Depuis plusieurs jours, et dans la continuité directe du vote définitif de la loi Avia, les comptes Facebook ou Twitter de nombreux militant·e·s queer ont été la cible de restrictions, sous prétexte de publications allant à l’encontre des standards « relatifs aux discours haineux et aux insultes ». En cause : des statuts ou commentaires dans lesquels sont utilisés des termes comme « pédé » ou « gouine ». Des termes qui, s’ils sont effectivement utilisés comme insultes homophobes, ont aussi fait l’objet depuis des décennies de stratégies de réappropriation par les « pédés » et les « gouines » en question. Alors que la restriction de comptes ou pages militantes, dans et au-delà de la communauté queer, est régulièrement dénoncée, et avec elle posée la question de notre dépendance à des réseaux sociaux possédés par de gigantesques entreprises privées, nous avons interrogé Gwen Fauchois, activiste lesbienne, et Quentin Dubois, activiste pédale, qui se sont vu restreindre leur compte, afin de mieux comprendre cette nouvelle vague de silenciation et ce qu’elle nous dit de l’alliance entre capitalisme algorithmique et État répressif.
Bonjour. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe depuis quelques jours sur Facebook / Twitter pour les militant·e·s transpédégouines ?
Gwen : Depuis quelques jours, les entreprises Facebook et Twitter bloquent des comptes, en restreignent les accès et suppriment des publications : textes et images de militants et activistes de la lutte contre le sida et les homophobies. Il semble que ce soit centré autour de l’utilisation du terme pédé, sans qu’aucune distinction ne soit faite par la censure que cet usage du terme pédé est d’auto-revendication, d’affirmation et de retournement du stigmate, c’est à dire un outil historique, fondateur des luttes d’émancipation et utilisé pour rendre visible et combattre les rapports de domination qui structurent notre société. Ironiquement on notera que même la censure ne se départit pas d’une forme de sexisme, le terme gouine semblant soit ne pas exister, soit être considéré comme négligeable.
Une rapide observation m’a permis de faire le constat qu’à minima en quelques jours une douzaine de comptes ont d’ores et déjà été bloqués, pour des durées plus ou moins longues, dont certains à plusieurs reprises. En outre plus d’une quinzaine de comptes ont été avertis et ont vu leurs commentaires, visuels, photos de profil ou de couverture supprimés. Parfois même c’était leur présentation biographique qui était remise en cause.
Par ricochet, des dizaines et des dizaines de partages exprimant une solidarité avec les camarades censuré·e·s et une colère face à cette censure ont été à leur tour effacés par Facebook.
Ce constat, n’est que le haut de l’iceberg, parce qu’il ne correspond qu’à ce que j’ai pu de visu constater sans pour autant chercher à être exhaustive. Et cette censure ne dit rien de celle qui s’exerce à l’encontre d’anonymes moins connectés aux réseaux activistes.
Quentin : Dans plusieurs cas, nos comptes ont d’abord été restreints suite à des photos de profil affichant le mot « pédé » (photos visant à informer sur la loi Avia et à mobiliser contre cette dernière, en rappelant que les stratégies de resignification et de retournement du stigmate dont nous héritons, sont bien incompatibles avec les visées de cette loi). Une fois ces comptes restreints – plus de possibilité de publier ni de répondre à des commentaires –, nous avons reçu d’autres avertissements concernant d’anciennes publications, non sur des événements publics mais sur des comptes privés, pour motifs de propos haineux ou pornographiques. De ce qu’on semblerait remarquer, c’est qu’une fois que le compte est restreint suite à une publication récente, c’est le reste des publications qui est passé au crible – prolongeant dans certains cas le nombre de jours de bannissement.
Cette restriction de la parole à des militant·e·s s’effectue selon des critères que l’on ne connait pas encore, qui sont ceux d’une entreprise privée. Cela fait suite à la rencontre entre Zuckerberg et Macron il y a un an tout juste et qui jetait les bases de la loi Avia. Toujours est-il que les algorithmes réagissent très vite, dans mon cas on me notifia la restriction de mon compte quelques quarante minutes après la publication d’une photo, avec le détail d’anciennes publications censurées dix minutes après.
Ce que l’on remarque donc, c’est qu’une entreprise privée a pris de l’avance sur l’application d’une loi avec un fonctionnement algorithmique dont on ne connait pas grand chose si ce n’est qu’il est rapide et qu’il a une petite préférence pour les comptes de militant·e·s et d’acteur·rice·s de la communauté LGBT. Ou du moins, celles et ceux qui entendent dénoncer cette loi par un rappel de nos stratégies de resignification et d’autodétermination (dont l’insulte est l’exemple type).
Il semblerait que ce dispositif de renforcement soudain du contrôle de contenu soit en lien avec le récent passage de la loi Avia. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette loi, son esprit, et ses conséquences potentielles ?
Gwen : Il est indéniable que cet emballement de la censure se manifeste alors que la loi Avia, qui n’est pas encore en vigueur, vient d’être discutée et votée. S’agit-il alors de zèle de la part des GAFA ? D’un test préliminaire de leurs procédures de contrôle anticipant la mise en application de la loi ? D’une extension ou systématisation de procédés déjà à l’oeuvre mais de façon plus ponctuelle et sans rapport avec l’actualité ? Difficile à dire. On ne peut même pas exclure d’être l’objet d’une manipulation des GAFA visant à refuser des contraintes externes mais sans s’opposer frontalement à la loi. Quoi qu’il en soit, lors des discussions préliminaires à cette loi, qui s’affiche comme protectrice notamment des minorités politiques, nombreuses ont été les structures d’observation des libertés publiques et des outils informatiques, de travailleuses du sexe, de lutte contre le sida, de lutte contre les LGBTQI-phobies, de lutte contre le racisme, à prévenir que le dispositif ne répondrait pas à cette exigence et allait mettre en danger et menaçait de priver d’outils d’expression précisément celles et ceux qu’elle prétendait protéger. Ces avertissements n’ont pas été pris en considération. Les censures qui s’exercent cette semaine et anticipent sur la systématisation demandée par la loi font la démonstration que ces dangers sont bien réels, n’ont pas été exagérés. A partir du moment où la censure ne discerne pas entre la nécessité de rendre visible les violences pour les combattre et la pratique de ces violences, les premiers à souffrir de ces procédures sont précisément ceux qui les subissent et luttent contre elles en refusant le silence.
Quentin : Derrière cette loi, il faut porter attention au caractère de plus en plus anticipateur du pouvoir, d’anticipation des comportements. Ce qui implique de délimiter par avance ce qui peut être dit, selon des critères assez classiques (prolongeant ceux du normal et de l’anormal, de ce que l’on désire ou non voir et entendre, mais aussi de ce qui est perçu comme menaçant pour l’Etat). Les algorithmes ne sont pas neutres ; tout au contraire participent-ils à cette grande entreprise contemporaine de neutralisation, et par des outils prétendument neutres, de tous les foyers militants de contestation. Prédire et prévenir des comportements, orienter la parole dans une sorte de platitude. Ce qui se passe sur les réseaux sociaux relève de cette nouvelle mise au pas par les algorithmes.
La loi Avia est intéressante car, si elle ne paraît pas prendre part à ce « gouvernement algorithmique » en ce qu’elle implique que les publications soient signalées par un tiers, elle marche toutefois main dans la main avec. Elle est le feu vert pour un contrôle plus massif de l’ensemble des individus, de toutes leurs données, de leurs traces laissées par l’usage des réseaux sociaux. Et qui se révélera plus efficace dans les années à venir par l’action « automatique » des algorithmes qu’expérimentent Facebook et Twitter, de plus en plus efficaces et rapides. Disons que cette loi Avia, qui s’inscrit dans tout le package sécuritaire qu’on nous impose pour garantir – cynisme néolibéral oblige – notre liberté, ne fait qu’accommoder petit à petit le juridique avec les normes de contrôle par les algorithmes et les promesses de ceux-ci d’anticipation des comportements anormaux et non-désirables, mais aussi les promesses « orthopédiques » de production d’individus plus dociles, orientés par ces algorithmes. Comme le souhaitaient Macron et Zuckerberg l’année dernière, cette loi a vocation à servir de modèle aux autres pays européens – on est bien au-delà de la simple question de « liberté d’expression française », c’est tout un contrôle de la subjectivité collective qui est en jeu. Ajoutons encore que cette loi, loin de s’attaquer aux discours et « propos haineux » de l’extrême droite, va davantage les intensifier en rendant impossible virtuellement la riposte militante.
Qu’est-ce que ce qui se passe ces jours-ci sur les réseaux sociaux nous dit de la stratégie de s’en remettre à l’État et aux GAFA pour protéger les « minorités » ?
Quentin : La censure, c’est quelque chose de familier. Rappelons-nous l’interdiction du numéro de « Trois milliards de pervers » de 73, dans la droite lignée du F.H.A.R. (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire). S’il s’agissait d’une censure reposant sur le concept flou d’outrage aux bonnes mœurs et s’inscrivant dans cette figure juridico-médical de l’homosexuel, ce qui était visé par la censure, c’était cette volonté d’un groupe, dont l’existence devait rester de l’ordre du petit secret coupable, de s’énoncer politiquement, de produire une énonciation de rupture. Actuellement, on n’est clairement plus dans ce paradigme juridico-médical. Mais ce qui demeure, c’est ce geste de circonscrire un espace d’énonciation. Si l’Etat a longtemps décidé qui pouvait parler, à présent il décide avec quels mots. L’enjeu pour nous n’est pas seulement tout cet héritage de l’insulte et des stratégies minoritaires de resignification, il s’agit de refuser cette neutralisation de notre grammaire militante dont on entend contraindre l’expression. Après avoir refusé notre existence pendant un siècle, l’État entend maintenant délimiter l’espace où l’on peut apparaître et nous donner la parole à condition de, et sans négociation sociale ou collective de cet « à condition de » ! Mais à la différence des années 70, ce n’est plus contre le vice homosexuel qu’on censure. On affirme qu’on censure pour nous protéger. Drôle de renversement en si peu de temps.
C’est là qu’il faut aussi souligner l’accueil enjoué de cette loi auprès de certaines associations, dont on ne cesse de répéter qu’elles ne sont que des tremplins carriéristes. Des associations normatives qui usent d’armes institutionnelles pour effacer tout un héritage révolutionnaire qu’elles ne parviennent pas à contester sur le plan théorique ni politique. Après nous avoir exclu.e.s des Prides (ou foutu.e.s en fin de cortège, à la merci des fafs et de la flicaille) ou de groupes relatifs aux archives, ces assos s’en remettent à l’Etat pour effacer un héritage qui leur est déplaisant et qu’elles n’arrivent plus à cacher sous le tapis de la respectabilité.
Gwen : Confier à des entreprises privées contrôle et régulation de la liberté d’expression est une aberration. Tout simplement parce que leur objet n’est pas d’ordre public ni d’organisation sociale mais le profit. D’autre part, c’est une confiscation du débat public. Car quoi qu’on pense de l’organisation de la Justice qui n’est pas exempte d’être traversée par des rapports politiques et idéologiques de domination, elle permet au moins que ces questions soient discutées publiquement et de rendre visibles ces rapports de force. Les pouvoirs publics prétendent que cette loi a pour objet la protection publique mais il n’y a aucune raison de privatiser cette protection qui est régalienne et de déroger au droit commun. Sauf à vouloir déshabiller l’Etat de ses prérogatives, missions et moyens.
Sous couvert d’affichage d’une volonté d’agir, il y a là un double mouvement de dissimulation de la poursuite de la politique de désinvestissement constante des moyens publics au bénéfice d’intérêts et logiques privées ainsi que du refus d’attaquer les dimensions structurelles du système de domination pour s’en tenir dans le meilleur des cas à la condamnation sélective et approximative de symptômes. De masquer le refus de pratiquer des politiques d’émancipation et en y opposant au contraire une intensification des logiques répressives qui atteignent aux libertés et sont en outre inefficaces et contre-productives.
À partir de là, quelles perspectives de lutte s’ouvrent dans ce contexte, en termes notamment de convergences possibles entre le mouvement queer et les autres mouvements ou personnes qui pourraient être concerné·e·s par l’application de la loi AVIA ?
Quentin : Je pense qu’il faut partir de questions pratiques de l’énonciation qui sont transversales aux luttes minoritaires : fait-on confiance à l’Etat et à des outils judiciaires qui nous ont longtemps empêché·e·s de nous exprimer ? Veut-on négocier avec l’État notre prise de parole ? Cette prise de parole s’est construite dans un rapport conflictuel avec l’Etat, un rapport de méfiance aussi par rapport aux miettes de la représentation qu’il nous a attribuées peu à peu. Je ne pense pas qu’on puisse encore parler d’une prise de parole, ou d’un exercice total de l’énonciation, si le cadre, l’espace et les termes nous sont fixés par cette machine répressive qu’est l’Etat. La prise de parole a toujours été un risque que nous avons pris collectivement, qui nous ont mené·e·s à des alliances ingénieuses et inédites, qui sont venues relancer les perspectives de résistance. Au contraire, on nous impose maintenant une énonciation aseptisée qui ne convient ni à notre héritage des luttes, ni à nos stratégies de résistance – et encore moins à notre désir. La transversalité ne peut que prendre consistance à partir de ces questions et de ces constats. Ce sont de longues discussions, rencontres entre nous, de nouvelles amitiés politiques aussi, qui se profilent. Je fais ici confiance à la créativité qui fut toujours la nôtre dans des moments d’impasse et nous permit de revivifier la praxis militante.
Gwen : Différentes temporalités sont devant nous. Il y a d’abord une urgence à faire entendre la nocivité et l’inadéquation de la loi Avia, qui avant d’être promulguée doit encore être examinée par le Conseil constitutionnel, et aux GAFA que leurs procédures sont inacceptables.
Pour ce qui concerne le mouvement queer la question est posée, mais elle n’est pas nouvelle, elle prend simplement une acuité plus grande, de la faiblesse de ses outils autonomes et de son poids politique. Dans un contexte de manque de moyens et où pouvoirs publics, comme médias pratiquent des politiques d’invisibilisation et sont eux-mêmes acteurs et vecteurs des violences structurelles, les GAFA peuvent apparaître comme des moyens, certes limités et dont on se méfie, d’exercice de contre-pouvoirs partiels et d’accès à une forme de médiatisation de vécus et discours niés par ailleurs. Nous ne sommes pas dupes de leurs limites ni de leurs instrumentalisations, mais notre faiblesse structurelle a tendance à nous maintenir dans des formes de dépendance. La loi Avia peut, en ce qu’elle révèle des processus qui concernent toutes les minorités, paradoxalement travailler à permettre des rapprochements et des meilleures connaissances partagées des différentes luttes en cours et de leurs acteurs. À identifier et rendre visible, sans pour autant faire l’impasse sur les spécificités des unes et des autres, ce qui relève des processus systémique de l’exploitation et du contrôle des minorités.
En tant que pédés, gouines, queer, mais aussi trans, intersexe, il y a à mener au delà de l’actualité, une réflexion plus large sur la dépossession de l’autodéfinition et des périmètres de la discrimination ainsi que sur la politique de délégation aux différentes polices institutionnelles de la gestion de notre protection, qui fait de nous des victimes et des mineurs.
La loi Avia n’est qu’une étape dans des processus sociaux et idéologiques de long terme qui ne vont pas sans mouvements contradictoires. Nous aurions intérêt à interroger les évolutions produites, positives comme négatives, par des choix antérieurs. Ainsi quid de l’inscription de la reconnaissance des violences queerophobes liées à leur pénalisation, sur le modèle de la loi Gayssot, quand elles ne sont pas accompagnées d’un puissant mouvement culturel et politique autonome ? Quid des politiques échangeant une entrée dans le droit commun contre une aseptisation des expressions et l’invisibilisation et la stigmatisation de qui ne se conforme pas aux canons hétéronormés? La censure par les GAFA n’est qu’un aspect d’une remise en ordre structurant une réactualisation des LGBTQI-phobies où on voudrait faire croire que la société n’est pas hétérosexiste, que La Manif pour tous et ses relais plus ou moins complaisants pas homophobes, et où ce serait à des flics de tous ordres de décider de ce qu’est l’homophobie. Et non à ceux qui refusent d’y être contraints.
Maintenant, l’ordre de la censure, de la contrainte des bonnes moeurs, les tentatives d’empêcher l’organisation de voix collectives et dissidentes sont comme le rappelle Quentin des dimensions qui nous sont familières et constitutives de nos apprentissages politiques. Et j’ai tendance à penser que nécessité fait loi. Comme il n’est pas question de renoncer à nos vies : des obstacles, nous avons toujours su faire force.