Espace urbain et distanciation sociale

Edward Burtynsky

Cet entretien avec Stefan Kipfer a été réalisé au beau milieu du confinement. Nous avons tout même décidé de le publier parce que les interrogations soulevées s’inscrivent évidemment dans un temps plus long. Un an après la publication de son livre Le temps et l’espace de la décolonisation. Dialogue entre Frantz Fanon et Henri Lefebvre, édité par Eterotopia France1, on a voulu revenir sur certaines de ses idées et hypothèses pour interroger le présent et développer des pistes d’analyse concernant la manière dont la crise actuelle investit la production de l’espace urbain. Il s’agit notamment de questionner la dimension (néo) coloniale de la gestion de la crise pandémique et ses contradictions (dans les espaces francophones) ; le retour des idéologies hygiénistes ; la montée du capitalisme de surveillance high-tech, ses dimensions impériales et ses vulnérabilités collectives.

La « distanciation sociale » est le nouveau concept que les gouvernements utilisent pour nommer la gestion de la crise du Covid-19. Ce concept omniprésent dans la communication dominante indique un modèle de gestion de l’urgence sanitaire qui varie selon les géographies et les pays qui l’ont adopté. Les distances spatiales, les techniques de séparation et la ségrégation, comme vous l’avez souligné dans vos recherches, structurent l’organisation des relations sociales en fonction de la classe, de la race et du genre. Dans quelle mesure, et comment, cette nouvelle « distanciation sociale » représente une transformation et un durcissement pour ces relations ? Est-ce que de ce point de vue la crise actuelle marque et établit une discontinuité dans ces rapports sociaux ?

Vous avez raison que dans le livre je m’intéresse au rôle de la production de l’espace dans l’organisation de l’ordre social et de sa déstabilisation. Je m’intéresse notamment à la manière dont les rapports territoriaux de proximité et de séparation structurent les situations coloniales et néocoloniales et donc pèsent aussi sur les stratégies anti et décoloniales. Alors, d’un certain point de vue on peut dire que la situation actuelle est sans précédent. Je crois qu’on n’a jamais vécu une période où une grande partie de la population mondiale se trouve dans une situation de confinement. Et pourtant, étant donné que le monde moderne a sa géographie, il faut se poser la question du rapport entre les stratégies de confinement et de distanciation actuelles et leurs antécédents historiques. En posant ces questions on remarque parmi d’autres choses les dimensions coloniales et néocoloniales des rapports territoriaux de confinement et de distanciation. Je peux évoquer quelques exemples qui sont déjà présents dans le livre.

Je propose de commencer avec l’Algérie, qui est un point de référence dans le chapitre qui porte sur Frantz Fanon et ses conceptions historiques et géographiques de la décolonisation. Si on relit le livre de Fanon, Les damnés de la terre, qui représente une critique de la fausse décolonisation, on se rend compte pourquoi certains et certaines ont nommé le Hirak, c’est à dire le mouvement de contestation en cours en Algérie depuis février 2019, comme un mouvement pour la 2ème, et donc véritable indépendance2. De ce point de vue, le Hirak est un ensemble de luttes pour libérer l’Algérie du régime étatico-militaire qui s’est construit dans la première moitié des années soixante à partir des réseaux de l’armée de l’extérieur pour confisquer les mobilisations et les organisations populaires.3

La pandémie a renforcé la capacité du régime algérien de poursuivre sa stratégie de réprimer le Hirak parce que le mouvement lui-même se trouvait déjà dans un état de démobilisation et d’autodissolution à cause de la crise sanitaire et des mesures de gestion : le confinement et le couvre-feu4. Ici on voit justement l’importance de penser, avec Lefebvre et Fanon (et, bien sur, Gramsci), l’intervention spatiale de l’État comme méthode potentielle de désorganiser la capacité d’agir des populations subalternes et des classes populaires.

Les Antilles sont le 2ème exemple que j’aimerais évoquer. Les Antilles se trouvent au coeur d’un autre chapitre, celui qui discute du mouvement intellectuel créole et sa conception de l’urbanisme créole aux Antilles comme une espèce de compromis politique entre l’État colonial et les populations subalternes. Onze ans après les mouvements de grève de 2009, en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane – un mouvement qui a réinventé les luttes de classe et les luttes anticolonialistes – Eli Domota, le secrétaire général de l’UGTG en Guadeloupe, affirme que la réponse de l’État français à la pandémie constitue une gestion coloniale de la crise5. Et ceci dans plusieurs sens du terme. Premièrement il souligne que la crise rappelle aux antillais que l’État et le pouvoir colonial français ne se soucient pas sérieusement de la santé des antillais. Deuxièmement, le confinement et les méthodes de distanciation sociale qui sont renforcés par l’État d’urgence et par l’envoi du porte-hélicoptère Dixmude aux Antilles disent très clairement aux antillais « STOP aux revendications ». Domota souligne aussi que la gestion coloniale de l’État français comprend des faiblesses. L’incompétence criante de la gestion sanitaire rappelle aux antillais qu’ils devraient retrouver le chemin vers l’indépendance des Antilles et donc le chemin vers une sorte de distanciation politique et sociale des Antilles par rapport à la métropole6.

Le troisième et dernier exemple que j’aimerais évoquer porte sur le chapitre qui nous ramène à la métropole française, celui qui traite de la rénovation urbaine et de la mixité sociale dans les quartiers populaires en Île-de-France. Dans ce chapitre je soutient que ces stratégies ne représentent pas seulement des stratégies de gentrification partielle, mais constituent aussi une stratégie de déstructuration néocoloniale des quartiers populaires et de ses populations qui, elles, sont racisées en majorité comme des populations non blanches. Il me semble que la crise sanitaire actuelle démontre que l’idée de la mixité sociale, qui est un principe fondamental dans la politique de la ville en France depuis les années 1980, est un effet trompeur dans la mesure où elle promet une désagrégation véritable.

J’insiste sur ce point pour plusieurs raisons. D’abord, la crise actuelle renforce les inégalités de classe et de race qui sont déjà criantes en France, notamment dans les quartiers populaires qui se trouvent face à une insuffisance particulière des infrastructures de santé, qui sont confrontés à une pauvreté galopante et qui n’ont pas de choix que de retrouver le travail essentiel à l’extérieur de leurs habitats. Ces populations sont donc exposées à la propagation du virus et à la mortalité d’une manière disproportionnée.7Ensuite, l’imposition policière des conditions et consignes de confinement et de distanciation est très inégale et cible les populations des quartiers populaires qui ont une moindre capacité de se confiner. Il y a un taux de surpeuplement important dans ces quartiers, notamment dans la région parisienne, et en même temps une partie importante de ces populations ont besoin de quitter leur logement pour survivre et pour retrouver le boulot, souvent avec les transports8.

Enfin il faut se souvenir de l’aspect néocolonial de la gestion de la crise liée à l’état d’urgence sanitaire. Comme Hassina Mechaï et Flora Hergon l’ont souligné récemment9, l’état d’urgence sanitaire actuel, qui vient d’être prolongé, risque de dédoubler les lois d’exception qui sont déjà en place dans la législation française et dans le droit commun. Cet état d’urgence sanitaire risque d’intensifier la capacité étatique de contrôler les corps, notamment les corps racisés, avec une intimité inouïe. Alors il n’est pas surprenant qu’on ait vu plusieurs révoltes populaires dans les banlieues. Légitimes, ces révoltes répondent au racisme d’État préexistant qui s’est intensifié par la gestion de la pandémie10

Espace urbain et distanciation sociale

Dans  le quatrième chapitre de votre livre, « Les limites de la recherche urbaine : pipelines et questions autochtones au Canada », vous analysez l’expérience des luttes autochtones contre les infrastructures, en soulignant comment elles représentent et mettent en discussion la construction historique du capitalisme et de l’État colonial canadien. En mobilisant les théories autochtones vous soutenez que la construction d’infrastructures (dans ce cas le projet de pipelines de la Ligne 9 d’Enbridge) ne pose pas que des problèmes écologiques mais qu’elle est une stratégie coloniale qui menace et attaque la « propriété collective » des terres et les modes de vie autochtones. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces luttes avant et après le « lock-down » ?

Ce chapitre traite surtout des luttes qui datent de la décennie d’avant 2016. Il note aussi, bien évidemment, que les luttes autochtones contre les infrastructures sont aussi anciennes que les colonialismes anglais, français et canadien. Ces luttes remontent notamment au colonialisme de peuplement de masse et à la construction de l’État canadien moderne au XIXe siècle, qui amènent à une espèce de capitalisme impérial continental et qui provoquent les luttes autochtones pour leur souveraineté politique, pour leur survie physique et pour leur mode de vie collectif.

Depuis la publication du livre l’année passée, les luttes contre ces formes d’urbanisation étendue sont revenues en force : cet hiver, juste avant l’arrivée officielle du virus au Canada, il y eu une vague impressionnante d’occupation de ponts, d’autoroutes, de voies ferrées, et de ports. Les plus importantes occupations près de Toronto, où j’habite, partaient des réserves Mohawk et Haudenosaunee (Tyendinaga et Six Nations of the Grand River) qui se trouvent aussi bien à l’est qu’à l’ouest de la région torontoise. Ces occupations se sont organisées très rapidement pour soutenir les leaders traditionnels de la Nation Wet’suwet’en en Colombie-Britannique, une action qui a bloqué la construction de la pipeline Coastal GasLink qui traverserait leur territoire. Les Wet’suwet’en étaient confrontés à la gendarmerie fédérale (la police nationale de l’État canadien) qui a essayé de briser le blocus début de février11. Ces luttes nous rappellent qu’il y a un potentiel important des stratégies de blocus qui exploitent la vulnérabilité de l’accumulation capitaliste à une rupture des infrastructures, une rupture qui est d’autant plus dangereuse que le capitalisme a besoin d’une continuité de réseaux de transport et de réseaux d’approvisionnement logistique et énergétique12. Dans ce cas-ci, la force politique du blocus a obligé le gouvernement fédéral à entamer des négociations avec le leadership traditionnel de la Nation Wet’suwet’en à partir de début mars.

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Le confinement et les déclarations de l’état d’urgence sanitaire mi-mars ont accéléré la démobilisation. La pandémie nous rappelle le caractère colonial de la situation autochtone au Canada13. La pandémie a obligé une série de nations autochtones à fermer l’accès à leurs réserves et à leurs territoires pour éviter une répétition de l’histoire génocidaire du colonialisme, qui a produit depuis 500 ans une destruction massive des populations autochtones aussi à cause des maladies importées par les européens. Ces mesures comportant la fermeture de certaines réserves ont été prises aussi pour répondre aux vulnérabilités importantes des populations autochtones. Sur les réserves officielles les infrastructures sanitaires sont souvent minimes ou bien éloignées. En même temps, les habitant-es sont davantage concernés par certaines maladies (cardiovasculaires, respiratoires, diabète) que la populations moyenne. Finalement, un nombre important de réserves n’a toujours pas d’accès à l’eau courante et potable14.

La majorité des autochtones au Canada habite dans des villes ou dans des régions métropolitaines, hors réserves. Ils sont aussi dans une situation de vulnérabilité accrue. Il se trouve par exemple qu’il y a une proportion importante d’autochtones parmi les populations les plus exposées au virus : les sans-abri et les populations en grande pauvreté. Comme les populations noires, les autochtones se trouvent aussi dans un état de criminalisation accentuée. Dans les prisons fédérales, par exemple, il y a une surreprésentation massive des populations autochtones15. Là encore, il est bien évident qu’il faut souligner non seulement les effets inégaux de la pandémie mais aussi les aspects coloniaux de la crise sanitaire et de sa gestion.

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Dans les pays qui sont en train d’adopter des formes de distanciation sociale étroite, à l’exemple de l’Italie, l’Espagne et la France, la critique de la densité urbaine prend une nouvelle centralité en se greffant sur une rationalité sanitaire qui souligne le danger de la promiscuité urbaine populaire. Cette critique renouvelle la tradition hygiéniste du XIXème siècle qui a éclairé les politiques de destruction de l’habitat populaire historique, produisant les phénomènes du « urban sprawl » et ce que Charbonneau a défini comme la « banlieue totale ». Quelles sont les stratégies qui agrémentent ce discours ? Quelle idée de santé est proposée par ces projets et phénomènes urbains ?

On pourrait dire, pour retourner très vite au passé, que l’influence hygiéniste dans la période haussmannienne du XIXème siècle et dans la période fonctionnaliste à partir des années 1930, a renforcé l’aspect contre-révolutionnaire de ces deux moments de l’urbanisme moderne. Cet urbanisme a répondu à la fois aux mouvements révolutionnaires des classes populaires en métropole et aux mouvements qui essayaient de résister au colonialisme dans les colonies pour après se transformer en mouvements pour l’indépendance au XXème siècle.

L’hygiénisme transforme une analyse médicale et sociale des conditions de santé des habitants en idéologie sanitaire qui considère que les classes subalternes et les peuples colonisés sont des éléments pathogènes, notamment quand ils se concentrent dans leur habitats géographiques « naturels » (la foule, les taudis, les faubourgs, les bidonvilles, les banlieues etc.). L’hygiénisme comme idéologie sanitaire comporte donc un déterminisme spatial qui propose que la forme urbaine serait la cause des problèmes sociaux, ce qui amène à des solutions spatiales qui essaient avant tout de séparer les classes dominantes (ou bien les administrateurs coloniaux) des classes populaires ou bien des peuples colonisés. Souvent ces stratégies essaient aussi de dissoudre l’habitat populaire. Si on regarde l’histoire de certains instruments d’intervention d’aménagement – le zonage, l’aménagement des parcs métropolitains, la méthode de la coulée verte – on voit bien comment l’urbanisme moderne est influencé par l’idéologie sanitaire hygiéniste.

À plusieurs moments de l’histoire moderne de l’urbanisme on voit que ces interventions comprennent une volonté de disperser ou de déconcentrer les classes populaires. Ceci a amené à la production de la banlieue standardisée au milieu du XXème siècle et à l’urban sprawl (l’étalement urbain), accentué depuis deux générations. L’étalement urbain prend des formes très différentes selon les régions, mais il est devenu une tendance à l’échelle mondiale depuis les années 1980. Il est une force qui a contribué à la destruction des habitats écologiques et à la création d’une situation structurelle favorable à la circulation des virus, des pathogènes et des pandémies16. La première conclusion à tirer est que n’importe quelle stratégie visant à dédoubler la déconcentration de la population aura certainement pour effet de renouveler les conditions qui ont contribué à la production accélérée de pandémies depuis la deuxième moitié du vingtième siècle.

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Il est vrai qu’aux États-Unis, au Canada, en France et ailleurs, il y a eu une remontée de la critique de la densité, de la vie urbaine dense et intense17. Certaines de ces critiques reprennent le même déterminisme spatial que l’idéologie sanitaire hygiéniste classique, affirmant en gros que ce n’est pas le virus qui tue, mais la morphologie urbaine. Il y a là un déplacement du regard de l’analyse biomédicale du virus à une manière de stigmatiser la forme urbaine. Ceci est une manœuvre classique dans l’idéologie sanitaire. Et pourtant on sait déjà très bien que la densité démographique, la densité de population n’est pas une explication suffisante pour l’avancée de la pandémie. Les premières études portant sur la Chine et New York City ont bien montré que le taux d’infection est déterminé par les conditions sociales et sanitaires et non par la densité elle-même18.

En fait, il y a toute une série de pays et de villes qui sont soit aussi denses soit plus denses que Milan, Madrid, Paris, et New York, et qui ont réussi beaucoup mieux que ces villes à maîtriser la pandémie : Taiwan, la Corée du Sud, et, avant tout, Hong Kong19. Ils ont réussi ce coup justement à cause de la qualité de leurs infrastructures sanitaires et grâce à leur capacité de poursuivre des démarches proactives de prévention. Je crois que le cas plus impressionnant, le cas le plus frappant qui nous aide à contrer les critiques vulgaires de la densité est le Kerala20. Le Kerala est un État indien qui est trois fois plus dense que la moyenne indienne. C’est un État qui est très lié au niveau international, avec un pourcentage de travailleurs migrants assez important qui partent et qui retournent au pays. Mais le Kerala a un taux d’infection de coronavirus qui est beaucoup plus bas que la moyenne indienne. Pourquoi ? Le Kerala est géré depuis longtemps par un gouvernement de gauche, qui se voulait communiste à un certain moment mais qui est plus ou moins social-démocrate, qui a construit un réseau décentralisé d’infrastructures sanitaires et qui a donc développé une capacité d’action proactive assez impressionnante. Ceci a permis aux autorités et aux citoyens du Kerala de répondre très rapidement lorsque le premier cas de Covid 19 est arrivé dans cet État fin de janvier. Le Kerala nous montre que la densité n’est pas forcément un problème dans une pandémie. Elle peut même être un atout dans le combat contre la propagation du virus.

Je crois qu’il y une conclusion importante et générale à tirer de cette discussion de l’idéologie sanitaire. Il ne faut jamais faire l’amalgame entre (1) les conditions sanitaires et médicales concrètes, (2) la morphologie urbaine (la forme physique de l’urbain), et (3) les rapports sociaux et politiques qui influencent à la fois la forme urbaine et les conditions sanitaires. Pour éviter une idéologie hygiéniste sanitaire, il faut toujours faire une distinction analytique entre ces trois aspects de la vie urbaine.

Espace urbain et distanciation sociale

En 2010, la Commission européenne a présenté Europe 2020, le plan décennal de croissance et de programmation de la région. Une clé stratégique du plan est l’investissement prévu de douze milliards d’euros pour le développement des « villes intelligentes ». La Smart City représente l’un des modèles dominants d’urbanisation néolibérale et le mot d’ordre du nouveau marketing urbain. Comme produit de l’évolution rapide des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), en particulier de l’informatique, et de leur intégration aux dispositifs de gestion et de planification de l’espace métropolitain, la Smart City révèle une profonde transformation sociale. À présent, dans ces temps de « confinement », on assiste à un grand déploiement des dispositifs numériques et de la gestion des Big Data qui investissent la plupart des formes du travail. Pour Debord, « L’urbanisme est l’accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés […]. L’intégration au système doit ressaisir les individus isolés en tant qu’individus isolés ensemble ». La « Smart City » pourrait-elle s’inscrire dans la continuité de la fonction que Debord a attribuée à l’urbanisme ?

Pour répondre à cette question il faut que je fasse un petit détour. Évidemment, la crise économique qui s’est préparée depuis plusieurs années mais qui s’est radicalement approfondie avec la pandémie, représente un danger mortel pour le capital et les capitalistes. Mais en même temps, on peut déjà constater que cette crise économique a permis aux acteurs majeurs de l’industrie numérique de poursuivre leurs stratégies de cartellisation, de concentration et de centralisation. Et donc, avant de retourner à la question des smart cities, je crois qu’il faut se rappeler les tendances lourdes dans la construction de ce qu’on pourrait appeler, selon Wolfang Fritz Haug, le capitalisme High Tech21. En construction depuis les années 1980, ce capitalisme est basé sur le numérique, sur les technologies micro-électroniques, sur les nouveaux rapports de production et sur une nouvelle géographie économique22. Il comporte aussi une composante inédite de surveillance.

La surveillance est devenu un aspect déterminant dans le développement du capitalisme High Tech. On pourrait parler, en reprenant les recherches que Shoshana Zuboff a proposées sur Google, d’un capitalisme de surveillance23. Il s’agit d’un capitalisme qui a une tendance à maximiser la capacité des réseaux numériques contrôlés par les multinationales à ramasser les données personnelles et à tracer toutes nos activités humaines pour ensuite les marchandiser et les revendre aux publicitaires. La discussion actuelle sur les mécanismes de tracking, de traçage de nos informations biomédicales pour limiter la circulation du virus, pourrait bien représenter une nouvelle étape dans cette tendance de surveillance technologique de nos vies quotidiennes. Il s’agit d’une surveillance biométrique de plus en plus intime qui porte sur les aspects les plus minuscules de nos corps, de nos températures, de nos degrés de nervosité, nos fréquences de battements du coeur. Tracer ces données permettrait aux autorités de réglementer nos mobilités quotidiennes.

Pour retourner à Debord, on pourrait dire qu’il s’agit d’une nouvelle forme d’atomisation et d’individualisation des habitants en général, et des classes populaires en particulier, non seulement parce que cette surveillance est de plus en plus intime mais aussi parce que cette intimité est basée sur notre participation active dans les réseaux24. Les réseaux ne fonctionnent pas et ne sont pas profitables sauf si nous les soutenons avec nos clics permanents. Cet aspect faussement participatif des nouvelles technologies nous permet de comprendre une distinction partielle entre la situation analysée par Debord dans les années 1960 et notre situation. Aujourd’hui, il est plus difficile de faire la distinction entre les corps, les personnes, les citoyens d’un côté et l’image ou le spectacle représenté par les ordinateurs, les écrans, les portables, et les réseaux numériques de l’autre. Le nouveau capitalisme comprend donc une forme d’intimité entre sujets et objets technologiques qui est plus difficile à contrer que le rapport entre spectateurs et spectacle dans la période fordiste.

Cette proximité entre surveillance et participation nous laisse saisir pourquoi le capitalisme High Tech encourage un amalgame assez extraordinaire entre deux tendances idéologiques : un libertarisme radical et un autoritarisme orwellien. Ce mélange idéologique bizarre, on le retrouve au sein des manifestations aux États-Unis, au Canada et en Allemagne qui se sont mobilisées contre le confinement à partir des ressentiments libertariens, complotistes, religieux, nationalistes et fascistes. Il nous faudra trouver les moyens de répondre à ce confusionnisme idéologique.

J’aimerais bien ajouter deux choses à cette analyse. D’abord, la question raciale. Depuis environ vingt ans les études anglophones sur la surveillance (surveillance studies) nous rappellent que les pratiques de surveillance informatiques et numériques actuelles permettent de réinventer, et parfois de renforcer, les histoires de surveillance plus anciennes. Parmi celles-ci, il y a l’histoire de tracer, surveiller et chasser les esclaves et les peuples colonisés. Simone Brown nous dit que ces histoires anciennes se mélangent actuellement avec les pratiques de surveillance du capitalisme High Tech25. Les nouvelles technologies de surveillance – les caméras de surveillance, les réseaux sociaux et les systèmes de traçage biométriques – ont la tendance d’accentuer le profilage racial. Elles nous aident à réinventer la manière dont on racialise les distinctions sociales.

Ensuite j’aimerais traiter de la question de la smart city. La « smart city » est quelque chose d’un peu flou. On ne sait jamais exactement de quoi on parle. Comme vous le dites, il s’agit souvent d’une stratégie de marketing urbain. Pourtant, on se trouve dans une situation nouvelle. Les grands groupes du numérique sont en train de développer des stratégies qui leur permettraient de contrôler l’espace urbain directement, non seulement à travers les réseaux de production, de consommation ou de loisirs mais directement avec des projets immobiliers. À Toronto, on est un peu dans l’avant-garde, dans le mauvais sens du terme, malheureusement. Pendant quelques années, une succursale de Google (Sidwalk Labs) a poursuivi un projet immobilier intégralement numérisé sur le bord du Lac Ontario, tout près de l’hypercentre26. Il y a quelques semaines, Google a abandonné le projet, officiellement à cause de la crise économique qui est en train de se développer. L’opposition contre ce projet a bien montré qu’il s’agissait effectivement d’une nouvelle stratégie du capital numérique : une stratégie qui essaie de profiter des crises budgétaires municipales pour privatiser des quartiers entiers et prendre le contrôle politique dans les métropoles27.

L’alternative qui s’impose contre ces stratégies d’urbaniser le capitalisme High Tech est la souveraineté populaire technologique. Je crois que les discussions portant sur ce sujet sont plus avancées en Europe qu’en Amérique du Nord. De quoi s’agit-il ? L’idée principale est que la souveraineté technologique ne peut avancer que si on trouve les moyens de socialiser les plateformes et de contrôler les données qu’elles ramassent d’une manière démocratique28. Évidemment, cette question de souveraineté technologique doit avoir une composante anti-impériale décisive parce que les grands groupes du capitalisme High Tech sont au coeur de la division du travail mondiale. Ils se trouvent aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud, en Chine et en Europe occidentale. La pandémie nous montre que pour la majorité de la population mondiale, la souveraineté technologique est une question de vie ou de mort.

Espace urbain et distanciation sociale

Enfin, une question qui concerne les moyens de résistance et d’invention de formes politiques ou de stratégies politiques, capables de contrer cette gestion de la crise mondiale et cette restructuration capitaliste extrêmement violente. Justement comme tu l’as dit pendant l’entretien, on assiste à une radicalisation des séparations de classe et de race qui intervient dans un moment, l’année 2019, où il y avait des révoltes et des mouvements sociaux partout dans le monde. Avec la pandémie ces mouvements ont été, en quelque façon, bloqués et affaiblis. Dans cette situation d’autoritarisme extrême quelles brèches pourraient être ouvertes par les mouvements populaires ? Et comment repenser les actions de lutte à partir de la situation actuelle ?

Tout le monde réfléchit à ces questions et personne n’a les réponses. Avant la reprise des manifestations, on passait beaucoup de temps dans les réunions « en ligne » et on pensait à ce qu’on allait faire. Il me semble qu’il faut partir de deux faits de base : les vulnérabilités du capital et de l’État, et la nécessité de la solidarité et de l’auto-organisation. Ces deux points de départs nous poussent vers un horizon éco-socialiste et internationaliste qui pourrait intégrer deux pistes principales : une planification économique, écologique et démocratique et des formes d’autogestion à plusieurs échelles29. Évidemment, même si elles partagent cette perspective, les luttes n’auront le choix que de respecter le fait que la pandémie mondiale n’a pas produit un champ politique mondial unifié et que les conjonctures politiques restent variables selon les situations continentales, nationales et locales.

En ce qui concerne les vulnérabilités du capitalisme, il faut évoquer le « travail essentiel », qui est lié à la question de l’urbanisation étendue et les infrastructures que je viens d’évoquer. Les questions du travail essentiel nous amènent à comprendre les réseaux de connectivité et de mobilité sans lesquels le capitalisme ne peut pas survivre. Cette vulnérabilité du capitalisme High Tech nous rappelle que ceux et celles qui travaillent dans les chaînes logistiques, les entrepôts, les transports, les systèmes d’approvisionnement énergétiques, et la distribution de nourriture se trouvent dans une position de pouvoir potentiel, ce que les grèves dans ces secteurs ont bien démontré30. La question du travail essentiel a une deuxième composante fortement genrée : le travail lié à la santé et ce qu’on appelle en anglais le care work. La reprise des activités économiques capitalistes est impossible sans le travail continu de tous les secteurs de santé qui sont mobilisés de manière extraordinaire déjà depuis des mois. La pandémie a donc rendu visible l’importance fondamentale pour la survie du capitalisme de ce qu’on appelle, suivant le féminisme marxiste, la reproduction sociale31. Le travail essentiel doit être au coeur de tous les projets de remplacer l’inefficacité meurtrière des marchés capitalistes avec des formes de planification économique, écologique et sociale.

La deuxième question, celle de la solidarité, nous rappelle plutôt les vulnérabilités populaires. On se trouve dans ce qui est probablement la crise économique la plus profonde depuis les années trente. Les initiatives de solidarité populaire qui se multiplient depuis l’arrivée de la pandémie nous permettent de penser les alternatives sociales et économiques décentralisées et les solutions autogestionnaires pour assurer la survie de l’humain et de la planète.

La question de la survie se pose d’une façon particulièrement urgente dans le Sud global. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) nous rappelle que la crise touche des milliards de personnes qui risquent de perdre leurs moyens de subsistance. Ceci est notamment le cas pour la majorité des travailleurs et travailleuses informels (qui se trouvent avant tout dans le Sud global)32. Cette situation nous dit clairement que des solutions radicales s’imposent à l’échelle mondiale, une restructuration de l’économie-monde commençant avec la fin de la dette comme instrument de l’assujettissement impérial33. Dans tous les espaces sociaux qui se trouvent dans une situation coloniale ou néocoloniale (y compris les Antilles, l’Algérie, et les espaces autochtones au Canada), la recherche d’alternatives au capitalisme et la construction d’un monde pluriel post-impérial est difficilement envisageable sans trouver des réponses aux dépendances structurelles, et donc sans repenser d’une manière socio-écologique ce que Samir Amin, le grand économiste africain a nommé la « déconnexion »34.

Entretien réalisé par Cosimo Lisi et Duccio Scotini


Stefan Kipfer est géographe, politiste. Il a mené ses recherches dans les espaces urbains à Paris, Toronto et Zurich. Il a notamment contribué à Race et capitalisme (Syllepse).

  1. Stefan Kipfer, Le temps et l’espace de la (dé) colonisation. Dialogue entre Frantz Fanon et Henri Lefebvre, Eterotopia France, Paris, 2019.
  2. Christophe Ayad, « Djamila Bouhired: l’aura intacte de Djamila Bouhired, héroïne de l’indépendance algérienne », Le Monde Mag, Août 2019 ; Hamza Hamouchene, « La révolution algérienne: la lutte pour la décolonisation continue », Contretemps, 15 avril 2020.
  3. Mathieu Rigouste, « Un seul héro, le peuple », Entretien avec Selim Nadi. Contretemps, mai 2020.
  4. Madjid Zerrouky, « Coronavirus : en Algérie, l’épidémie sert la répression », Le Monde, 16 avril 2020 ; Rachida El Azzouzi, « En Algérie, un projet de Constitution loin des exigences du Hirak », Médiapart, 19 mai 2020.
  5. Eli Domota, « Nou konfiné nou ka kontinyé luté », entretien avec Mireille Fanon Mendès-France, 8 avril 2020, Fondation Frantz Fanon ; voir aussi Pierre Odin, « « Un coup d’avance ? » : Des mobilisations anticolonialistes face au Covid-19 », Silomag, n°10, avril 2020.
  6. Domota 2020 ; pour la Martinique, voir Raphaël Constant, « Soliloque de Confiné », Montray Kréyol. Hors Antilles, voir les reportages de Manuel Marchal sur les situations à Mayotte et à La Réunion sur le site témoignages.re, notamment « Coronavirus à Mayotte : le néocolonialisme français en pleine crise ».
  7. Louise Couvelaire, Mathilde Costil, Delphine Papin, Sylvie Gittus, Eugénie Dumas et Eric Dedier, « Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis », Le Monde, 17 mai 2020.
  8. Pierre Gilbert, « Le Covid-19, la guerre et les quartiers populaires », Métropolitiques, 16 avril 2020.
  9. Hassina Mechaï et Flora Hergon, « « Make yourself at home » : The French State of Emergency and Home Searches from 2015-2017 », The Funambulist 29 2020, 38-43.
  10. Ilyes Ramdani, « À Villeneuve-la-Garenne, retour sur une colère raisonnée », Bondyblog, Avril 2020.
  11. Carlito Pablo, « Wet’suwet’en protests a revolutionary moment in Canada: Mohawk scholar Gerald Taiaiake Alfred », The Georgia Straight, 13 février 2020.
  12. Deborah Cowen, « #SHUTCANADADOWN: Anti-colonial counterlogistics for indigenous sovereignty », The Funambulist, Mars-Avril 2020.
  13. Yellowhead Institute, « Covid-19 and Indigenous Communities: Information and Resources ».
  14. John Borrows et Constance Mackintosh, « Indigenous communities are vulnerable in times of pandemic », The Globe and Mail, 18 avril 2020 ; Gina Starblanket et Dallas Hunt, « Indigenous Communities and Covid-19 », The Globe and Mail, 27 mars 2020 ; Rachel Menleson, « Vulnerable First Nations brace for COVID-19’s spread », Toronto Star, 9 avril 2020.
  15. Office of the Correctional Investigator, « Indigenous People in Federal Custody Surpasses 30% », 21 janvier 2020 ; Elizabeth Comack, Racialized Policing: Aboriginal People’s Encounters with the Police, Halifax: Fernwood, 2012 ; Robyn Maynard, Policing Black Lives: State Violence in Canada from Slavery to the Present, Winnipeg: Fernwood, 2017.
  16. Rob Wallace, Alex Liebman, Luis Fernando Chaves et Rodrick Wallace, « COVID-19 and Circuits of Capital », Monthly Review, 1er mai 2020 ; Roger Keil, Creighton Connolly, et Harris Ali, « Outbreaks like Coronavirus start in and spread from the edges of cities », The Conversation, Février, 2020.
  17. Brian M. Rosenthal, « Density is New York City’s Big « Enemy » in the Coronavirus Fight », New York Times, 23 Mars ; Alex Bozikovic, « Will Cities Stay Healthy or Will the Coronavirus Mean the End of Density? », Globe and Mail, 20 mars, 2020.
  18. Will Imbrie-Moore, « Stop Blaming Density for Coronavirus », Harvard Political Review, 18 mai 2020.
  19. Florence de Changy, « Coronavirus : la prise en charge rapide des malades a permis d’éviter la crise sanitaire à Hongkong », Le Monde, 7 mai 2020.
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