De la prison à la lutte armée dans l'Italie des années 1970 : entretien avec Pasquale Abatangelo

Cinq questions à Pasquale Abatangelo, auteur du livre Je courais en pensant à Anna, voyage à travers les luttes radicales italiennes des années 1970, récemment paru chez PMN éditions.

Je courais en pensant à Anna est le récit d’une vie entièrement consacrée aux luttes sociales issues des années 1968 et 1969 en Italie. Des révoltes de prisonniers aux Brigades rouges en passant par les Noyaux armés prolétaires, ce récit inédit, décrivant le monde des détenus politiques, les luttes sociales et les débats internes des organisations révolutionnaires, rompt l’épais silence qui étouffe encore cette période durant laquelle l’Italie devait composer avec l’insurrection armée.

Pasquale Abatangelo naît en 1950 à Florence, en Italie. Après une série d’expériences de rue qui le conduisent plusieurs fois en prison, il participe aux soulèvements du mouvement des prisonniers prolétaires et aux manifestations de la gauche révolutionnaire italienne. Membre des Noyaux armés prolétaires et des Brigades rouges, il a purgé vingt et un ans d’emprisonnement, six ans de semi-liberté et quatre ans de probation. Il ne s’est jamais repenti ni dissocié.

De la prison à la lutte armée dans l'Italie des années 1970 : entretien avec Pasquale Abatangelo

Contexte et genèse de l’engagement

ACTA : Vous avez été incarcéré très jeune, à une période de forte recomposition sociale des prisons en Italie, où se retrouvent enfermés beaucoup de ceux qui ont refusé la discipline de l’usine. Pouvez-vous revenir sur ce contexte de la fin des années 1960 et sur le début de votre engagement dans les luttes en prison ?

Pasquale Abatangelo : Quand, très jeune, à la fin des années 1960, j’ai commencé à fréquenter les prisons, l’Italie avait profondément changé. D’un pays d’après-guerre à prédominance rurale et paysanne, elle s’était transformée en un pays industriel et urbain. Et cela changeait aussi dans les prisons, dans les cellules et dans les cours de promenade. La composition sociale des détenus avait profondément changé mais pas les structures toujours délabrées, le code pénal et le règlement pénitentiaire fascistes.

Maintenant les prisons se remplissaient de jeunes prolétaires ayant des perspectives de vie en forte adéquation avec les mouvements du prolétariat métropolitain qui, en 1968-1969, avec les étudiants et les ouvriers des grandes usines, mettaient en cause le pouvoir politique de la bourgeoisie et les rapports de production capitalistes. La rencontre en prison entre les avant-gardes politiques du mouvement, arrêtées pour des manifestations et des affrontements de rue, et cette nouvelle composition de classe rebelle de la population carcérale a servi de détonateur à une situation carcérale déjà explosive.

La prison n’était plus étanche vis-à-vis du monde extérieur et la contradiction entre le développement tumultueux de la société et le retard médiéval du système carcéral ne pouvait plus être contenue dans les murs de la prison. Et c’est précisément dans ce contexte que les révoltes et les émeutes de masse dans les prisons ont commencé, au cours desquelles j’ai commencé à faire mes premiers pas dans la lutte de classe avec des centaines d’autres prisonniers sociaux1 comme moi.

Au départ, j’ai commencé à participer aux luttes des prisonniers simplement à cause de mon esprit rebelle qui m’amenait à ne pas subir passivement les terribles conditions de la vie carcérale et le harcèlement quotidien de nos tortionnaires en uniforme. Mais aussi parce que j’avais grandi en maison de correction et que depuis enfant je me retrouvais toujours en première ligne aux côtés des plus faibles, sans hésitation et sans jamais reculer.

De la délinquance sociale au délinquant politique, la prison comme foyer de lutte révolutionnaire

L’extrême gauche française a eu beaucoup de mal, exception faite de certains groupes de l’Autonomie, à voir la prison comme un foyer de lutte révolutionnaire. Comment s’est passée cette affirmation en Italie ? Comment s’est effectué le passage des comités d’actions des prisonniers aux NAP (les Noyaux Armés Prolétaires) ?

En effet, ce n’est qu’en Italie dans ces années que les prisons sont devenues un lieu de lutte révolutionnaire. Cette particularité typiquement italienne s’est réalisée grâce à l’action de soutien de la propagande et de la presse révolutionnaire aux luttes des prisonniers. Même si en France, en Allemagne, en Angleterre et aux USA, le mouvement soixante-huitard a aussi trouvé les mots pour comprendre, décrire et rejeter les institutions totales, ce n’est qu’en Italie qu’une dynamique d’égal à égal, horizontale et osmotique s’est générée entre voyous et révolutionnaires.

À l’époque les jeunes militants révolutionnaires emprisonnés ne revendiquent pas, comme ailleurs, le statut de prisonniers politiques. Ils choisissent de rejoindre les luttes des prisonniers sociaux pour contribuer à élargir les horizons politiques et culturels des avant-gardes du mouvement des détenus. Mais en retour les braqueurs et les voyous ont aussi enrichi le bagage politique et humain des prisonniers politiques. L’influence est allée dans les deux sens. Les délinquants s’approprient la culture et l’expérience politique des soixante-huitards, nécessaires au développement du mouvement des prolétaires prisonniers. Pendant que les détenus politiques s’alimentent rapidement du savoir concret des délinquants, fruit de leurs expériences de vies vécues aux marges de la société. Des deux côtés, il y avait une grande attraction pour le monde différent qui était découvert. Les barrières ont sauté en même temps que la vieille idée de rédemption du sous-prolétariat, remplacée par celle d’un élargissement, d’une reformulation et d’une radicalisation de l’horizon de classe saisi dans son ensemble comme prolétariat métropolitain.

C’est sur cette base que des centaines de délinquants sociaux comme moi se sont transformés en délinquants politiques, en révolutionnaires qui ont ensuite donné vie, avec d’autres sujets politiques et sociaux, aux Noyaux Armés Prolétaires. Cela s’est produit lorsque le mouvement de masse des prisonniers prolétaires en a ressenti le besoin politique, c’est-à-dire après les massacres de prisonniers révoltés en 1974 dans les prisons des Murate à Florence et à Alessandria. Quand ils se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer entièrement et exclusivement sur l’action de groupes extraparlementaires et que, pour continuer la lutte, ils devaient absolument se doter de leur propre organisation révolutionnaire, avec un programme politique qui plaçait au centre la défense des luttes des prisonniers et du prolétariat marginal. 

Structuration du mouvement des prisonniers prolétaires

Les N.A.P se présentaient comme « un de ces groupes qui ont décidé de radicaliser la lutte contre l’État des multinationales, plus particulièrement contre le système répressif : les prisons et l’appareil judiciaire » et avaient pour mots d’ordre : « créer et organiser 10, 100, 1000 noyaux armés prolétaires ».  Quel était le type de structuration des NAP entre les différentes prisons, et quelles ont été les formes du mouvement, de l’intérieur et à l’extérieur des prisons ?

Les NAP sont nés au début des années 1970 à la suite de deux épisodes qui ont modifié le niveau d’affrontement dans les prisons. Le premier a été la riposte meurtrière mise en place par l’État pour écraser les luttes du mouvement des prisonniers prolétariens, recourant aux massacres dans les prisons d’Alessandria et de Murate, où ils ont tiré sur les détenus en révolte. La seconde concernait la perte de soutien aux luttes des prisonniers (qui avaient désormais pris un caractère offensif et violent) par les groupes de la gauche extraparlementaire parce qu’ils ne partageaient pas et n’étaient plus en mesure de gérer politiquement un mouvement de prisonniers qui allait de plus en plus sur le terrain de la lutte armée.

Dans cette situation, les détenus n’avaient que deux choix : ou se rendre face à la violence armée de l’État et à l’isolement progressif des luttes dans l’enceinte des prisons, ou se doter d’une organisation propre, capable de se confronter au niveau d’affrontement imposé par l’État sur  le terrain de la lutte armée. Et ainsi sont nés les NAP, une organisation combattante qui a assumé la responsabilité politique d’être le point de référence pour les damnés de la terre, c’est-à-dire pour les prisonniers et le prolétariat extralégal et marginal. Une organisation qui a soutenu les luttes des prisonniers et du sous-prolétariat avec les armes, capable de s’intégrer dans le processus révolutionnaire initié par les Brigades Rouges avec la classe ouvrière du nord de l’Italie, en vue d’une recomposition des différentes figures sociales qui forment le prolétariat métropolitain italien, du nord au sud, de la classe ouvrière aux prisonniers, aux extralégaux, aux chômeurs.

Nous avions pris conscience que notre condition de damnés de la terre ne pouvait changer qu’avec une révolution prolétarienne. Nous nous sommes inspirés du Black Panther Party et des luttes des prisonniers noirs dans les prisons américaines. Ce n’est pas un hasard si les premiers collectifs organisés avant la mise en place des NAP à l’intérieur des prisons s’étaient nommés « Red Panthers » ou encore « Collectif George Jackson » en hommage à ces mouvements. Le programme politique et la structure organisationnelle des NAP peuvent se résumer aux slogans répétés à plusieurs reprises dans leurs communiqués : « Organiser 10, 100, 1000 noyaux armés prolétaires » et « Révolte dans les prisons et lutte armée dehors ».

Initialement, les NAP étaient organisés par noyaux territoriaux qui agissaient en totale autonomie dans le cadre d’une stratégie politique partagée. Plus tard, cependant, ils se sont structurés de manière plus centralisée sans jamais renoncer à l’autonomie tactique des noyaux. Les militants des NAP vivaient à la fois clandestinement et semi-clandestinement et étaient principalement des prisonniers et des ex-prisonniers, mais il y avait aussi des étudiants et des travailleurs qui avaient quitté Lotta Continua et qui ont choisi de continuer à soutenir les luttes des prisonniers et du prolétariat marginal sur le terrain de la lutte  armée, contre l’État et ses appareils répressifs.

L’articulation des luttes autonomes des prisonniers à l’autonomie en général

Le 1er Mars 1976, les Brigades rouges et les N.A.P signent un communiqué conjoint intitulé « pour l’unité de la guérilla », et mènent ensemble plusieurs actions comme l’attaque simultanée de casernes et de véhicules de carabiniers à Milan, Turin, Gênes, Rome, Naples, Florence et Pise. Dans quel contexte survient cette alliance ? Plus largement, à travers votre expérience, quels rapports entretenaient les N.A.P avec les autres groupes de la lutte armée ?

L’alliance entre les NAP et les BR est née dans un contexte social et politique qui voit la lutte armée et le mouvement révolutionnaire à l’offensive. À cet égard, il suffit de rappeler les nombreuses actions armées des organisations combattantes, les grèves sauvages, les cortèges improvisés à l’intérieur des usines, les manifestations ouvrières, les occupations des écoles, le rôle centralpris par les femmes (protagonismo2 ; ndt) dans les organisations, les émeutes et les évasions de prisonniers soutenues par l’extérieur.

Selon les données du ministère de l’Intérieur, en 1976, il y a eu plus d’un millier d’actions armées et plus de quatre cents évasions de prison. Dans ce contexte, pour les NAP, la relation avec les Brigades Rouges avait une importance stratégique à la fois pour réaliser l’unité de la guérilla et pour construire la recomposition politique et géographique du prolétariat métropolitain dans le processus révolutionnaire. Les attaques armées simultanées menées le 1er mars 1976 dans différentes villes d’Italie contre les casernes et les véhicules des carabiniers doivent être lues de ce point de vue. En ce qui concerne les relations entre les NAP et les autres groupes de lutte armée, il y avait une dialectique politique et aussi théorique mais il n’y avait pas de liens opérationnels notables, en dehors de celui avec le BR.

Perspectives actuelles

En Mars 2020 en Italie, des milliers de prisonniers s’étaient révoltés au début de la crise sanitaire, leur santé n’étant pas garantie en prison. La répression a très vite stoppé le mouvement, 14 personnes furent tuées et des centaines blessées. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle dans les prisons, et sur d’éventuels mouvements collectifs face à la répression ?

Les émeutes et les évasions de mars 2020 dans diverses prisons italiennes pendant la pandémie de Covid-19 et le confinement, présentent à certains égards et à première vue de nombreuses similitudes avec celles des années 1970. Par exemple, leur caractère de masse, la dévastation des prisons, l’image des détenus sur les toits, les coups et les meurtres de détenus en représailles aux émeutes, les morts, etc. mais aussi pour les évasions qui ont eu lieu lors de ces émeutes. Pourtant, à y regarder de plus près et en profondeur, au-delà de ces similitudes phénoménales, il existe d’énormes différences entre les émeutes carcérales des années 1970 et celles plus récentes de 2020.

Tout d’abord, le contexte social et politique qui les a générées est différent : au cours des années soixante-dix, il y avait un mouvement révolutionnaire qui était à l’offensive et soutenait les émeutes de l’extérieur, tandis qu’en 2020, les détenus sont sur la défensive et complètement isolés, soutenus uniquement par les membres de leur famille et de petits groupes de camarades. Deuxièmement, les émeutes carcérales des années 1970 s’inscrivaient dans une perspective révolutionnaire de critique de classe de l’État et de la société capitaliste et en tant que telles étaient caractérisées comme des luttes offensives, tandis que les émeutes carcérales de 2020 étaient le résultat du désespoir de prisonniers exposés sans aucune protection sanitaire au Covid-19 qui avait considérablement aggravé les conditions de vie des détenus avec certaines mesures qui ont intensifié l’isolement avec la suspension des parloirs ainsi que des colis alimentaires et vestimentaires envoyés et apportés par les membres de la famille. Troisièmement, la durée des émeutes. Dans les années 1970, elles se sont développées en cycles de luttes et ont duré plus d’une décennie, tandis que celles de 2020 ont été une explosion de quelques jours. Enfin, les conditions de vie des détenus, qui malgré la réforme pénitentiaire, se sont considérablement détériorées et rendent l’organisation collective des détenus beaucoup plus difficile.

Malgré tout cela, les émeutes carcérales de 2020 sont le signe que la prison est une poudrière qui peut toujours exploser à tout moment, même si aujourd’hui la stratégie de différenciation des peines est utilisée comme une arme de chantage sur les détenus et elle a atteint une individualisation des situations carcérales tant dans le prononcé des peines que dans les conditions de vie en prison. Aujourd’hui, avec la classification arbitraire des crimes et délits et des sujets qui les commettent, une peine et une détention sont établies pour chaque individu à travers trois niveaux différents de régime pénitentiaire spécial. Elles vont de la haute surveillance 1 à la haute surveillance 2 et 3, jusqu’à la torture du 41bis3 et la peine de mort civile à la perpétuité réelle (ergastolo ostativo… sans possibilité de liberté conditionnelle ; ndt) qui exclut les détenus de tout avantage éventuel tant sur la peine que sur les conditions matérielles de la vie carcérale. Et dans ce contexte, si les luttes à l’extérieur de la prison ne reprennent pas de force, il est peu probable que les luttes des détenus puissent aller au-delà des grèves de la faim et des explosions désespérées comme celle de 2020, chèrement payée avec 14 morts et des centaines de blessés chez les prisonniers.

  1. Si en Italie il est d’usage d’utiliser le terme « prisonnier social » pour désigner les droits communs, en français cette dénomination est revendiquée par nombre de détenus pour déjouer l’opposition usuelle entre eux et les prisonniers politiques, marquant ainsi le fait que la délinquance est le produit de l’ordre social existant.
  2. Le concept de protagonisme politique a été développé par Haïm Burstin, professeur d’histoire moderne à l’Université de Milan, spécialiste de la Révolution française, désignant la façon dont des personnes ordinaires deviennent des acteurs d’une séquence historique exceptionnelle.
  3. L’article 41-bis de la loi du 26 juillet 1975 n°354 du code de procédure pénal italien introduit l’application d’un régime spécial de détention ciblant à la fois les détenus condamnés pour association mafieuse et crimes commis à des fins de terrorisme (ciblant particulièrement les militants politiques) qui restreint les droits et libertés fondamentaux du détenu (isolement total, vidéosurveillance, interdiction des promenades groupées etc.).
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