla organisée telle AD ou autre. Il est clair cependant que les deux actions ne s’opposaient pas mais se complétaient et se combinaient dans le combat contre l’État giscardien sombrant dans une crise politique sans précédent.

Lors d’une vague d’attentats antinucléaires au cours de l’année 1980, il est arrêté en juin en compagnie de deux camarades.

À Fresnes où il est incarcéré, il rejoint rapidement le comité de lutte des prisonniers d’AD. Dans lequel il retrouve un ancien du MTA de Grenoble, Mohand Hamami. Entre autres activités, durant ses 7 mois de détention, il participe à la création du journal anti-carcéral Rebelles et aux luttes contre les QHS qui vont conduire à leur fermeture quelques mois plus tard.

Sorti de prison, il s’engage dans l’organisation clandestine.

Après l’amnistie de Mitterrand en 1981, AD, en lien avec de nombreux jeunes autonomes, mène une campagne très active pour libérer deux dizaines de prisonniers dont les anciens des NAPAP et des camarades italiens et espagnols détenus en France. Les occupations se multiplient et une manifestation sauvage incendie le siège de la probation judiciaire de l’Ile-de-France.

À cette époque, Farid est naturellement désigné pour préparer une seconde campagne : créer une base rouge à Barbès. Aidé de Mokhtar et de plusieurs jeunes issus de Radio Soleil Goutte d’Or et de Sans Frontière, il permet l’implantation d’une quinzaine de militants d’AD dans le quartier.

Un premier bâtiment est occupé, puis un second et un troisième, déjà plus de 150 réfugiés sont hébergés (essentiellement des exilés turcs après le coup d’État en Turquie). Dans la rue, les batailles incessantes avec la police obligent la préfecture à retirer la présence permanente des CRS et d’interrompre leurs patrouilles de contrôle de la population.

Le mouvement gagne en sympathie dans le quartier, par exemple un réseau de restaurants participe à l’aide en nourriture…

Un quatrième bâtiment est pris lorsque Farid part en Finlande.

Une opération de financement internationale

L’organisation AD a toujours été autonome et tout particulièrement pour ses ressources financières. Durant les 10 années de son existence, le braquage de banques (expropriation) a été son principal financement.

Farid, au nom de la non-séparation des tâches entre actions politiques et militaires, demanda à participer à ces actions armées. Toutefois, étant donné le rôle central qu’il jouait à Barbès et la nécessité de ne pas mettre en danger la construction de cette base rouge l’organisation lui proposa le compromis suivant :

Au cours du printemps 1981, des libertaires espagnols (coordonnés par « El Largo » et Lucio Urtubia, aujourd’hui tous deux disparus) proposèrent à AD une autre forme de financement qui ne nécessitait pas d’aller chercher l’argent « là où il était » les armes au poing : l’escroquerie aux traveller’s.

En effet, ces anars avaient récupéré les plaques d’impression des traveller’s de la banque américaine First National City Bank. Régulièrement, une quinzaine de groupes de 2 ou 3 personnes partaient pour changer ces faux dans les banques de plusieurs pays, et un nombre important de militants d’AD et des groupes d’appuis participaient à ces opérations.

Ces camarades libertaires avaient connu des membres d’AD dans l’action ou en prison et, hors de tout sectarisme putride, ils aidaient à leur manière l’action de la guérilla.

Ces opérations pour AD durèrent plusieurs mois, car elles continuèrent après la mort de Farid.  

Les sommes récoltées lors de ces escroqueries étaient considérables, jusqu’à mettre en danger l’équilibre même de la banque et de ses assurances. Et la pression sur les polices européennes était donc énorme. Ce qui peut expliquer les tortures subies par Farid, l’une des rares personnes à avoir été arrêtées. Surtout que lors de son interpellation, il avait déjà changé plus de 90% des traveller’s en sa possession. Les policiers ont tenté en vain d’empêcher son camarade et l’argent de sortir du pays.

Donc Farid a bel et bien été tué dans une action militante liée à son engagement politique.

Il est enterré au carré musulman du cimetière de Thiais.

Le « chaînon manquant »

Dans une belle réécriture historique, les tenants des contes et légendes des luttes de l’immigration éliminent la génération des jeunes (souvent anciens du MTA) qui ont choisi à la fin des années 1970 une autre voie que le protestataire patenté.

Pour eux, jamais de jeunes immigrés n’ont rejoint la guérilla d’AD ni les groupe d’autodéfense populaire des quartiers. Jamais. Oubliés les Farid, les Mohand, les Mouloud (Mouloud A. des quartiers de Lyon) et leurs autres camarades non identifiés ou ayant bénéficié de l’amnistie de 1981.

Oubliées les actions de violence révolutionnaire contre l’impérialisme, la Françafrique, le sionisme, le néocolonialisme, l’aide militaire et policière aux régimes corrompus d’Afrique, mais aussi contre les marchands de sommeil institutionnels, les lois Stoléru et autres…

Pour eux, pas de combattant mort comme Farid, ni d’exilé à vie comme Mohand, pas d’emprisonné… rien ! Ils ont « oublié »…

Une belle amnésie collective et bien orientée pour une reproduction des luttes pépères et sans risque. Les noms qu’on cite encore sont ceux des victimes. Ceux désarmés, démunis, assassinés par la police.

Pour les amnésiques, impossible de rappeler qu’un des nôtres a participé à l’anéantissement d’une des premières patrouilles de la BAC lors d’une fusillade ayant entraîné la mort de deux policiers et les blessures du troisième.

Trop dur pour eux d’accepter que certains se soient rebellés et armés.
Farid, Mohand, Mokhtar, Mouloud et les autres concevaient que la lutte prenne des sentiers et des méthodes différentes. Ils le montraient tous les jours, au journal Sans Frontière, dans Rock Against Police, à Radio Soleil et ailleurs et… aussi les armes à la main.

Les amnésiques volontaires ne veulent jamais dépasser les limites, pire ils ont été jusqu’à dénoncer les vrais combattants. Si on cherche bien sur le net on trouve des traces de ces contritions de dissociation. Par exemple ces deux « serviteurs » qui se sont rendus devant la prison où était détenu Georges Abdallah pour se faire les relais des mensonges de propagande contre-révolutionnaire à son encontre et sous-entendre devant les caméras que lui, le combattant arabe qui considérait que le combat devait aussi être mené au cœur des métropoles impérialistes, n’avais pas grand chose à voir avec le « mouvement beur ». Ce qui est sûr c’est que Georges Abdallah, ayant accompli aujourd’hui 37 ans de prison pour la liberté de la Palestine suite à ces manipulations d’État, n’a pas grand chose de commun avec ces tristes sires.

Aujourd’hui nous devons réhabiliter la génération de militants qui ont agi entre la période des vieux du MTA des années 1970, Saïd et Mokhtar, et l’épopée du MIB – Momo de Mantes, Nordine, Samir et les autres – dans les années 1990 balisées par la victoire de la contre-révolution néolibérale et néocoloniale au cours de la décennie précédente. Sans quoi il devient impossible de comprendre contre quoi a été montée l’opération « SOS Racisme » et la mise en place du système associatif clientéliste qui caractérise jusqu’à aujourd’hui, avec l’écrasement sécuritaire, la gestion raciste des quartiers ségrégués, ni de comprendre comment les avant-gardes du mouvement réel de la jeunesse de ces quartiers se sont retrouvées aussi isolées au moment de la grande révolte d’octobre-novembre 2005 ou de celle de Villiers-le-Bel en 2007.

C’est pourquoi nous nous devions d’écrire ce texte.

Oui, un combattant arabe de la rue Myra est mort sous les coups des flics dans un commissariat finlandais un jour de janvier 1982.

Et oui il était engagé dans une organisation révolutionnaire armée !

Il est important de sortir de l’oubli ce chaînon manquant à la veille d’évènements qui vont réclamer un esprit de résistance et de lutte. Que personne ne parle en notre nom (le cul dans un canapé), seuls nos actes crient notre rage !

NI OUBLI NI PARDON !

A. et K.
Barbès, le 16 décembre 2021


Documents :

  1. Christian Delorme, « Le mouvement beur a une histoire », Les cahiers de l’Angi, 1984.
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