Nous avons réalisé cet entretien avec deux camarades de la Plateforme d’Enquêtes Militantes afin d’approfondir ensemble les enjeux d’une conception de l’enquête comme style et méthode d’organisation, leur permettre de formuler un premier bilan d’expérience, tout en évoquant les possibilités politiques nouvelles ouvertes par la situation en cours.
1) ACTA : Comment pourriez-vous définir de manière synthétique l’enquête militante ? Que signifie donner à l’enquête une centralité politique et stratégique ? Comment cela se traduit-il concrètement dans vos pratiques, notamment au sein de la Plateforme d’Enquêtes Militantes ?
PEM : Pour le dire simplement, l’enquête militante est le style ou la méthode – nous y reviendrons – qui assure le lien entre théorie et pratique. La centralité stratégique qu’on accorde à l’enquête militante consiste donc à ne pas séparer l’élaboration intellectuelle de l’intervention politique et vice-versa ; à ne pas distinguer le plan de l’organisation de celui de l’analyse. Cela se traduit par une posture militante toujours présente dans la manière dont on se rapporte aux luttes et aux processus sociaux. Son objectif n’est donc pas la simple rédaction de textes, entretiens ou comptes rendus d’enquêtes dont on pourrait commodément s’approprier le contenu grâce à un support électronique ou papier. Cela n’empêche évidemment pas la production de matériaux textuels et/ou audio-visuels afin de restituer les résultats – qui sont toujours partiels, toujours in progress, toujours situés – de la co-construction d’un savoir fait pour et par les luttes.
Pour résumer, l’enquête militante vise à la consolidation réciproque entre théorie et pratique, entre production de connaissance et production de conflit. Par conséquent, quand elle est menée à bien, l’enquête militante doit déboucher avant tout sur un renforcement de la praxis.
Quant à la posture propre à l’enquête militante, elle implique :
1. De prêter une attention particulière aux comportements subjectifs de résistance et d’insubordination, de coopération et d’entraide – qu’ils soient ouverts ou latents – tout en saisissant le cadre objectif à l’intérieur duquel ils se déploient.
2. De toujours chercher à construire de l’internalité aux luttes, c’est-à-dire à s’ancrer dans les espaces (lieux de travail, quartiers, universités, assemblées populaires, etc.) et à y garantir une présence militante dans une temporalité de moyenne-longue durée, en établissant ainsi un rapport de confiance et d’interconnaissance solide avec les sujets qui se battent pour transformer leur cadre de vie.
3. De viser à saisir des tendances – à la fois dans les transformations objectives de la société et dans les comportements subjectifs de la classe – afin d’anticiper les terrains sur lesquels il est possible de faire travailler politiquement les contradictions à l’oeuvre.
On peut donc parler – à propos de l’enquête militante – de style, pour rendre compte de l’attitude constitutive de la praxis qui l’imprègne d’un bout à l’autre. Mais aussi de méthode, quand à travers l’enquête on poursuit de façon explicite et systématique un objectif politique déterminé collectivement, dans une dynamique de dépassement tendanciel de la frontière entre « enquêteur-se-s » et « enquêté-e-s ». Dans le premier cas, elle est la démarche qui in-forme l’intervention militante et qui l’accompagne dans son déploiement ; dans le deuxième, elle est le procédé qui donne corps à un projet de transformation, elle est la modalité qui concrétise le processus d’intervention. Dans le premier cas, elle sert donc à forger des hypothèses politiques dans des situations que l’on juge potentiellement intéressantes ; dans le deuxième, elle sert à vérifier ces hypothèses, c’est-à-dire à les con-valider, à les réaliser. Dans le premier cas, elle remplit une fonction principalement descriptive ; dans le deuxième, performative. Plus globalement, l’enquête militante est la courroie de transmission entre l’analyse de la composition subjective (d’un segment) de la classe et l’organisation politique à l’intérieur d’un contexte objectif donné.
On y reviendra au cours de l’entretien, mais pour ce qui est de nos pratiques cela a donné lieu à plusieurs expériences, plus ou moins abouties et réussies. Dans certains cas nous nous sommes limité-e-s à aller sur les lieux pour comprendre les enjeux d’une lutte et discuter avec ses protagonistes, les suivre tout au long de la mobilisation et rédiger des entretiens afin de visibiliser leurs revendications. À titre d’exemple, c’est cette démarche qui nous a amené-e-s à nous rendre sur les piquets de grève dans le secteur du nettoyage industriel ou encore sur ceux de la lutte gagnante menée l’année dernière par les travailleur-se-s des Catacombes de Paris. On a aussi construit des relations impromptues, mais néanmoins très positives, dans le secteur du tri des déchets, qui nous ont occupé-e-s à fond sur des périodes ciblées avec l’objectif de diffuser l’information tout en fournissant un appui extérieur à la lutte. Ces cas de figure – comme beaucoup d’autres encore – constituent des exemples d’enquête politique plus ou moins développés. Le rôle de la PEM a ainsi varié entre celui de « caisse de résonance » et celui de « support extérieur ».
Dans d’autres cas, on a pu instaurer des liens plus durables qui nous ont aussi permis d’être partie prenante dans le lancement d’une série d’initiatives ou de campagnes de différentes natures (pour le maintien des emplois, les salaires, les conditions de travail, contre la répression syndicale, etc.) en catalysant la mobilisation en cours, c’est-à-dire en accélérant les rythmes et en intensifiant l’offensivité des luttes. C’est le cas, par exemple, depuis désormais plusieurs mois avec des salarié-e-s de Monoprix en région parisienne (cf. ici, ici, ici et ici).
Cependant, l’expérience de co-recherche la plus avancée, nous sommes sans doute en train de l’expérimenter avec les travailleur-se-s de la filiale du port de Gennevilliers du groupe de logistique Geodis-Calberson, que nous avons rencontré-e-s déjà à partir de mars 2018 devant les portes de leur entrepôt, l’un des plus combatifs du secteur en région parisienne. L’expérience la plus avancée car elle a donné lieu à la fois à une co-production de savoir dans une véritable dynamique de co-recherche (notamment à travers un cycle de rencontres que l’on a organisé avec les ouvriers en avril-mai 2018 dans plusieurs facs occupées de la région parisienne – cf. l’émission radio de l’Actualité des luttes pour l’intervention à Tolbiac), un processus organisationnel avec des résultats « tangibles » en termes de dommages économiques à l’entreprise (cf. le communiqué et le compte-rendu de l’action de blocage à 300.000 balles qui a eu lieu en avril 2018) et un lien solide et sur le long terme avec les salarié-e-s, qui nous a permis, entre autres choses, d’oeuvrer à leur connexion avec d’autres foyers de lutte (comme – un exemple parmi beaucoup d’autres – lors du blocage d’une des plus grosses plateformes logistiques d’Europe, à Bonneuil-en-France, avec d’autres bases syndicales et plusieurs groupes de Gilets Jaunes en janvier 2019).
Comme on l’a dit tout au début à propos du diagnostic théorique, il est important de souligner que le choix que l’on a fait d’intervenir dans la logistique n’est pas fortuit mais s’appuie sur une analyse de ce secteur en pleine croissance en tant que toujours plus stratégique à la fois pour son rôle de connecteur dans l’économie métropolitaine mais aussi en raison de sa composition, largement précaire et moins susceptible que d’autres d’être traversée par des dynamiques corporatistes (cf. ici pour l’Italie et ici pour l’Allemagne). Par-delà la logistique, c’est aussi une autre hypothèse, plus générale et discutée collectivement à partir du lancement de la PEM en octobre 2017, qui nous a amené-e-s vers des lieux de travail pour nouer des liens avec les travailleur-se-s en lutte, comme les cheminot-e-s de l’inter-gare de Paris et les postier-ère-s du 92, à savoir : l’émergence, dans un contexte de crise du modèle syndical français et d’aggravation des restructurations néolibérales, de bases syndicales toujours plus conflictuelles et critiques de leurs directions. Autrement dit, de l’ouverture d’un nouveau terrain d’intervention potentiellement fertile comme résultat de l’érosion progressive de la médiation dans ses formes syndicales et politiques classiques.
Cela ne nous empêche pas d’ouvrir d’autres chantiers et de construire des liens au-delà des travailleur-se-s en lutte et des bases syndicales combatives. Les exemples des étudiant-e-s (de Tolbiac, de Nanterre, de l’EHESS et de St. Denis), du comité Adama (avec qui on a participé à plusieurs initiatives, même en dehors de la France, depuis le « cortège pimenté » du 26 mai 2018) et plus récemment des Gilets Jaunes montrent bien que le champ d’intervention politique de l’enquête militante est vaste et hétérogène.
2) ACTA : Question complémentaire : qu’est-ce qui différencie l’enquête, qu’est-ce qui la singularise par rapport à d’autres pratiques militantes ? Notamment en ce qui concerne le type d’intervention, l’approche des réalités populaires, donc votre rapport au « dehors » du milieu militant et à la notion d’avant-garde.
PEM : Pratiquer l’enquête militante implique de rester fidèles à la singularité de la contingence ; ce qui signifie avoir une approche radicalement matérialiste et foncièrement pragmatique, refusant toute sorte d’a priori idéologique – qu’il soit avant-gardiste, sociologisant ou économiciste. L’attention se focalise alors sur le processus de subjectivation, en se demandant : qu’est-ce qui fait que les sujets ne subissent plus passivement les conditions qui leur sont faites, mais qu’ils réagissent, qu’ils le font ensemble, qu’ils assument des pratiques de lutte plus conflictuelles, qu’ils mettent en place des formes d’organisation plus avancées ? Ou, là où il n’y a pas de conflit, là où on ne repère pas de traces de résistance subtiles ou indirectes, on se demande : quelles sont les dynamiques d’intériorisation de la norme ? Qu’est-ce qui fait que les individus ou les groupes acceptent, reproduisent passivement, voire promeuvent activement des rapports ou des conditions d’assujettissement ? Dans les deux cas, la subjectivité reste un champ de bataille, un enjeu de lutte. De ce point de vue, ce qui compte (le plus) ce n’est pas (tant) l’affinité politique qui précède le moment de la rencontre, mais le chemin que l’on fait ensemble. Comment on co-évolue, ce que l’on apporte les un-e-s aux autres, ce que l’on apprend et ce qu’on fait tout au long du parcours commun.
Ainsi, ce n’est pas (seulement) la place occupée au sein des rapports sociaux qui fait d’un groupe un sujet politique favori. La classe n’est pas une donnée sociologique, ni le travail (salarié) – malgré sa centralité indéniable – n’épuise le terrain du conflit : il n’y a pas de classe sans lutte de classe, disait-on autrefois, et cela, en ce qui nous concerne, reste toujours d’actualité ! Une étudiante, un chômeur ou des précaires qui se battent avec résolution peuvent valoir beaucoup plus, en termes de productivité politique, qu’un ouvrier stakhanoviste et casseur de grève qui pourtant occupe un poste névralgique au sein du processus d’accumulation. Pour reprendre une terminologie opéraïste, à laquelle une partie des membres de la PEM est attachée, il ne faut pas superposer forcément « composition technique » et « composition politique »1.
De plus, c’est l’ensemble des conditions matérielles de la vie qui apparait déterminant, même si le travail, dans ses multiples avatars, conserve une place tout à fait incontournable. À cet égard (mais cela ne fait pas partie de l’objet de cet entretien) il faudrait procéder à une analyse sérieuse de ce que le travail est devenu à l’époque du capitalisme des plateformes, avec ses tendances à l’accroissement et à la spécialisation des savoirs nécessaires à décrocher une embauche (l’hypothèse du « capitalisme cognitif ») et ses contre-tendances à la déqualification des tâches, à la précarisation des emplois et à la sous-rémunération. Il s’agit d’une contradiction potentiellement explosive du point de vue politique, entre des exigences/prétentions subjectives grandissantes et un horizon d’attente objectif décroissant.
Plus globalement, pour ce qui est de la PEM, si jusqu’à présent nous avons d’abord entretenu des relations politiques denses avec des bases syndicales combatives, nos « alliances en mouvement » avec d’autres sujets – les étudiant-e-s, le « Comité Vérité pour Adama », plusieurs groupes de Gilets Jaunes en Ile-de-France – nous montrent que l’éducation nationale, la police, la justice, les prisons et toutes les problématiques liées au service public, au logement, à la consommation, au système des partis etc. représentent des champs de bataille extrêmement importants.
Il ne faut donc pas séparer « sphère de la production » et « sphère de la reproduction », ou encore « luttes économiques », « luttes sociales » et « luttes politiques », mais travailler à l’accumulation de connaissances critiques et à l’expansion de l’antagonisme. L’enjeu consiste à pousser toujours plus loin les processus de subjectivation, en radicalisant les niveaux du conflit, en élargissant le spectre des revendications et en approfondissant le degré de remise en cause des rapports existants. La pratique de l’enquête militante peut se révéler d’une grande utilité à ce propos, vouée comme elle l’est à la co-production d’un savoir « partisan ». Si les fenêtres ouvertes par les mouvements sociaux – avec l’accélération des temporalités et la consolidation des liens subjectifs qu’elles garantissent – peuvent et doivent être saisies pour affermir ces dynamiques, il convient de souligner comment l’enquête militante s’oppose à deux autres manières d’entendre et de pratiquer l’intervention politique.
En premier lieu, elle s’oppose à toute conception hors-sol de la politique, propre à celles et ceux qui se parachutent de l’extérieur dans les lieux quand « ça chauffe » pour les déserter – de manière opportuniste – dès que la mobilisation s’émousse : qui pratique l’enquête militante n’est pas un « touriste des luttes », étant entendu que le « tourisme politique », comme disait Romano Alquati, n’est pas une question de distance géographique, mais d’extériorité par rapport aux sujets et aux lieux de la lutte, qui peut donc très bien s’exercer (comme c’est trop souvent le cas) même en bas de chez soi ! Cela ne doit pas, bien évidemment, conduire à s’abstenir des éclats événementiels, mais à articuler la construction patiente de parcours de moyenne-longue durée avec des actions coups de poing (la lutte des Geodis, en ce sens, est emblématique pour nous, dans sa capacité à pratiquer une pluralité de formes d’action, plus ou moins offensives selon les contextes et selon les phases).
En deuxième lieu, la pratique de l’enquête s’oppose aussi aux approches « pastorales » de la politique qui attribuent aux militants un rôle de type pédagogique – expliquer l’exploitation aux exploité-e-s, expliquer l’oppression aux opprimé-e-s, etc. – ou, autrement dit, d’avant-garde savante qui opère le dévoilement de ce que dans la tradition noble du marxisme on appelait « la conscience de classe ». Cette dernière étant conçue comme quelque chose qui pourrait (et devrait) être insufflé de l’extérieur. À cette conception « conscientisante » du passage de la « classe en soi » à la classe « pour soi » la méthode de l’enquête militante oppose une approche processuelle où l’enjeu est la subjectivité comme champ de bataille. Il ne s’agit donc pas d’instruire les dominé-e-s, de leur apprendre ce qu’ils connaissent déjà très bien pour le vivre au quotidien en première personne afin qu’ils changent leurs idées et leurs modes de pensée, mais de créer ensemble les conditions matérielles et subjectives afin qu’ils puissent se comporter différemment.
3) ACTA : À partir de votre expérience, comment les premiers concernés (au sens des acteurs directs d’une lutte spécifique) accueillent-ils en règle générale l’intervention militante « extérieure » ? Avec bienveillance ou plutôt avec méfiance ?
PEM : Par-delà son importance fondamentale pour décrire les conditions de vie et les relations avec les soutiens/militants notamment dans les luttes des migrants, la notion de « premiers concernés » reproduit la séparation rigide entre « dedans »/« dehors » que la pratique de l’enquête militante vise à estomper, voire à dépasser. Plus globalement, nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas de règle générale, l’intervention militante étant directement liée aux situations dans lesquelles elle se pratique. Comme on le disait tout à l’heure, tout dépend de la contingence : quelles sont les revendications des sujets en lutte ? Leurs formes d’organisation ? Leurs modalités d’action ? Quel est le niveau de conflictualité de leurs pratiques ? S’agit-il de collectifs ou des structures plus ou moins solides, ou a-t-on affaire à des groupes en voie de constitution ? Depuis combien de temps la lutte est-elle en place ? Est-elle destinée à durer longtemps ou pas ? Quelle est sa cible ? Son ennemi ? Son objectif ? De quels moyens dispose-t-on ? Etc.
Le problème, donc, ne concerne pas vraiment comment tu es perçu – disons que, normalement, quand tu démontres que tu es là, que tu te mouilles, que tu reviens même si tu n’as rien à profiter (en termes de visibilité ou autre), tout va bien. Les dimensions éthiques du militantisme – générosité, disponibilité, détermination, mais aussi transparence, sincérité, etc. – sont ici de première importance. Il y a tout un côté interpersonnel extrêmement enrichissant qui est l’essence même de la pratique politique « à la base ». Si on veut éviter le double écueil, d’un côté, du bureaucratisme mortifère des orgas décrépites du mouvement ouvrier traditionnel et, de l’autre, du « léninisme vagabond » des pseudo-avant-gardes de nos milieux, ces « passions joyeuses » peuvent faire la différence. En ce sens, la praxis doit toujours être incarnée par une tension éthique qui ne sépare pas les buts des moyens, sans pour cela céder au pur immédiatisme qui serait une fin à soi-même : la lutte pour la lutte n’est pas notre sport préféré, ni le repli identitaire dans des « micro-sectes » séparées de la composition de classe ; au contraire, la lutte doit toujours viser des avancées à court, à moyen et, si possible, à long terme ! Encore une fois, ce qui compte le plus c’est comment on grandit ensemble. Cela constitue pour nous la seule manière de conquérir de la légitimité, c’est-à-dire créer de l’internalité aux luttes, établir une présence à même de s’enraciner dans les espaces et de se reproduire dans le temps et, surtout, composer des perspectives capables de promouvoir notre puissance commune de penser en agissant, et d’agir en pensant.
Le discours est en revanche différent quand tu entres dans le rayon d’action d’une structure syndicale qui a l’habitude de garder fort dans ses mains les reines de l’initiative. Dans ces cas on peut rencontrer de la méfiance tout d’abord, et du scepticisme ensuite. Si, toutefois, au sein de la PEM on ne se vit pas du tout comme une avant-garde, on ne se limite pas pour autant à suivre ce que font ces structures, car, à plusieurs reprises, on a été contacté par des soi-disant professionnels de la lutte de classe qui nous offraient gentiment de nous faire « instrumentaliser » pour des finalités qui nous restaient opaques. L’enjeu, pour nous, est au contraire toujours le même, à savoir : participer à égalité à la construction de l’action, de la campagne ou du parcours de mobilisation. Ce qui implique de s’organiser de façon horizontale, fixer collectivement les objectifs, participer en accord avec la dynamique, sans arrières pensées visant à renforcer son propre petit regroupement au lieu du mouvement général – de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins, disait-on autrefois…
4) ACTA : Comment se concrétisent les résultats des processus d’enquête, en termes de développement organisationnel ? Sur quelle théorie de l’organisation la PEM s’appuie-t-elle, et pour quel horizon politique ?
PEM : Pour répondre à cette question nous allons nous appuyer sur les trois textes les plus stratégiques qui ont été publiés jusqu’à présent par la PEM – tout en sachant qu’on ne peut y faire ici que de très rapides allusions : le premier à l’occasion du mouvement printanier de 2018, le deuxième pour la rencontre « Alliances en mouvement » que nous avons organisée en octobre 2018 afin de faire un bilan de la mobilisation du printemps et de tracer des perspectives pour la suite2, et le troisième au tout début du soulèvement des Gilets Jaunes. Dans cette conjoncture3, en fait, la question politique première consiste d’après nous en 1. l’intensification de la pluralité des luttes qui sont montées sur le devant de la scène récemment et 2. leur mise en relation à partir de leurs autonomies respectives. Nous soutenons ainsi « la perspective d’une prolifération et d’une connexion dynamique des foyers de lutte », c’est-à-dire que, de notre point de vue, « le renforcement et la propagation des luttes à partir de différents foyers de mobilisation représentent un horizon fondamental du travail politique actuel ». En ce sens on ne part pas de zéro : l’accumulation d’expériences qui a eu lieu en France depuis 2016 nous semble avoir débouché, du moins pour l’instant, sur une séquence très prometteuse de « pérennisation du conflit via son auto-organisation ». Malgré le durcissement de la crise économique et politique, dont l’autoritarisme du duo Valls-Macron est l’emblème, le défi que les mobilisations présentes doivent affronter consiste alors à « faire grandir chacun de ces pôles [de conflit] et [à] les articuler à partir de leurs nécessités spécifiques et de leurs massifications potentielles ».
Ce qui se concrétise dans la conjugaison de deux logiques très largement complémentaires entre elles : 1. « l’efficacité immédiate de l’opposition » face au gouvernement, au patronat et à leur police ; et 2. « le travail de construction sur le moyen terme de terrains d’autonomie, de lieux capables d’expérimenter des contre-institutions non souveraines et anticapitalistes », ou, pour le dire autrement, l’organisation d’espaces de « concentration diffuse » de force. À cet égard, l’articulation entre plusieurs tactiques d’action peut réussir – comme cela a déjà été le cas – à augmenter notre puissance politique. Le dépassement de la manif syndicale classique via l’invention du cortège de tête tout d’abord et grâce à la créativité des samedis en pur GJ-style ensuite ; la diffusion de la pratique du blocage économique et l’expérimentation de nouvelles formes de grève par des figures du monde du travail dites a-typiques et/ou à partir de revendications concernant la sphère de la reproduction sociale ; l’occupation des places en 2016, des universités en 2018 et, par la suite, l’enracinement sur l’ensemble du territoire français d’assemblées populaires de GJ à partir de l’automne 2018 – toutes ces expressions de résistances et d’alternatives, d’offensivité et d’auto-défense, de tissage de liens et de construction d’espaces d’autonomie, constituent des exemples très concrets et productifs de puissance politique. La diffusion et la radicalisation de ces trois logiques d’action annoncent une contamination des pratiques qui a déjà eu lieu et qui pourrait finir par (re)mettre sérieusement en difficulté les pouvoirs en place, toujours plus agressifs et toujours moins disponibles à lâcher quoi que ce soit !
Pour synthétiser : fin de la recherche du sujet politique central suite à la nouvelle phase de mondialisation et à l’émergence d’une pluralité de subjectivités qui ont contribué au dépassement du mouvement ouvrier traditionnel et du marxisme classique (axés sur la centralité de la figure, blanche et masculine, du salarié) ; modeste tentative d’intensification et d’articulation entre des luttes spécifiques (selon le triptyque classe-race-genre)4; travail de recomposition politique transversal à cette pluralité de dimensions ; et tentatives d’ancrage de « contre-pouvoirs diffus » dans les territoires sociaux et géographiques afin de sédimenter des niveaux élevés d’antagonisme.
Nous croyons que, en cela aussi, nous avons beaucoup à apprendre du soulèvement en cours des GJ – et cela malgré toutes ses contradictions, malgré les différents passages internes qu’il a déjà connus en si peu de temps et malgré ses spécificités liées aux contextes régionaux et urbains. Soulèvement en cours qui, de plus, repose à nouveau frais la question du rôle et des objectifs du militantisme et de la pratique organisationnelle : quoi faire ? Comment imaginer les méthodes et le style d’intervention ? Un sujet qui mériterait d’être affronté de manière beaucoup plus approfondie…
5) ACTA : En quoi l’enquête militante est-elle ce qui permet de maintenir une pratique politique consistante en dehors des seules temporalités de mouvement ?
PEM : Pour faire très court, et en reprenant une distinction de Salvatore Cominu, un camarade turinois proche d’Alquati, disons que l’enquête militante connait une triple dimension temporelle : elle peut être conduite à « chaud », à « froid » ou quand la situation est en voie d’ébullition. À cet égard, nous renvoyons au débat qui a eu lieu dans le premier opéraïsme entre la pratique de l’enquête politique conduite par Panzieri et celle de la co-recherche soutenue par Alquati. La première se met en place lors des moments d’irruption d’une lutte et dans les phases d’incandescence ; elle a donc une dimension temporelle ponctuelle et assume normalement un caractère de semi-extériorité par rapport aux luttes, puisqu’on n’a pas le temps de tisser et de consolider des liens. La deuxième, en revanche, trouve son terrain propre d’expression dans la moyenne-longue durée, elle implique la recherche d’internalité aux luttes et débouche sur la co-construction de processus organisationnels et de parcours d’auto-formation (ou de production de subjectivités). L’une n’exclut par l’autre, ou, mieux, la co-recherche peut très bien englober en son sein une multiplicité d’enquêtes politiques. Pour le dire autrement, la constitution d’un parcours pluri-annuel d’organisation doit s’appuyer sur la production d’un savoir militant qui s’élabore au fil du temps et qui peut passer par différentes phases – plus ou moins intenses – de conflictualité.
En ce sens, la PEM a été lancée à la suite du mouvement contre la Loi Travail, car nous avions la sensation de nous retrouver dans une longue phase d’ébullition ou de quasi mobilisation permanente, déterminée par des processus de subjectivation extrêmement importants : le cortège de tête pour la jeunesse précarisée ; Nuit debout pour les composantes citoyennistes radical-progressistes ; l’effritement des centrales syndicales pour les bases combatives, etc. L’idée de départ était donc de se situer à un niveau intermédiaire entre la réflexion théorique de fond (typique des phases de reflux) et l’agitation mouvementiste (propre aux pics de mobilisation). 2018 a changé la donne ! Ce que nous essayons de faire à présent est de tenir ensemble l’élaboration stratégique et l’intervention tactique dans le mouvement.
6) ACTA : Une dernière question, à quelle tradition théorique et politique l’enquête militante se réfère-t-elle ?
PEM : L’histoire de l’enquête militante est riche et variée comme celle des mouvements révolutionnaires des deux derniers siècles. Elle nait dans l’effervescence de la mouvance jeune-hégélienne, avec La situation de la classe ouvrière en Angleterre du très jeune Friedrich Engels, et elle arrive (pour ne considérer que les moments « classiques ») jusqu’au Groupe d’Information sur les Prisons animé, entre autres, par Michel Foucault, en passant par la Johnson Forest Tendency aux États-Unis, Socialisme ou Barbarie en France, l’opéraïsme en Italie, ou, à l’échelle globale, par le maoïsme, par les mouvements féministes (les groupes d’auto-conscience étant des formes d’auto-enquête), etc. Il est tout simplement impossible de rendre compte ici de ses différentes incarnations. Nous nous limitons donc à renvoyer à quelques références bibliographiques introductives, librement accessibles online5. Ce que nous souhaitons souligner, toutefois, c’est que l’enquête militante peut et de fait a été conduite non seulement par des groupes plus ou moins proches du mouvement ouvrier traditionnel (dont l’histoire est un gisement d’expériences à la fois glorieuses et catastrophiques) mais qu’elle a aussi été pratiquée par des collectifs autonomes. En ce sens, l’enquête militante est la méthode qui permet d’activer le passage de la subjectivité à l’(organisation de l’)autonomie.
- Par composition technique on entend le rapport entre force de travail et machines/technologies capitalistes, alors que par composition politique on entend les formes de subjectivation autonomes et les processus de politisation.
- Cette rencontre, structurée en trois moments, à laquelle ont participé plusieurs bases syndicales combatives, le Comité Vérité pour Adama, l’Action Antifasciste Paris-Banlieue et de nombreux collectifs étudiants autonomes, a aussi été un moment de co-recherche collective, qui a réuni tout au long d’une après-midi environ 200 personnes.
- On peut entendre la conjoncture en un triple sens, de plus en plus ciblé du point de vue spatial et temporel : 1. tout d’abord le tournant enclenché dans les capitalismes occidentaux après la crise du modèle keynésien-fordiste d’accumulation suite aux mouvements sociaux du « moment 68 » ; 2. la crispation du processus d’intégration européenne, notamment après la crise de 2008, et le cycle de luttes auquel elle a donné lieu ; 3. la phase la plus récente à l’échelle française, ouverte par l’institution de l’état d’urgence et par l’approbation de la Loi Travail, poursuivie par la flopée de réformes ultra-néolibérales de Macron d’un côté, et la séquence triennale de mobilisation quasi permanente (avec la rupture opérée par les Gilets Jaunes) de l’autre.
- Ce qui nous a amené-e-s, par exemple, à lancer des appels pour participer aux actes III et IV des GJ de Paris avec les cheminot-e-s de l’inter-gare, le Comité Vérité pour Adama, l’Action Antifasciste Paris-Banlieue et le Collectif de Libération Autonome et Queer.
- Par-delà les deux textes cités au début sur l’enquête militante comme style et comme méthode, sur le site de la Plateforme nous avons publié aussi un troisième texte, plus historico-épistémologique, sur l’enquête. Pour des références online, cf. deux textes (ici et ici) parus sur la revue Période, la bibliographie en italien rédigée par le collectif désormais dissous Uninomade, l’excellent numéro de la revue américaine Viewpoint magazine consacré à l’enquête ouvrière et le site anglais Notes from Below, qui fait un travail théorique et politique assez proche de celui de la Pem.