Covid-19, crise du commandement capitaliste et contagion sociale. Comment intervenir ?

Photo Edward Burtynsky

Le Covid-19 est l’incursion violente, rapide et incontrôlable d’un virus qui fragilise la santé de la population mondiale en se propageant par le contact humain dans les voies respiratoires. Il a déjà contaminé et tué des dizaines de milliers de personnes.

En se propageant à travers les réseaux du commerce international, le Covid-19 a constitué d’emblée une crise sanitaire mondiale. Il a rendu visible les effets des coupes dans les investissements publics sur la qualité des services sanitaires, thérapeutiques et de prévention primaire ; le manque de stratégies de prévention et de formation épidémiologique des responsables institutionnels ; l’absence d’organisation structurée en « couloirs sanitaires », de réseaux d’assistance sur le territoire et de moyens de protection adéquats (tests de dépistage, équipements de protection) pour le personnel médical qui s’infecte à tout-va.

Mais la crise sanitaire est en train de devenir ou est déjà devenue une crise « du social » :  restrictions de mobilité et isolement humain ; propagation régulière et continue du virus le long des lignes de la productivité ; absence de réponses économiques (face à la faim et aux dettes) et de services pour la population (il suffit de penser au deuil sans l’encadrement rituel des funérailles). Elle deviendra une crise économique, avec un ralentissement de l’accumulation et de la production de valeur. Licenciements, faillites, saisies, compétition inter-capitalistes dans le transfert et l’absorption de la crise n’en sont que quelques aspects triviaux déjà visibles pour tout un chacun.

Insister sur la crise du commandement capitaliste 

Mais une autre prise de conscience habite l’élite mondiale. « L’alternative – une destruction permanente de la capacité de production et donc de l’assiette fiscale – serait beaucoup plus préjudiciable pour l’économie et éventuellement la confiance dans le gouvernement »1. Tels sont les mots de Mario Draghi dans son vibrant appel à prendre conscience de l’état de guerre dans lequel nous nous trouvons, incitant les autorités à se débarrasser du dogme de l’équilibre budgétaire en injectant des centaines de milliards de dollars dans les veines du patient mourant formé par le corps socio-économique tout entier. Leur grande crainte est que la crise se transforme en effondrement, que ce soit la prise du Gouvernement sur les événements qui soit en jeu dans la contagion pandémique, c’est-à-dire l’organisation hiérarchique de la société en fonction de leur Économie. L’hypothèse qu’elle débouche sur une « crise » du commandement se manifeste dans l’incapacité systémique à penser des alternatives efficaces capables de réorganiser de façon durable et cohérente la production de biens en lien avec la reproduction sociale de l’être humain. Les propositions de voies de sortie venues du camp capitaliste et sagement esquissées par l’ancien président de la Banque centrale européenne, énoncent et renouvellent les causes de la crise actuelle. Davantage de dettes pour sauver le capital fictif, peut-être un peu d’helicopter money [NdT : en anglais dans le texte] pour permettre à la valeur de se réaliser sur le marché. Ainsi, le plan visant à « desserrer les cordons de la bourse » pour transformer une partie de la finance en revenu de consommation est le premier grand signe d’opposition des classes dominantes à l’effondrement de la civilisation capitaliste.

Cependant, sous les latitudes plus ordinaires de la réalité sociale, celles où nous nous trouvons presque tous en quarantaine, au travail ou à l’hôpital, la crise de la reproduction capitaliste contenue dans la situation d’urgence soulève de nouvelles questions, auparavant ensevelies sous le flux continu de l’ordre social. C’est un peu comme un hamster qui cesse soudainement de tourner dans son manège, et découvre, stupéfait, une nouvelle perspective. Il remarque la cage, la scrute, jette un œil au dehors. Il essaie de comprendre à quoi ce dehors ressemble, avant même de penser à scier ses barreaux pour s’échapper. Dans cette « guerre contre le Covid-19 », le blocage partiel mais significatif de la reproduction capitaliste ouvre une nouvelle série d’expériences collectives et massifiées et de nouvelles dimensions de la vie sociale. Cette fois-ci, elles ne sont pas complètement dirigées par d’autres car elles condensent un travail humain et parce qu’elles sont « influencées » par la propagation du virus lui-même, comme élément d’ingouvernabilité. Par là, ces expériences peuvent contribuer à faire varier le cours de l’Histoire. C’est donc à ce niveau que nous devons réfléchir à une action commune à la hauteur de la tâche.

L’hypothèse politique que nous proposons dans ces pages est de se saisir de l’urgence pandémique, comme destruction et comme opportunité, dans les termes subjectifs d’un sujet encore à construire : transformer l’objectivité de la crise en déstructuration du commandement capitaliste. C’est-à-dire faire ressortir et renforcer la nature antagoniste au système dominant présente dans les actions des sujets sociaux dans le cadre d’un affrontement qui a déjà commencé. Cet affrontement ne peut, à ce jour, être une question de pouvoir, de force, de combat frontal avec le camp adverse, de conflit d’autorité sur ce qu’est et qui décide dans l’état dit d’exception. Il ne peut en être ainsi, non pas parce qu’il s’agit d’une conception dépassée des rapports de force entre les classes, mais parce que le Sujet historique n’existe pas en tant que tel. Pour l’instant, il est matériellement dispersé sous la forme d’une présence au sein des ganglions de la reproduction sociale. Il existe en puissance, sous la forme de femmes et d’hommes engagés d’une certaine manière dans la lutte pour survivre à l’intérieur et contre l’urgence du Covid-19.

Mais comment libérer ces énergies latentes qui se manifestent déjà chaque jour depuis le début de la pandémie ? Avec un appel aux États pour changer le cours du développement capitaliste, avec un « nous avions raison » nostalgique, adressé soit au passé de la planification socialiste, soit à sa version actualisée qui viendrait d’Orient ? Ou dans la confiance en une transgression massive et spontanée des règles d’isolement qui changera le sort de la gestion des situations d’urgence ? Évidemment que non : l’autonomie du politique et l’autonomie du social sont toutes deux des projections myopes du matérialisme historique. Pour entrer en conflit et opérer une transformation, il est important d’être une source de stimulation et de recomposition de la puissance autonome de cette variété prolétarienne immergée, plus ou moins directement, dans l’expérience de masse de la guerre contre le coronavirus. Nous devons comprendre, et donc partager ces contradictions à partir d’un certain point de vue. S’en extraire signifie renoncer illico à jouer nos cartes car c’est seulement dans cette expérience de masse que se trouve la possibilité de construire des mouvements collectifs qui ont le pouvoir de changer les choses.

Dans l’urgence du Covid-19, il y a une grande possibilité de connaître (et donc potentiellement de s’organiser avec) une myriade de subjectivités qui expriment des besoins autrefois refoulés par l’état normal des choses et qui se présentent comme de véritables ressources et richesses collectives. Nous les reconnaissons dans l’infrastructure sociale des quartiers, dans les connaissances vitales des districts sanitaires et des hôpitaux, dans la peur de tomber malade comme un instinct de protection qui se heurte au paradigme industriel. Mais il ne s’agit que d’une ébauche. Plus généralement, nous appelons Ressources tous ces instruments de reproduction sociale qui, dans le capitalisme, sont capturés et organisés sous la forme d’entreprises, décomposés en opérations de travail et de consommation par l’argent et l’aliénation. Nous évoquons des capacités humaines, de vie, de matériaux, de substances naturelles et de connaissances. Ressources et capacités constituent les moyens de reproduction de la vie : systèmes de santé, eau, nourriture, approvisionnement en énergie. Il s’agit de connaissances utiles déjà intégrées dans les technologies, de compétences organisationnelles, éducatives et préventives. Le succès vanté, jusqu’à présent, par la forme-entreprise dans l’organisation de ces ressources, réside dans ses codes d’expression, dans ses rituels d’hyperconsommation, dans les médiations et les fluctuations des lois commerciales, dans l’idéologie performative du marketing et dans l’omniprésence (a)morale des marchandises. Dans la crise actuelle, l’interruption des contacts humains et l’effondrement émotionnel et relationnel du corps social sapent gravement cette forme-entreprise. Dans cette population admirable qui « résiste » au virus, les mouvements et les activités de protection, de soin, de recherche et de survie empêchent la machine managériale et sa logique d’accumulation de capter et de gouverner pacifiquement l’ensemble des besoins sociaux, tous ses stimuli, tous ses besoins. Et c’est toujours dans cette lutte contre le Covid-19 que le marché capitaliste est incapable d’absorber totalement ces ressources : leur utilisation et leur exploitation sont fortement compromises.

Comment intervenir ?

Dans la guerre contre le Covid-19, les rôles sociaux se transforment. Regardons la machine politique institutionnelle : elle est toute compacte, homogène, presque impersonnelle dans sa reproduction. Elle obéit au virus, elle en dépend. Les sujets dominants perdent leur teint et leur éclat, ils s’estompent, ils deviennent de pâles répétiteurs de procédures qui sont toujours les mêmes. Ils se font concurrence tous les jours mais la vérité est qu’ils reproduisent des tâches – les décrets, les annonces, les attestations dérogatoires – qui ne sont pas au niveau réel de l’affrontement en cours : d’un côté le « soin » du système techno-scientifique (qui se nourrit d’argent, de contacts, de nœuds, de réseaux et de flux) ; de l’autre, la reproduction sociale qui est devenue « maladie », et donc vulnérabilité, et qui a besoin de repos, de santé et de ressources.

Dans ce dernier champ, les sujets sociaux potentiels sont ceux qui n’acceptent pas ce qui est en train de se passer, au point de trouver inacceptable le prix trop élevé de la gestion de cette urgence. Le coût sans commune mesure en termes de fatigue, d’effort, de souffrance, un véritable bouleversement tragique d’un système rendu fragile parce qu’il n’est fait que pour satisfaire les privilèges de quelques-uns. Les différences nourrissent à nouveau des réflexions collectives de lutte de classe. Ceux qui ont des tests et ceux qui n’ont pas pu en faire. Qu’est-ce que l’on économise et qu’est-ce que l’on dépense. Qui est obligé de travailler et qui donne plutôt des ordres par appel vidéo. Qui est à l’hôpital et qui ne l’est pas. Qui est en prison et qui ne l’est pas. Qui est protégé et qui ne l’est pas. Qui est en danger et qui ne l’est pas. Qui a faim et qui ne la ressent pas.

« Seul connaît vraiment celui qui hait vraiment », comme on disait à l’époque. Comme des prisonniers qui préparent leur évasion : il faut une grande motivation pour un grand projet. La haine des contraintes comme source d’invention organisationnelle pour sa propre libération. L’analyse et l’étude des rythmes, des mécanismes, des dispositifs pénitentiaires, faire semblant d’y adhérer tout en observant ses points de passage et ses failles. Pour passer à l’action, pour scier les barreaux et s’échapper, libres. Une grande co-recherche est aujourd’hui motivée par la même aversion qui anime ceux qui sont enfermés dans une cellule et qui détestent leur condition. Nous aussi, nous nous détestons, ici, enfermés dans nos petits appartements, là contraints de travailler en risquant la contamination, de payer pour une tragédie causée par ceux qui nous gouvernent et déchargée sur l’ensemble de la population. Nous avançons des hypothèses, pour produire une connaissance partagée et conflictuelle avec ceux qui, à plusieurs niveaux, vivent l’expérience de masse de la guerre sur Covid-19. Mais quelles sont ces hypothèses ? À quel niveau pouvons-nous les émettre ? Comment les vérifier ?

Il est question, avant tout, de capacité de lecture et d’orientation, dans cette désintégration des formes de reproduction du système. La réponse est déjà dans la tentative de poser les bonnes questions d’une manière scientifique, politiquement finalisée et préparée sur le plan organisationnel. Dans le fait de les distinguer. Pour ce faire, nous essayons d’utiliser la réflexion et la pratique comme deux aspects d’une même absence, celle du sujet historique, du projet et de son organisation.

Lorsque nous parlons de « l’urgence du coronavirus » comme d’une crise du commandement, nous proposons de vérifier cette hypothèse au sein des trois dimensions suivantes :

– les soins comme champ de bataille : en étant à l’avant-garde de la guerre contre le Covid-19, l’environnement social, de santé et hospitalier est un nœud barycentrique de la reproduction sociale ;

– une autre façon d’être au monde : l’expérience de la quarantaine et de l’isolement comme crise du consumérisme et de la mise au travail du « temps reproductif » ;

– le travail et la contagion sociale : la « peur de tomber malade » et le refus du travail.

Les soins comme champ de bataille

Pour commencer, nous devons descendre dans le « laboratoire secret de la (re)production » de la marchandise spéciale par excellence du capitalisme : la capacité humaine, en tant que base de la reproduction du Système Social global2. Nous devons voir comment la relation de reproduction de capacités change dans son épicentre politique et économique : l’hôpital, où le maintien en vie et le triage des corps dans un sens ou dans l’autre sanctionnent l’avancement ou la régression dans la guerre contre le virus.

Un des points de « saturation » du système capitaliste est l’industrialisation du vivant (et du mourant). Dans la section hospitalière de l’usine sociale, le « service public » est soumis depuis trente ans à des critères de productivité. Ceux-ci ont réorganisé la relation entre reproducteur et reproduit, c’est-à-dire entre l’opérateur et l’usager, dans sa combinaison avec la science (médicale, pharmacologique, etc.). Cette relation est toujours plus orientée vers la destruction de « l’humain ». Dans ce processus, l’aliénation se situe dans le fait de prendre sur soi la séparation entre les opérations de soin et le sens du soin lui-même. Le malade a été transformé en objet et de nouvelles procédures ont été établies d’en haut et imposées au personnel de santé. C’est la déshumanisation hyper-productive qui a régné dans l’Entreprise-santé. Ce qui explose dans les hôpitaux aujourd’hui est un conflit qui met en évidence cette contradiction. La crainte, malheureusement bien fondée, des médecins et des infirmières d’être infectés par milliers par leurs patients, et vice versa, crée une reconnaissance mutuelle sans précédent. Le manque de moyens, de procédures, d’expériences et de connaissances fournis par le sommet du système de l’industrie des soins de santé est progressivement remplacé par une autogestion sur le terrain. Le système d’hyperspécialisations arrive au point de rupture, ce qui touche directement tous les niveaux d’usagers et du personnel médical et de santé. Cette crise prend forme dans ce commentaire publié (parmi des milliers d’autres) par une infirmière sur les réseaux sociaux dans lequel elle clame :

« Éliminez ces primes de productivité qui ne font qu’enrichir les cadres et qui sont la cause principale des catastrophes dans le domaine de la santé car pour atteindre les objectifs et la prime de productivité, on doit faire des coupes sur l’achat d’équipements médicaux et sur le nombre de personnes embauchées, ce qui épuise le personnel par des shifts épuisants, avec très peu de jours de congés et de nombreuses nuits [au travail] dans le mois. Comment peut-on s’attendre à ce que le personnel tienne indéfiniment ? »

Eh oui, dans les services hospitaliers, on s’oppose aussi au commandement. Celui-ci perd de sa légitimité, car son autorité politique est soudainement perçue comme un privilège indû. Ce n’est pas lui qui risque la contagion, il n’est pas en première ligne. On se souvient des milliers de « NON ! » opposés par le management aux demandes d’augmentation des dépenses de matériel, de personnel, de formation, qui se traduisent aujourd’hui par une augmentation de la charge de travail, de l’usure des corps et des esprits et par une augmentation exponentielle du risque de contagion parmi les soignants. Il suffit de lire les « lettres du front » des infirmières, des médecins spécialistes, des travailleurs sociaux de la santé, et vous découvrirez alors que le pouvoir des capacités humaines contre la propagation du Covid-19 contient les germes d’un contre-pouvoir.

Une autre façon d’être au monde

En ce moment, les « luttes » changent de forme car la dimension globale de l’existence a changé radicalement. Toute la société dans son ensemble, en tant que reproduction du système capitaliste, est investie par ce « stress », et pas seulement les niveaux inférieurs. Par conséquent, comprendre, partager et donc organiser ces « vécus » devient aussi difficile qu’important. Cette expérience de la quarantaine est historique car elle rend l’impératif de « survie » identique pour des dizaines ou des centaines de millions de personnes. Savoir comment s’amuser, connaître, manger, aimer, s’affronter, entretenir son corps deviennent des aspects qu’il n’est plus entièrement possible de déléguer à l’organisation capitaliste ou du moins pas de la même manière ordonnée qu’auparavant.

Dans la vie quotidienne, cette tension est le résultat de la peur de tomber malade et du manque de moyens pour surmonter cette crise. Chaque camp est traversé par l’effort et le courage de ceux qui sont en première ligne pour combattre le Covid-19. Mais comment sont équipées les « lignes arrières ? » Quelle est la relation entre l’impératif de « prendre soin de soi », aujourd’hui considéré comme le méta-objectif de notre société, et les besoins quotidiens perçus par nos proches et nous-mêmes ? Dans cette guerre contre la pandémie, il y a une autre histoire qui prend de l’ampleur par rapport au discours officiel fait de données, de chiffres, d’histoires fictives. Cette histoire est faite d’horaires épuisants, de manque de formation, de manque de moyens et de dispositifs adéquats pour la protection de la santé de ceux qui sont obligés de travailler et des usagers des services. Cette histoire raconte un isolement qui empire la crise sociale, immobilière, relationnelle et économique : le travail reproductif est soumis à une pression énorme. Elle investit celles et ceux qui ont des malades graves à la maison, qui sont seuls, qui ont des enfants ou des jeunes qui doivent être « entretenus » et « rééduqués » aux nouvelles règles de l’hygiénisation sociale de masse. Tout cela pose radicalement la question de la répartition des ressources par rapport à l’insolvabilité de classe : pour ceux qui sont privés de revenus, de services. Les expériences collectives se nourrissent de ces singularités : dans la guerre contre le virus, il y a une souffrance sociale investie d’un pouvoir énorme. La discipline normative de la Prévention, de la Quarantaine, du Sacrifice provoque l’irruption de questions, d’actions, d’impressions, de jugements et de changements pour des millions de personnes. Ils reformulent subjectivement la manière d’être au monde et leur propre Présence.

« Que signifie l’hygiène ? La santé ? Les soins ? Et pour qui ? Pourquoi nous font-ils travailler dans ces conditions ? Comment le virus est-il arrivé ici ? Que dois-je faire si je tombe malade ? Que dois-je faire pour m’empêcher de tomber malade ? Comment payer le loyer ? Qu’en est-il de mon emprunt ? Comment remplir le réfrigérateur vide ? Comment répondre au patron pour la première fois ? Et des millions d’autres nouveaux inputs [NdT : en anglais dans le texte] ? »

Ce sont ces questionnements inédits de la vie quotidienne qui brisent l’ordre imposé et forcent les États à dépasser leurs déficits budgétaires par centaines de milliards, qui débloquent des embauches là où on a toujours licencié, qui forcent les patrons à payer les gens pour qu’ils restent chez eux, qui poussent à la redistribution des ressources et qui obligent les dirigeants syndicaux à prendre en compte la pression des bases. C’est la guerre contre le Covid-19 qui produit une grève de la reproduction sociale à un niveau de masse. Elle engage et valorise, littéralement elle fait comprendre l’importance du travail de consommation, de soin, de santé et du secteur hospitalier. C’est la véritable richesse sociale qui produit les différentes Utilités, qui les lie et les unit. Les réponses du Capital prennent en compte l’impossibilité actuelle de décharger tous les coûts sur ceux qui assurent la reproduction sociale, non par bonté, mais pour ne pas mettre davantage en danger le Commandement sur la société. La facture qu’ils nous présenteront ensuite sera sans doute plus salée afin de tout récupérer, avec les intérêts.

Le travail et la contagion sociale

La vulnérabilité, le risque et le fait d’être infecté ou d’infecter, se sont heurtés (pour des dizaines de milliers de travailleurs) au paradigme industriel. Tout cela s’est agencé pour déboucher sur une négation objective de la prestation capitaliste, sur un Coût qui ne peut être déchargé sur le camp ouvrier. Si d’un côté, la « peur de tomber malade » est une condition nécessaire à la survie du système capitaliste, de l’autre les « mesures de confinement » pour affronter le virus ont été un véritable dispositif de subjectivation, de refus du travail propre à l’époque du Covid-19. Pour les ouvriers, « rester à la maison » est toujours un conflit. La crainte de tomber malade dépend du manque de moyens de protection. Pourtant, malgré les protocoles et l’offre de structures sanitaires à la dernière minute, le fait politique qui a émergé à force d’arrêts maladies de masse, de grèves blanches ou revendiquées, surtout dans le centre et le nord de l’Italie, a été l’incompatibilité entre le régime productif et la santé de la force de travail. Le fait que les principaux foyers de la maladie se soient trouvés en Lombardie ne tient pas seulement à l’effondrement du système de santé régional, mais à l’insistance désormais connue du syndicat patronal Confindustria pour pousser le gouvernement à choisir de maintenir la main-d’œuvre « libre » de tomber malade dans l’industrie. De concert avec les confédérations syndicales dans la tentative de calmer le sabotage ouvrier, le gouvernement a publié il y a une semaine un décret pour fermer les activités de production non essentielles, prévoyant toutefois de larges possibilités de dérogation. De la grève et de l’abséntéisme de masse, on passe à une sorte d’opposition inédite chez les nouvelles générations de travailleurs « essentiels » : coursiers, livreurs, travailleurs dans la logistique, chauffeurs, travailleurs multiservices (hygiène, nettoyage, entretien), vendeuses et employées de commerce. Sous la poussée de la peur de la contagion et grâce à l’augmentation de leur propre rapport de force objectif dans la situation d’urgence, la forme-entreprise peine à rester debout et à conserver le même équilibre qui l’avait forgée. Les nouveaux conflits s’installent avec un horizon de revendications qui semblait oublié : heures d’ouverture des entreprises, tests non exécutés, dispositifs de protection insuffisants, temps et rythmes de travail, formation insuffisante, indemnités et compensations inférieures aux coûts, courte durée des contrats. Les caractéristiques typiques de l’exploitation se radicalisent aujourd’hui sous la forme de « questions » sur le sens de son propre travail, sur les rythmes, les espaces et la captation du temps de vie par l’entreprise. Il s’agit d’un phénomène inouï et qualitativement différent car il ne se limite pas à demander de sauver son emploi ou d’avoir plus de salaire, mais fait rentrer une autre rationalité dans la sphère la plus inaccessible et la plus sacrée, celle de l’organisation de l’Entreprise elle-même.

Ces luttes dans le travail dit « de consommation » ou « de reproduction », autrefois il fallait les chercher comme une aiguille dans une botte de foin. Elles prennent aujourd’hui une dimension publique et de masse, même dans leurs aspects les plus subversifs. Elles débordant même là où la « grève » est accusée d’être un geste irresponsable, notamment dans le domaine de la santé. Ces foyers de lutte découlent non seulement de l’intensification de la charge de travail due au moment particulier, mais aussi des conditions de base que ces types de travail « de soin » impliquent : attention, responsabilité, nettoyage, entretien sont quelques-uns des aspects qui sont déjà normalement exploités par les entreprises et les multinationales. Or, ce sont précisément ces fonctions « reproductives », impliquant un « contact » physique et social qui sont fortement redisciplinées, et pourtant elles ne peuvent pas être complètement interdites ! Il suffit de penser à ceux qui travaillent dans les maisons de retraite, avec les personnes âgées, avec les handicapés : il n’est pas nécessaire d’attendre la nouvelle de quelque usager « positif » pour déclencher toute une procédure d’utilisation d’équipements de protection individuels pour limiter le contact. Mais ces opérations fatigantes deviennent insoutenables lorsqu’elles se déroulent dans des contextes où le stress prolifère déjà par manque de temps, d’espace et de fournitures ! De ce point de vue, l’impossibilité de « formellement » faire grève pour ces secteurs essentiels, rend les contradictions de ce domaine encore plus évidentes.

Épilogue/nouveau départ : dans le capitalisme, nous sommes tous des marchandises en voie de péremption

Le virus Covid-19 est donc en train de radicaliser l’énorme ambivalence de la métropole capitaliste. Celle-ci se présente d’une part comme vecteur de développement, de rationalité scientifique axée sur le progrès industriel et financier, d’hyper-connectivité logistique, de promesses et d’espoirs de compter en tant qu’individu, de potentiel d’accès infini aux biens les plus disparates. D’autre part, elle apparaît comme les décombres d’une civilisation en ruines. Comme un agglomérat de béton et de merde, la vectrice d’infections et de virus proliférants. Comme de denses nuages de poussière toxique qui écrasent les artères et les poumons. Comme l’incertitude maximale qui englobe toute existence située aux étages inférieurs, comme une perte de sens et de possibilité future. Comme une remise à zéro de son identité et de ses racines. Comme domination télé-organisée d’une vie modelée au service de forces qu’on ne voit que sur des écrans.

Le Coronavirus, le devenir mondial de l’épidémie, célèbre une nouvelle vérité de masse : dans ce système, nous serons constamment maintenus en vie comme marchandises en voie de péremption.

Si la sortie de cette situation d’urgence est tout sauf évidente, il n’y aura certainement pas d’ « après » qui soit un retour à la normale. Ce n’est que dans de rares cas que les crises sanitaires n’ont pas laissé des traces persistantes dans l’organisation des espaces urbains et de la circulation des ressources humaines. Le prix de la poursuite de ce système sera l’approfondissement des réseaux télématiques hyperproductifs, la poursuite de la chimère de l’intelligence artificielle comme rampe de lancement pour une automatisation plus poussée, pour maintenir un mode de vie qui est nuisible pour la majorité de la population – entre les mauvaises conditions d’hygiène, les infections, la pauvreté – mais fantastique pour un minuscule groupe de riches. C’est la science-fiction du capital, dans laquelle aujourd’hui déjà, plus personne ne veut vivre.

En attendant, les tensions relatives à la rationalisation scientifiquement organisée font surface comme une abstinence, comme un manque de moyens, de connaissances, de ressources dont, en tant qu’individu, nous sommes expropriés. Une terrible vérité s’impose : l’affaiblissement massif est inhérent à l’accumulation capitaliste. L’affaiblissement des systèmes immunitaires, des systèmes écologiques, des facultés cognitives, est la condition nécessaire pour exploiter les corps, la terre et les relations. Et plus le système industriel est productif, plus il est nuisible à la santé de la grande majorité de l’humanité. Cette dynamique immanente au projet capitaliste atteint aujourd’hui l’un de ses nombreux points de rupture. Le fossé entre la capacité humaine et les mécanismes du marché est disloqué et plus clairement défini dans le cadre de la lutte contre le virus, devenant l’héritage plus ou moins conscient de beaucoup et créant de nouveaux terrains pour l’action militante. Toutes ces questions marquent le devenir conflictuel et clivant de la société dans son ensemble. Et ils nous posent l’urgence d’une organisation sociale différente, encore à construire. Ou, pour le dire autrement, canaliser la tension produite par la crise de commandement vers des nouveaux mécanismes de défense sociale venant d’en bas.

Texte initialement publié sur le site Infoaut.

  1. Draghi : « we face a war against coronavirus and must mobilise accordingly », Financial Times, 25 mars 2020.
  2. D’après Romano Alquati, la capacité humaine est le savoir-faire dans sa forme générale. Aujourd’hui elle existe sous forme de marchandise, c’est même la marchandise la plus importante étant donné sa faculté de créer une valeur plus importante que sa valeur. Sortir du capitalisme signifie dé-marchandiser non seulement les marchandises mais surtout cette capacité humaine constamment appauvrie et utilisée pour ses fins par le système capitaliste. NdT
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