Dans la continuité de notre premier entretien croisé entre une élève et un professeur de l’université Paris Diderot, il nous a semblé nécessaire d’aller à la rencontre du sociologue Hugo Harari-Kermadec, afin de cerner le détail des enjeux de la réforme LPPR (Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche) et l’impact de celle-ci sur les étudiants. Entre précarisation et individualisation, le sociologue décortique un projet de loi qui s’inscrit dans l’accélération des processus néo-libéraux qui visent à détruire le service public et produire un discours où la réussite serait avant tout individuelle.
Face à cela, la date du 5 mars semble coïncider avec la volonté de franchir un cap dans la grève, en la rendant effective, et de construire un rapport de force davantage antagonique avec les institutions.
ACTA : Pourriez-vous nous présenter ce que dissimule l’acronyme de la réforme LPPR ?
– La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche se présente comme la plupart des réformes macronistes : dissimulée et cynique. Les syndicats et toute la communauté universitaire demandent de sortir du court terme, de la précarité, de la transformation permanente qui empêchent de mener des recherches de long terme ou de construire des cursus universitaires un peu cohérents. Tout le monde est donc favorable à une programmation pluriannuelle, c’est-à-dire à un programme de financement sur plusieurs années. D’autant que les constats du premier rapport préparatoire à la LPPR sont plutôt bons : ils pointent des salaires trop bas, trop de précarité et donc des carrières peu attractives.
Mais c’est une réforme macroniste, qui prévoit donc tout l’inverse d’une réponse cohérente à cette précarité et à ces bas salaires. C’est au contraire plus de précarité et moins de dépenses en salaire.
Pour répondre au manque d’attractivité, la LPPR prévoit de créer de nouveaux contrats mieux payés et surtout avec peu d’heures de cours et quelques moyens pour faire de la recherche, mais uniquement pour quelques très rares élus (2 ou 3 par discipline pour l’ensemble du système universitaire, encore moins que les postes de chercheurs permanents au CNRS, déjà extrêmement rares) et même pour ces stars, ces contrats ne sont garantis que pour 5 ou 6 ans. Pour tous les autres, ce sont des CDI de chantier, qui s’arrêtent dès que le besoin s’arrête. Par exemple, dans un projet d’économie de l’éducation, je pourrais avoir un financement « compétitif » sur 3 ans pour travailler sur les origines sociales des étudiant·es. Avec la LPPR, je peux embaucher une ingénieure pour m’aider sur les données et un post-doctorant en sociologie pour mener une campagne d’entretiens, et leur contrat peut s’arrêter au bout de 3 mois, 8 mois ou 2 ans suivant l’avancée du travail. C’est donc plus précaire encore qu’un CDD, parce que tu ne sais même pas quand ça s’arrête. Et pourtant ça s’appelle un CDI de chantier ! Donc plus de précarité dans la recherche, et côté enseignement rien n’est prévu pour réduire la précarité massive : 130 000 vacataires, payé·es à la tâche et sous le SMIC, auxquel·les il faut ajouter les contrats à peine moins précaires d’un an (mission d’enseignement des doctorant·es, ATER, contrats « LRU ») assurent plus du tiers des cours dans les universités.
ACTA : Dans l’écrasante majorité des facultés, nous avons l’impression que les enseignant·es, titulaires et précaires, sont celles et ceux qui mènent la lutte contre la réforme. Pour autant, les effets affecteront également la qualité des cours desservis en direction des étudiant·es. Pouvez-vous nous expliquer en quoi les étudiant·es seront touché·es ?
– Pour moi, l’effet principal sur les étudiant·es, c’est l’aggravation de la polarisation entre « facs d’élite » et « facs poubelles ». Depuis une dizaine d’année, une part importante des financements est distribuée de façon concurrentielle, et ce sont toujours les mêmes établissements qui obtiennent ces financements. Le plus évident ce sont les Idex : 11 universités ont obtenu 800 millions d’euros en moyenne, avec un maximum à 950 millions pour la seule université Paris-Saclay où je travaille. Mais les autres financements concurrentiels par appel à projets (ERC, ANR, etc) c’est pareil, la grande majorité va toujours dans les mêmes facs qui ont déjà des positions dominantes dans le système universitaire. Et de l’autre côté, les facs de banlieue ou de villes moyennes n’ont que les financements de base, à peine maintenus d’une année sur l’autre, alors que le nombre d’étudiant·es explose (plus de 30 000 étudiant·es en plus chaque année rien que dans les universités françaises) et que les besoins les plus importants se concentrent justement dans ces « petites » facs : les étudiant·es y sont d’origine sociale moins favorisée, et arrivent dans le supérieur avec moins d’acquis scolaires. Cette grande réussite de la massification du supérieur, avec enfin un accès important des classes populaires, des bacheliers pro, des enfants d’immigrés ou d’étudiant·es étranger·es, est bloquée par le manque de moyens dans les établissements qui les accueillent. Et les dernières réformes, avec Parcoursup (qui permet la sélection à l’entrée en L1) et « Bienvenue en France » (qui multiplie par 16 les frais d’inscription pour les étudiant·es non européen·nes), visent à freiner le flux avant même l’arrivée dans le supérieur.
La LPPR c’est bien pire : le fond du projet, c’est que tout le financement soit concurrentiel, par seulement le financement « d’excellence », même le financement de base. C’est ce que le principal conseiller de Macron pour l’enseignement supérieur et la recherche, Thierry Coulhon, appelle corréler les financements à l’évaluation. D’ailleurs, il vient de quitter l’Élysée pour prendre la direction de l’agence d’évaluation. On aurait alors non pas un financement récurrent, automatique (quoi qu’insuffisant) à l’ancienne, pas non plus une base récurrente et un financement supplémentaire concurrentiel par appel à projets comme depuis le milieu des années 2000, mais un financement qui « paye » a posteriori ce qu’on a produit dans l’année. Les facs d’élite, avec leurs supers financements « d’excellence », leurs grosses équipes de recherche, leurs liens avec les décideurs à tous les niveaux, vont donc, évidemment, produire une recherche en plus grande quantité et mieux évaluée. Et elles obtiendront donc encore plus d’argent pour accroître leur avance l’année suivante. En revanche, les autres facs vont progressivement perdre toute possibilité de faire de la recherche, et même d’assurer les enseignements dans des conditions raisonnables.
En pratique, cela signifie qu’on va fermer la majorité des doctorats et énormément de masters dans toute une partie des universités françaises, qui n’assureront pratiquement plus que le niveau licence, dans des conditions dégradées. Et évidemment une étudiante avec une telle licence aura beaucoup de mal à intégrer un bon master parisien d’une fac d’élite. La LPPR, comme Parcoursup mais de façon plus détournée, constitue donc une attaque contre le droit à l’éducation pour toutes et tous.
ACTA : En un sens, la réforme risque de reconduire une division inégalitaire, au-delà des seules affectations géographiques, où les jeunes les plus précaires seront les premiers touchés par les économies attendues. Comment expliquez-vous cela ?
– La logique de la LPPR, mais aussi de la réforme du Bac et des autres réformes éducatives de Blanquer et d’autres avant lui, c’est d’individualiser la responsabilité de la réussite scolaire. Ce n’est pas à l’école et à l’université comme système d’assurer la réussite des élèves puis des étudiant·es, mais à chacun·e de faire les bons choix (d’options, de stages, de séjours à l’étrangers, de loisirs) à chaque moment pour avoir le bon CV qui permet d’être sélectionné sur Parcoursup, puis d’avoir le bon diplôme de licence pour être pris dans le master qu’on aura bien choisi et enfin d’être recruté par le bon employeur. Si ça plante, on peut toujours te dire que c’est ta faute. Mais les plus précaires, celles et ceux d’origine sociale moins favorisée, les femmes, les racisées… n’ont pas du tout accès aux mêmes choix que les garçons blancs des beaux quartiers parisiens. Ce qu’un service public d’exercice du droit à l’éducation offrait, et offre encore un peu parfois, c’est une sorte de filet de sécurité qui donne des places et du temps à toutes et tous pour se lancer dans des études supérieures, quitte à ce que ce ne soit pas linéaire, pas toujours réussi du premier coup, parce qu’il a fallu compenser plein de handicaps sociaux pour arriver dans le supérieur et s’y maintenir. Avec ce changement de logique, il ne s’agit plus de service public, mais uniquement d’établissements en concurrence pour obtenir des financements et pour attirer les meilleur·es étudiant·es, et les plus fortuné·es.
ACTA : En l’état, sans la jonction avec les étudiants, le mouvement semble destiné à rester circonscrit à un cadre corporatiste. Comment envisagez-vous la possibilité d’un dépassement du cadre de la mobilisation ?
– Il y a une claire conscience, je pense, dans les « facs et labos en lutte » que si on a pu arriver à une vraie mobilisation c’est grâce à la lutte interpro sur les retraites, qui nous concerne comme tou·tes les salarié·es (les universitaires perdraient beaucoup avec la réforme des retraites, parce que la carrière commence très très tard, 34 ans en moyenne pour l’entrée des chercheur·ses au CNRS par exemple). Et donc l’État économiserait énormément en cotisations retraites dans notre secteur si la réforme passe (les cotisations passeraient de 70% à 19% du salaire). On est donc très nombreux à avoir participé à des actions interpro, en allant sur les dépôts RATP, ou devant les lycées, en menant des actions ensemble comme devant l’agence d’évaluation dont je parlais tout à l’heure avec des bibliothécaires et des agents du ministère de la jeunesse et des sports. On est donc en lutte contre la précarité, contre la LPPR et contre la réforme des retraites.
Une fois en lutte, la question qui revient toujours c’est : à quoi ça sert de faire grève ? Nous on ne peut pas bloquer l’économie comme la SNCF et la RATP. Et beaucoup de collègues ont l’impression que leur travail est plutôt social, qu’on ne travaille pas pour des actionnaires, donc que ne pas enseigner, ne pas faire de recherche critique, c’est plutôt bien pour le gouvernement. Mais c’est aussi vrai dans les hôpitaux, et dans toute une partie des transports publics qui sont d’abord utilisés par les travailleur·ses et les classes populaires. Donc pour faire grève, la question ce n’est pas de savoir qui profite de notre travail, mais plutôt que peut-on faire du temps dégagé.
Là où la grève des personnels de l’université et de la recherche, peut-être en particulier des enseignant·es, peut avoir un poids, c’est quand on l’utilise pour s’adresser aux étudiant·es. Parce qu’en effet, c’est le secteur avec lequel on a le plus de contacts, qui étudie avec nous, sur les mêmes lieux, et qui est le secteur manquant dans cette lutte.
Pour emmener la jeunesse avec nous, il y a plusieurs arguments à faire passer : que la LPPR les concerne aussi, on en a parlé ; que la réforme des retraites, ça veut dire qu’ils et elles auront leurs parents à charge dans 20 ans ; qu’on peut se mobiliser, et que ça sert à quelque chose. Sur ce point, je crois qu’on a déjà obtenu des reculs sur la LPPR (il était par exemple question d’augmenter le nombre d’heures de cours à faire par an sans payer d’heures supplémentaires). Et chaque lutte, chaque victoire d’un secteur, est un encouragement pour tous les autres.
ACTA : L’assemblée générale facs et labos en lutte a posé la date du 5 mars comme le début d’une grève générale au sein des facultés. Quelles sont les modalités d’action qui ont été décidées ? Quels objectifs ont été fixés ? Et de manière plus générale, comment s’organise cette journée de grève qui, espérons-le, en annonce d’autres ?
– Une première AG du secteur universitaire s’est tenue en Île-de-France dès le 2 décembre 2019 pour préparer la grève du 5 décembre.
L’idée de l’appel à l’arrêt de l’université et de la recherche le 5 mars, c’est de marquer les 3 mois de mobilisation, de se donner une perspective et de franchir un cap : non pas commencer la grève (beaucoup sont en grève plus ou moins ininterrompue depuis décembre) mais d’arrêter vraiment toute activité. Ça veut dire que chacun·e se met en grève, mais ça veut dire aussi qu’on cherche à convaincre au-delà des militant·es, des labos ou des UFR mobilisés. Et qu’on laisse de côté, au moins un moment, les formes de grèves actives : séminaires engagés, cours alternatifs, universités populaires, etc. On s’arrête.
L’annonce de la date par la coordination a déjà pas mal porté, avec même des présidences d’université qui ont annoncé banaliser le 5 mars (à Toulouse Jean Jaurès pas exemple). C’est une façon de donner un calendrier qui peut être repris de plusieurs façons. Mais l’objectif, c’est d’arriver à un vrai arrêt, qui permette de passer de plusieurs milliers à des centaines de milliers de personnes mobilisées dans le secteur. Il y a 2 millions et demi d’étudiant·es, plus des centaines de milliers de personnel·les : c’est vers cette échelle-là qu’on veut aller à partir du 5 mars.
Les 6 et 7 mars aura lieu une 2e coordination nationale, qu’on espère encore plus forte que la première qui avait réuni 740 personnes. Les facs et les labos sont invités à élire des délégué·es, à s’exprimer sur des revendications (la première coordination avait simplement proposé une très longue liste de revendications, reste à les hiérarchiser) et à proposer des modalités de mobilisation qu’on pourra reprendre nationalement. Notre détermination doit être à la hauteur de l’entêtement du gouvernement !