Simon Assoun - Darmanin et les Juifs : une histoire républicaine

Gérald Darmanin a fait paraître il y a quelques semaines un livre intitulé Le séparatisme islamiste – Manifeste pour la laïcité. Entre autre horreurs, il y défend notamment la politique « d’intégration » menée par le régime napoléonien à l’égard des Juifs en France et propose de l’appliquer aujourd’hui aux musulmans, sans que cela ait provoqué l’émoi de grand monde. Seulement cette politique était non seulement profondément antisémite – elle a interdit les prénoms hébraïques et placé l’église juive sous tutelle, mais s’appuyait également sur une vision nationaliste qui faisait des Juifs un corps étranger au reste du peuple. Simon Assoun, militant juif décolonial, propose ici de relire l’affaire Darmanin à la lumière de l’antisémitisme consubstantiel de la formation des États-nations occidentaux mais aussi d’esquisser des pistes pour une politique d’émancipation juive aujourd’hui – résolument opposée à l’islamophobie, cet autre contemporain de l’antisémitisme.

Dans son livre contre le « séparatisme islamiste », le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin revendique la politique napoléonienne à l’égard des Juifs français comme un modèle à appliquer aux musulmans français aujourd’hui. La publication de certains passages sur le compte Twitter de la journaliste Sarah Benichou puis celle d’articles sur le site de Mediapart auront permis de troubler quelque peu le silence médiatique autour de la teneur antisémite de ces propos. Pour le ministre de l’Intérieur, la politique napoléonienne à l’égard des Juifs était un succès, même si, concède-t-il, certaines mesures pouvaient être difficilement supportables pour ces derniers. Naturellement, Gérald Darmanin a pu trouver dans la Licra un soutien fidèle, quoique maladroit.

En effet, dans un communiqué embarrassant, la Licra a cru bon de citer l’historien Pierre Birnbaum pour défendre le ministre de l’Intérieur. Dans une interview accordée au site Arrêt sur image, l’historien a pourtant rappelé le caractère réactionnaire de la politique napoléonienne à l’égard des Juifs. Répondant aux questions du journaliste Daniel Schneidermann, il oppose cette période à celle de la Révolution, laquelle a selon lui « accordé la citoyenneté aux Juifs sans rien leur demander ». L’historien, nostalgique du « rôle intégrateur de l’État », énonce là une idée que ni Darmanin, ni la Licra ne repousserait. Et pour cause, bien plus que la période napoléonienne, la Révolution et la République sont parmi les fondements idéologiques de la construction de l’État-nation en France, et dans laquelle s’inscrit le pouvoir actuel. N’est énoncé rien de plus que l’idée que ce pouvoir se fait de lui-même et de sa propre histoire, idée dont l’hégémonie est garantie par ses appareils idéologiques.

Ce récit résiste peu à l’épreuve des faits. Il ne s’agit pas ici de nier les améliorations historiques des conditions de vie des Juifs permises par le développement des idées républicaines en France et en Europe de l’ouest. Mais cette émancipation a eu un prix. Comme le souligne l’historien Enzo Traverso1, « aux yeux d’une communauté encore profondément soudée autour de ses institutions religieuses traditionnelles, la fermeture des synagogues et des écoles rabbiniques, l’interdiction du shabbat et de l’abattage rituel par un régime révolutionnaire qui vient de supprimer les anciennes discriminations et de décréter les Juifs citoyens […] doit apparaître comme une énigme douloureuse. »

La Révolution demandait aux Juifs, tout en leur accordant le statut de citoyen, de s’engager dans une « régénération physique et morale » qui préfigurait déjà l’assimilation à marche forcée qui allait suivre. « Toute la culture de la Révolution est traversée par une conception normative de l’assimilation qui ne sera théorisée que beaucoup plus tard, au XIXe siècle mais qui est déjà affirmée de façon très explicite par Clermont-Tonnerre […] »2 en 1789.

Quelques années plus tard, Napoléon reformule cette même conception normative de l’assimilation dans le cadre d’un pouvoir plus autoritaire et réactionnaire et d’un État-nation en voie de consolidation. Si sa politique apparaît bien comme régressive par rapport à l’élan révolutionnaire des années qui l’ont précédées, elle ne s’inscrit pas totalement en rupture avec cette période. Républicaine ou impériale, la « géométrie uniformisante des États-nations » occidentaux perçoit les Juifs comme « un élément perturbateur des conceptions monolithiques de la nation »3, comme une population étrangère qui ne peut appartenir à la communauté nationale qu’à condition d’être préalablement assimilée, régénérée, civilisée – et de donner des gages de son allégeance. Le point de bascule entre l’antijudaïsme médiéval et l’antisémitisme moderne ne se situe pas ailleurs. Bien qu’en France l’antisémitisme fut largement anti-républicain, la République n’y était pas complètement imperméable.

Énigme douloureuse, donc, pour les Juifs à qui on demandait d’être des français comme les autres tout en leur signifiant qu’ils n’étaient pas des français comme les autres et qui voyaient s’ancrer dans la société une solide culture antisémite, bien décrite par Pierre Birnbaum, qui deviendra de la plus brutale des manières un antisémitisme d’État pendant la période vichyste. Entre rupture et continuité, progrès et régression, l’histoire de la place des Juifs en France doit être mise en tension avec l’histoire de la construction de l’État-nation. Si l’histoire est une question de point de vue, comme l’entendait le philosophe et historien Walter Benjamin4, adhérer à l’idée selon laquelle la Révolution n’a rien demandé aux Juifs revient à accompagner « le cortège triomphal qui fait avancer les dominants actuels sur ceux qui sont aujourd’hui au sol […]. » Le point de vue des vaincus donne un tout autre récit.

Ces digressions par l’histoire sont utiles pour penser politiquement la question de l’antisémitisme aujourd’hui. Historiquement, le racisme moderne s’est développé avec la construction des États-nations en Occident et avec le développement de leur domination sur le reste du monde. Il a toujours été habité par la haine du Juif, laquelle s’ancre dans les sociétés occidentales comme un « code culturel », pour reprendre le terme qu’Enzo Traverso emprunte à l’historienne israélienne Shulamit Volkov. Ainsi, comme le souligne le psychanalyste et essayiste Gérard Haddad5, « ne pas être antisémite relève de l’exception dans la civilisation européenne. » La polémique autour du livre de Darmanin aura eu le mérite de mettre en évidence la persistance de cette donnée. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Comment penser la question juive dans les coordonnées politiques nationales et internationales actuelles et dans un monde juif transformé par la destruction des Juifs d’Europe et la création d’un État israélien qui se revendique État-nation du peuple juif ?

L’antisémitisme continue d’être une donnée fondamentale des sociétés européennes post-coloniales. Cependant, et comme le soulignent les travaux de la CNCDH, la minorité juive est aujourd’hui la communauté la mieux acceptée en France. Les Juifs ne sont plus les candidats privilégiés pour le rôle de la cinquième colonne et de la menace intérieure. Le nouveau rôle qui nous est confié par le pouvoir d’État est celui de minorité modèle menacée par la « barbarie arabomusulmane », et dont le salut ne peut être garanti que par l’État. Une stratégie d’isolement et de séparation des minorités qui n’est pas sans rappeler la politique coloniale en Algérie et l’imposition autoritaire de la nationalité française aux Juifs indigènes pourtant réticents. D’une pierre deux coups ? L’État neutralise le potentiel révolutionnaire de la minorité juive et l’éloigne des autres minorités non-blanches qui sont aujourd’hui le cœur de cible du gouvernement.

Si on demandait à Gérald Darmanin si la présence des Juifs en France pose aujourd’hui un problème, il s’indignerait d’une telle question. Il répondrait son attachement à lutter contre l’antisémitisme et se risquerait probablement à ces tirades à la mode sur les racines judéo-chrétiennes de la France. Peut-on être antisémite au XIXe siècle et philosémite au XXIe siècle ? Oui, si ce que l’on décrit comme philosémitisme relève de la posture et se comprend strictement comme un moyen de garantir la reproduction des rapports de pouvoir entre les États-nations occidentaux et le reste du monde. L’énigme douloureuse décrite par Enzo Traverso est aujourd’hui au cœur du mal-être des Juifs français bien identifié par le journaliste Dominique Vidal6. C’est ce « doute » qui nous fait Juif et dont parle la militante décoloniale Houria Bouteldja7.

Tout l’enjeu de la construction d’une voix juive décoloniale et de proposer une voie de sortie à cette impasse pour les Juifs. L’État d’Israël est tout sauf un refuge. Encore moins une solution. Le révolutionnaire bolchévique Léon Trotsky avait pressenti le « piège sanglant » dans lequel les Juifs risquaient de se retrouver avec le sionisme. Il n’eut pas tort, tant la colonisation de la Palestine, loin d’offrir un dénouement à la question juive, prolonge cette dernière en question palestinienne et éloigne les Juifs des populations postcoloniales, notamment arabes. L’immense intellectuel israélien Yeshayahu Leibowitz s’inquiétait lui aussi de voir le sionisme entraîner le judaïsme à sa perte. Finalement, la modernité occidentale laisse peu de choix aux Juifs : devenir des occidentaux en Palestine ou demeurer en Occident enfermé dans une énigme douloureuse. Inscrire la question de l’antisémitisme dans l’histoire de la construction des États-nations et de l’impérialisme occidental, c’est se donner les moyens d’inscrire à l’ordre du jour la conquête de la dignité juive.

  1. Enzo Traverso, « L’émancipation ou les apories du Juif citoyen », in Pour une critique de la barbarie moderne, Editions Pages Deux, coll. Cahiers libres, Paris, 1996, pp. 14-15.
  2. Ibid. p. 23
  3. Enzo Traverso, « L’antisémitisme comme code culturel », Ibid., pp. 36-37.
  4. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Éditions Payot & Rivages, Petite Biblio Payot Classiques, Paris, 2017, p. 62.
  5. Gérald Haddad, Le silence des prophètes. Entretiens avec Marc Leboucher, Éditions Salvator, Paris, 2019.
  6. Dominique Vidal, Le mal-être juif. Entre repli, assimilation & manipulations, Éditions Agone, Contre-feux, Paris, 2003.
  7. Houria Bouteldja, Les Blancs, les juifs et nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire, Éditions La fabrique, Paris, 2016.
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