Essai d’analyse de l’arsenal juridique de la répression réalisé dans le cadre de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire
La possibilité d’enfermer, la possibilité de tuer. Voilà les deux piliers de l’État, par essence autoritaire, qui dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire accélère le mouvement de ces deux prérogatives pour asseoir ses intérêts de force. La répression et le droit sont des moyens, des outils, aux fins de la construction politique de l’État. À la jonction de ces deux éléments, il y a la prison. Elle fait office à la fois de forteresse légale hermétique aux mesures, notamment sanitaires, prises dans le droit commun ; et à la fois de pont de liaison permanente entre le droit et la répression – soit entre l’État et la possibilité de mourir.
Introduction : Qu’est ce qu’un état d’urgence sanitaire ?
La loi relative à l’état d’urgence sanitaire a été déclarée le 24 mars 2020 pour une durée annoncée de deux mois. Afin d’endiguer la pandémie du covid-19, elle autorise le gouvernement à légiférer par ordonnance, donnant de ce fait toute puissance à l’exécutif, et constitue une base légale aux mesures de confinement et de restriction de liberté. L’état d’urgence sanitaire est donc une légalisation de la répression au moyen de l’autorité et aux fins de la sauvegarde de ses intérêts.
Parmi les premières mesures annoncées, on trouve : la limitation des libertés individuelles (d’aller et venir ; de réunion ; d’entreprendre), la possibilité d’ordonner des réquisitions « de tous biens et services nécessaires afin de lutter contre la catastrophe sanitaire » ; la prescription par arrêté de toute autre mesure générale (laissant le champs libre aux possibilités d’action du gouvernement).
Ces mesures sont assorties de sanctions puisque le fondement même du droit étatique est la punition. Il est par essence répressif, d’autant plus qu’il ne dépend quasi plus que du seul exécutif. Ainsi, parmi ces sanctions, on trouve : 135€ d’amende pour une première violation (par exemple, l’absence d’attestation de sortie). Majorée à 375€ si ce n’est pas payé dans les quarante-cinq jours. En cas de récidive dans les quinze jours suivant la première verbalisation, l’amende peut aller jusqu’à 1500€ ; 3750€ et 6 mois de prison en cas de multi-récidive. Quant au non-respect des réquisitions demandées, la mesure est punissable de 10 000€ d’amende et 6 mois de prison.
Force est de constater que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, comme dans tout état d’urgence défini par la loi de 1955 dont il s’inspire, l’appareil répressif et les moyens de violence de l’état sont renforcés. Au déploiement de cent mille membres des forces de « l’ordre » (gendarme, police, militaire) ; à l’élargissement des prérogatives de certains corps comme la police municipale, les gardes champêtres, les agents de la mairie de Paris ou de la préfecture de police ; à la prolifération des drones et des caméras de surveillance ; s’ajoute la nécessité pour l’état autoritaire de garder un espace-temps ultra-confiné, sur-enfermé, où les privations de liberté augmentent à mesure qu’elles se normalisent dans les autres espaces-temps publics.
En prison, tout doit toujours être pire. Ainsi, si partout, tout est enfermé, il faut, pour l’État, réinventer des formes d’enfermement plus drastiques ; si des libertés individuelles sont limitées, il faut repenser une forme de privation de liberté plus féroce. Parce que c’est cet espace-temps d’enfermement-là, la prison, qui donne aux lois et au droit son fondement. La punition, avérée ou fictive, livre autorité au droit. Le droit est un moyen de l’appareil répressif ; la répression donne autorité à l’État. C’est pourquoi, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, il est nécessaire de se questionner sur les prisons et de remettre en cause plus que jamais, et de manière plus virulente encore, leur existence.
Continuité et réinvention de la violence de l’État
La pandémie de coronavirus en France et l’application d’un état d’urgence sanitaire a pour principale conséquence, au-delà de sa continuité, la réinvention de la violence de l’État. Présentée comme d’autant plus « légitime », du fait notamment de l’impératif de survie collective, la violence, intrinsèque à l’institution, est renforcée par un double jeu de légalisation :
- dans l’instauration de nouvelles règles qui, sous couvert d’exceptionnalité, la permette
- par l’absence de régulation puisque c’est l’urgence de l’action qui prévaut
Entre les lignes, et quel qu’en soit le prix, la primauté de l’action de l’exécutif et de ses moyens (comme les polices et les armées), est actée.
Cet état d’exception n’a rien d’exceptionnel. La violence n’est pas le propre de l’état d’urgence – ce serait nier sa coexistence à l’État et son essence systémique. La violence, pour exister, doit s’exprimer de manière différenciée : il doit y avoir un pire, et un mieux. C’est le moyen pour l’État de déguiser la répression en providence et en nécessité. Par exemple, la violence de l’État s’exerce, en temps de non-urgence sanitaire, de manière virulente dans les quartiers populaires. En état d’urgence sanitaire, elle va s’y exercer de manière plus virulente encore, puisque partout ailleurs elle est lissée. La même mécanique s’applique aux prisons. L’état d’urgence n’invente pas la violence, il l’exacerbe, il la renforce. Il accentue la toute puissance de l’État sur celles et ceux qu’il opprime déjà.
Le droit commun, les prisons, et l’état d’exception
L’état d’urgence sanitaire est un cadre légal dérogatoire du droit commun. C’est à dire qu’il est présenté comme une bulle de décrets et de lois exceptionnelles, qui s’appliquent à un moment donné, dans un espace donné, à la place du droit ordinaire. Or, la prison, c’est déjà une exception juridique. Les règles qui s’y appliquent sont déjà dérogatoires du droit commun. Donc, comment s’applique un état juridique d’exception à une exception juridique ? Pour le dire autrement, comment s’applique l’état d’urgence sanitaire dans les prisons, alors même que d’ordinaire, elles sont plongées dans une sorte d’état d’urgence permanent ?
En état d’urgence sanitaire, loin d’être considérées par les discours et les décisions institutionnelles comme des citoyens de droit commun, les personnes incarcérées souffrent de multiples peines imbriquées. Comme d’une part, la négation à peine masquée de leur réalité – par exemple, tous les lieux accueillant du public ont été limités et/ou fermés, sauf les prisons. Elles continuent même d’accueillir de nouvelles personnes (puisque le non-respect de certaines mesures sont passibles de peines de prison). D’autre part, un exercice différencié de la violence d’État : une répression forte même en l’absence de toute mesure de sécurité sanitaire. C’est comme ça qu’on voit dans le même temps des ERIS armés (notamment de fusils à pompe), et des surveillants sans gants ni masques.
« Je sors, et c’est toute la France qu’est sous bracelet avec moi. »
Quelques jours avant l’annonce du confinement généralisé, plusieurs personnes en fin de peine se sont vues octroyer des libertés conditionnelles, voire des libérations anticipées, alors même qu’elles leur avaient systématiquement été refusées jusqu’alors. Notamment, des détenus considérés comme « éléments perturbateurs » du fait des actions de résistances qu’ils avaient menées en prison quelques semaines plus tôt. Difficile de ne pas y voir une corrélation nette avec l’arrivée de l’état d’urgence sanitaire et la préoccupation des administrations pénitentiaires au regard de ce qu’il s’était passé dans les prisons italiennes : « ils ont fait passer des trucs pour faire sortir les fins de peine parce qu’ils avaient peur » – parole d’ancien détenu.
L’état d’urgence en prison se prépare – c’est-à-dire que légalement, on est face à des choix et des non-choix rationnels qui ne comportent aucune inconnu. Il n’y a ni surprise, ni phénomène inattendu. Les « autorités compétentes » agissent en connaissance de cause. Ce qui signifie qu’elles sont pleinement responsables de tout ce qui se passe en prison, notamment pendant l’état d’urgence sanitaire.
L’état d’urgence sanitaire en prison : le mitard généralisé
Alors que dans son allocution du 16 mars, E. Macron recommande de profiter de ce temps de confinement pour se retrouver en famille, l’ensemble des administrations pénitentiaires annoncent la réduction puis l’interdiction des parloirs les unes après les autres. Le parloir en état de non-urgence sanitaire, est déjà un service minimum assuré à son seuil le plus bas. Et souvent assortis de contraintes matérielles pénibles, comme devoir faire des heures de routes pour quarante-cinq minutes d’entrevue. Or, il n’en reste pas moins une fenêtre hors les barreaux, un espace de sortie dans un lieu d’enfermement. « Ce matin, le surveillant il m’a pas ouvert pour la promenade. Heureusement j’avais parloir sinon ça voudrait dire que je sors pas de la journée, t’imagines ? » – ancienne parole de détenu.
Il n’empêche : en créant un espace-temps exceptionnel aux mesures manifestement drastiques, l’État normalise le droit ordinaire, la répression ordinaire, la violence ordinaire. Il laisse penser que le temps d’avant était meilleur et légitime la misère, puisqu’on se met à la défendre. Et prépare le temps d’après, puisque même s’il en ressort avec de nouveaux moyens, la répression sera toujours moins manifeste que du temps de l’état d’urgence. Il réinvente le pire et le mieux en permanence et fonde sa violence sur son caractère prétendument providentiel.
Ainsi, la ministre des tribunaux et des prisons pense adoucir les mœurs en jouant du violon – 40€ de forfait téléphonique par détenu. Comme on a pu le lire dans des messages de personnes incarcérées, « on vous a pas attendu pour avoir des téléphones bande de truffes ». Sa décision ne crée rien de nouveau. Elle s’appuie sur des acquis illégaux (ce qui existe de fait en prison), légifère dessus, et donc limite une liberté arrachée de force. Une personne détenue ayant son propre téléphone n’est pas limitée à un forfait de cinq heures d’appel par exemple. Au-delà, la ministre montre l’absence totale de volonté de changer les règles pour la prison, puisqu’elle se contente de tourner autour de l’existant et de le modeler – rien ne change dans le sens du mieux, la prison doit toujours être le pire. Et ce qu’elle fait passer pour un acte de générosité inconditionnelle, le forfait de 40€, est en réalité une nouvelle mesure de restriction de liberté déguisée.
Dans le même temps, les promenades sont réduites. L’enfermement dans les lieux d’enfermement, c’est avant tout couper l’accès aux rares espaces de sorties intérieures : parloirs, activités, promenades. Si l’on en croit la condamnation de la France par la CEDH le 30 janvier 2020 pour ses conditions indignes de détention, l’état d’urgence sanitaire en prison, c’est de la violation continue et pérenne des droits les plus élémentaires des personnes détenues.
Ajouté à cela les difficultés, voire l’impossibilité de cantiner, la non-suspension des fouilles à nu (ou alors tardives), l’accès au soin médicaux d’ordinaire périlleux et qui s’accentuent là, du fait de la pandémie – on se retrouve, aujourd’hui, en prison, face à des mitards généralisés. Toute la prison devient le mitard, suit ses règles – ses non-règles. À l’intérieur de la prison, on a créé du pire (la prison dans la prison), ce pire étant lissé à l’ensemble des bâtiments, il instaure de facto un nouveau degré de violence carcérale : la mise en danger permanente de la vie des individus. Donc légalement, on est face à un crime étatique organisé : laisser les prisons se transformer en mouroir en ne prenant pas les mesures nécessaires à la non-propagation du virus et à la non-contamination, c’est mettre en danger la vie d’autrui, c’est condamner à mort des individus. La peine de mort est légalement abolie en France depuis 1981.
« Nous voulons un dépistage au cas par cas pour chaque détenu et membre de l’administration pénitentiaire. Nous voulons que les agents pénitentiaires soient équipés de masques car c’est eux qui rentrent et sortent de la prison. Nous voulons plus d’informations sur cette situation : cantine/parloir/sac de linge. Nous voulons du gel désinfectant et des masques pour chaque détenu. »
Conclusion : L’état d’urgence comme état transitoire – l’effet papillon du droit
Ni les transferts (par exemple, transferts massifs des prisonniers d’Uzerche suite aux mutineries vers pas moins de cinq prisons différentes), ni les incarcérations n’ont été suspendues. Les surveillants continuent d’aller et venir à l’extérieur sans que les mesures nécessaires ne soient prises à leur non-virulence. Un détenu est mort à Fresne le 16 mars 2020, d’autres sont contaminés, d’autres présentent les symptômes. Dans cet état de violence manifeste, les détenus s’organisent. Des révoltes ont lieu dans plusieurs prisons de France et, comme toujours, le gouvernement y apporte d’une part, la réponse de la répression : intervention des ERIS dans la majeure partie des prisons (voire toutes ?), tirs (notamment à Uzerche), hagra générale. D’autre part, la réponse du chantage à la paix sociale : « il sera tenu compte de cette situation exceptionnelle lors de l’examen des réductions supplémentaires de peines. Il pourra être notamment envisagé d’octroyer la totalité de RSP aux détenus ayant adopté un comportement calme et respectueux durant cette période, à compter du 13 mars 2020 et jusqu’au terme de la crise ».
Défini comme « une mesure exceptionnel […qui] permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles », l’état d’urgence est plus un temps politique transitoire qu’un véritable temps de rupture légale. Un temps de changement brutal entre deux ordres, entre deux normalités. Une passation permanente de l’exception à l’ordinaire qui permet à l’État autoritaire de régir de force, et de réguler les crises régulières de son système raciste, capitaliste et hétéro-patriarcal. Il est alors nécessaire d’observer ce qu’il se passe en term de changements et de micro-changements, de se prémunir contre le temps d’après : qu’est ce qui va rester ? Qu’est-ce qui va se normaliser ? Se légaliser ? S’instituer ? Chaque état d’urgence a conduit à une surenchère de la répression. L’appareil juridique est une des armes de l’arsenal répressif de l’État. L’analyser comme un moyen du politique, comme une manière d’assurer sa continuité en dépit des crises qui le constituent, et donc, comme une modalité de la répression, c’est mettre en évidence ses logiques de domination et le potentiel violent qu’il instaure. Le droit, c’est de la privation de liberté, c’est du chantage à la prison.
La prison, comme les quartiers populaires, n’est pas un espaces-temps test. C’est un espace d’application ordinaire et normalisé des états d’urgences et d’exception dans leur caractère répressif. Alors, il ne peut pas exister de lutte sans les prisonnières et les prisonniers. Et pas de remise en cause de l’État sans la fermeture totale et inconditionnelle de tous les lieux de privation de liberté.