Manifestations anti-gouvernementales et ingérences impérialistes
Les résultats de l’élection présidentielle en Biélorussie ont donné Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, vainqueur avec 80% des voix pour la sixième fois consécutive. Sa principale opposante, Svetlana Tikhanovskaïa a été créditée d’un peu plus de 10%. Cette dernière avait déjà prévenu qu’elle ne reconnaîtrait pas les résultats si Loukachenko était déclaré vainqueur. Elle a ainsi immédiatement revendiqué la victoire en ces termes : « Le pouvoir doit réfléchir à comment nous céder le pouvoir. Je me considère vainqueure de ces élections ». Le soir même, des émeutes diffuses et décentralisées ont éclaté à Minsk ainsi que dans plusieurs autres villes du pays.
Tabassages, arrestations par centaines, dispersion violente des rassemblements (selon des techniques – canon à eau, grenades assourdissantes, gaz lacrymogène, flashball – qui ne sont pas sans rappeler celles du maintien de l’ordre « démocratique » à la française) : de toute évidence, la répression du régime a été d’une rare brutalité. La diffusion des images de violences policières sur les réseaux sociaux a d’ailleurs sans doute eu pour effet de décupler la mobilisation. Ainsi, après plusieurs nuits d’affrontements avec les unités spéciales de la police anti-émeute (OMON) et alors que Tikhanovskaïa s’est exilée en Lituanie, ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes qui ont défilé à Minsk dimanche 16 août pour ce qui a constitué, selon plusieurs observateurs, le rassemblement de rue le plus important depuis la fin de l’Union Soviétique. Une nouvelle manifestation massive s’est tenue le dimanche suivant, 23 août.
Jusqu’ici le niveau de l’affrontement est resté relativement contenu et n’a en tout cas jamais atteint celui du Maïdan ukrainien. Comme l’explique le sociologue Volodymyr Ishchenko, « en Biélorussie l’utilisation de cocktails Molotov ou de tout autre outil de violence a été très rare, les tentatives de barricades assez hésitantes et aucune formation paramilitaire n’a vu le jour. […] Les manifestants n’ont pu occuper ni barricader aucun espace spécifique et n’ont pas réussi à établir ne serait-ce qu’une petite zone autonome perturbant l’ordre de l’État, qui aurait pu servir de point de ralliement pour la mobilisation »1.
Après les trois nuits d’affrontements consécutives à la proclamation des résultats, le mouvement a d’ailleurs évolué vers des formes de mobilisation moins conflictuelles : rassemblements de masse pacifiques, chaînes humaines, lâcher de ballons, etc.
Il est à noter que contrairement au Maïdan ukrainien la présence des groupes d’extrême-droite au sein du mouvement biélorusse semble pour l’instant marginale2. Ce qui reflète aussi l’absence ou du moins la faiblesse de lignes de fractures nationales-identitaires au sein de la population, par contraste là encore avec l’Ukraine (divisée, pour le dire schématiquement, entre l’Est russophone et russophile d’une part, l’Ouest ukrainophone, davantage europhile et nationaliste d’autre part).
La mobilisation a également été marquée par l’entrée en scène de la classe ouvrière, qui a longtemps été le socle social du régime de Loukachenko. Une tension symbolisée par ce dialogue houleux entre le président et les ouvriers en grève de l’usine de tracteurs de Minsk dont certains ont interrompu son discours en criant : « Pars ! », « Va-t’en ! ». L’agitation ouvrière, sans précédent dans le contexte des mouvements et des révolutions post-soviétiques de la dernière période (dans lesquels les grèves de travailleurs n’avaient joué aucun rôle significatif), a sans doute surpris le gouvernement, l’obligeant à réorienter sa réponse – désescalade répressive, libération de plusieurs centaines de manifestants arrêtés, hypothèse de nouvelles élections sous condition d’une révision constitutionnelle. Sa portée demeure cependant limitée à ce jour et ne semble pas avoir eu d’impact majeur sur la production.
Surtout, Volodymyr Ishchenko note « l’absence de toute revendication socio-économique dans les pétitions de grève, dont la plupart sont exclusivement axées sur les revendications politiques générales de l’opposition. […] Les travailleurs entrent en politique non comme une classe consciente de ses propres intérêts, mais comme des citoyens anti-Loukachenko qui se trouvent être localisés aux positions stratégiques de la production économique ».
Ce qui nous rappelle que le caractère de classe d’un mouvement ne s’analyse pas seulement en fonction du nombre d’ouvriers qui y participent mais aussi en fonction de son orientation politique.
Il est fascinant de constater la propension, y compris au sein de nos milieux, à s’enthousiasmer pour n’importe quel phénomène de mouvement, où qu’il advienne, et sans se préoccuper le moins du monde de ses contenus politiques propres, de ses mots d’ordre ou de son orientation stratégique. Pour éviter de sombrer dans un tel « somnambulisme mouvementiste » il convient donc de rappeler quelques éléments de contexte. Quel est ce régime biélorusse que les médias occidentaux se plaisent à nommer « la dernière dictature d’Europe » ?
Le système biélorusse a pu être défini comme une « économie de marché socialement orientée ». En effet, contrairement à tous ses voisins, la Biélorussie n’a pas connu de thérapie de choc ultra-libérale à la suite de l’effondrement de l’URSS. Son économie semble au contraire avoir conservé un certain nombre d’éléments du modèle soviétique : appareil de production étatisé à 80%, taux de chômage quasi nul, PIB par habitant le plus élevé de toutes les anciennes républiques soviétiques, système de protection sociale développé, enseignement et santé gratuits, transports et logements subventionnés, retraite à 60 ans pour les hommes et 55 pour les femmes, près de 100% de taux d’alphabétisation, hausse de l’espérance de vie de six ans entre 2002 et 2018, taux de mortalité infantile inférieur à la France et l’Allemagne…
Hugo Chávez, en visite à Minsk en 2006, avait déclaré que la Biélorussie offrait « un modèle de développement social que nous [Venezuela] n’avons fait que commencer à instaurer chez nous ».
Que les choses soient claires : nous pouvons – et nous devons – critiquer le régime biélorusse d’un point de vue révolutionnaire. Le modèle économique construit par Loukachenko ne vise pas tant à rompre avec le capitalisme qu’à lui assurer un développement moins sauvage qu’ailleurs. Et il a lui-même, au cours des dernières années, introduit des réformes libérales scélérates (dont la fameuse « taxe anti-chômeurs » en 2017 qui a provoqué une vigoureuse riposte populaire contraignant le gouvernement à reculer). Mais force est de constater que pour l’impérialisme et ses relais dans l’opposition biélorusse, socialiste, Loukachenko l’est encore beaucoup trop3.
Or quel est le programme de l’opposition ? Accélération sauvage de la privatisation de l’appareil productif, démantèlement de l’État social, désengagement des instances d’intégration économique et militaire avec la Russie, repositionnement vers l’Ouest4. Comme l’observe Volodymyr Ishchenko, « il est inquiétant que le Conseil de coordination pour le transfert du pouvoir de Tikhanovskaïa soit principalement formé de l’intelligentsia nationale-démocratique, d’hommes d’affaires et de militants de partis d’opposition marginaux et d’ONG dont les programmes néolibéraux et nationalistes sauvages ressemblent à un copier/coller du développement de l’Ukraine post-2014 ».
Que l’impérialisme euro-atlantique ait intérêt au changement de régime en Biélorussie afin d’ouvrir le pays à la pénétration sans limite du capital privé et entamer son intégration au camp occidental, que l’opposition menée par Tikhanovskaïa épouse ces desseins, qu’il encourage et instrumentalise le mouvement de contestation en cours ne saurait faire de doute.
En amont de l’élection, les médias occidentaux n’ont pas ménagé leurs efforts pour construire l’image de l’opposante Tikhanovskaïa, « femme ordinaire devenue égérie de la révolution biélorusse » (en miroir d’un Loukachenko dictatorial diabolisé), et suggérer que les résultats seraient nécessairement truqués quoiqu’il arrive, installant ainsi par avance l’idée d’une illégitimité du pouvoir (et, par voie de conséquence, d’une légitimité de son renversement).
La méthode d’ailleurs est déjà bien rodée et a servi à plusieurs reprises par le passé (du renversement de Slobodan Milošević en octobre 2000 à celui d’Evo Morales en novembre 2019). Immédiatement après l’annonce des résultats, les représentants des gouvernements bourgeois de l’Union Européenne et des États-Unis ont relayé les accusations de fraude et apporté leur soutien à l’opposition. Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a ainsi exprimé « le soutien des États-Unis aux manifestants », déclarant que « le peuple biélorusse a droit aux libertés qu’il revendique ». Sur la même longueur d’onde, Macron a exprimé sa « très grande préoccupation » sur la situation en Biélorussie « et la violence opposée aux citoyens ».
Il est toujours frappant de voir les gouvernements occidentaux si prompts à défendre les droits de l’homme chez les autres alors qu’ils ne cessent de réprimer brutalement tout mouvement populaire en faveur de l’émancipation et de la justice sociale dans leur propre pays. « Comment auraient-ils réagi si la Biélorussie, ou tout autre pays, s’était permis de stigmatiser aussi durement, par exemple, la répression des Gilets Jaunes en France (avec ses mutilés, ses invalides, ses morts et ses disparus), ou les luttes des travailleurs de la logistique en Italie, ou les manifestations anti-racistes aux États-Unis ? »5
Rappelons tout de même que s’il est hautement probable que les résultats officiels ne correspondent pas à la réalité, aucun élément de preuve ne permet non plus d’affirmer à ce jour que Loukachenko ait perdu la présidentielle. Et les déclarations de Tikhanovskaïa du type : « Je crois mes yeux et je vois que la majorité est avec nous » feraient sourire si elles n’avaient pas des conséquences potentiellement dramatiques, pour la Biélorussie et pour toute la région.
Quelques jours plus tard l’Union Européenne a déclaré officiellement ne pas reconnaître les résultats de l’élection et annoncé la mise en œuvre de sanctions ciblées. Svetlana Tikhanovskaïa a reçu la visite de Bernard Henri-Lévy (pourvoyeur permanent d’arguments idéologiques aux intérêts impérialistes depuis plus de deux décennies, de la Yougoslavie à l’Ukraine en passant par la Libye) avec qui elle s’est entretenue. Toujours à Vilnius – capitale de la Lituanie dont le gouvernement soutient ouvertement l’opposition, comme d’ailleurs la Pologne (en rivalité historique avec la Russie pour l’hégémonie sur le territoire biélorusse) – elle a rencontré lundi dernier le secrétaire d’État adjoint américain Stephen Biegun, qui s’est dit « très impressionné ».
Quant à Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, il a déclaré : « Maduro et Loukachenko sont exactement dans la même situation. Nous ne reconnaissons pas qu’ils ont été légitimement élus ». L’idée d’un scénario vénézuélien (avec un gouvernement « parallèle » reconnu et soutenu par l’Occident contre le pouvoir en place) fait d’ailleurs manifestement son chemin au sein des cercles euro-atlantiques, ainsi que dans l’opposition biélorusse. Valery Tsepkalo, figure de l’opposition (et dont l’épouse Veronika Tsepkalo fait partie de l’équipe de campagne de Tikhanovskaïa) a ainsi estimé que « la situation au Venezuela, où il y a deux gouvernements, évoluera probablement différemment de celle du Bélarus. Mais un tel précédent a été créé et, en principe, il est possible de le faire ».
La position de la Russie est davantage contradictoire. Il est clair que certains secteurs de la bourgeoisie russe espéraient tirer bénéfice d’une privatisation à grande échelle du secteur public biélorusse – perspective jusqu’ici bloquée par le maintien de Loukachenko au pouvoir. Ce qui explique sans doute pourquoi ce dernier, à plusieurs reprises lors de sa campagne, a accusé la Russie de fomenter des troubles visant à le renverser. Il y a quelques mois, Poutine avait d’ailleurs imposé à la Biélorussie un relèvement de 30% des tarifs gaziers afin d’obtenir des réformes économiques visant à « ouvrir » davantage le pays aux monopoles russes.
Cependant (et les derniers développements, marqués par un rapprochement entre Loukachenko et Poutine, tendent à confirmer cette hypothèse) il semble que le critère de l’alliance géo-politique prévale en ce moment sur les appétits économiques de l’oligarchie financière russe. En effet, la Biélorussie est le dernier et unique allié de la Russie en Europe, avec des liens commerciaux solides, des processus d’intégration économique en cours et une présence importante de bases militaires russes. Le maintien de la stabilité politique en Biélorussie est donc un intérêt vital pour la Russie. D’autant qu’en cas de chute du régime de Loukachenko et de réorientation géo-stratégique de la Biélorussie vers l’Occident, l’encerclement de la Russie, en cours depuis plusieurs années à mesure que l’OTAN poursuit son extension vers l’Est, serait achevé6.
L’issue de la crise semble à l’heure actuelle incertaine. Aux manifestations de l’opposition ont répondu ces derniers jours des manifestations pro-Loukachenko (auxquelles a pris part le Parti Communiste de Biélorussie) rassemblant des milliers de personnes dans plusieurs villes différentes, et témoignant du soutien populaire dont continue de bénéficier le président biélorusse. Celui-ci a d’ailleurs tenu à signifier sa volonté de soutenir le rapport de force : là où Ianoukovitch, cédant à la pression, avait fui la capitale ukrainienne en hélicoptère dans la nuit du 21 au 22 février 2014, Loukachenko a lui mis en scène sa descente d’hélicoptère, gilet pare-balle et kalashnikov à la main, pour regagner le palais présidentiel, en ayant pris soin de saluer les unités de la police anti-émeute au passage. Il semble que pour l’heure les défections au sein de l’État aient été très marginales et que Loukachenko puisse compter en particulier sur la loyauté indéfectible de l’appareil sécuritaire.
Du point de vue de notre camp, beaucoup repose sur la capacité du prolétariat biélorusse à se battre pour ses propres intérêts et à faire barrage aux projets d’une opposition philo-impérialiste qui transformerait la Biélorussie en semi-colonie, entamerait la privatisation sauvage de son industrie et plongerait les classes populaires dans la misère, le chômage et la précarité. C’est en développant son autonomie politique et idéologique, en orientant la lutte vers des revendications de classe, que le peuple biélorusse rendra impossible un détournement de sa mobilisation par la bourgeoisie, qui cherche à lui faire servir des intérêts qui ne sont pas les siens et à l’orienter vers de fausses alternatives. « Loukachenko devra partir tôt ou tard, la chose est entendue. Mais pas pour les motifs chers à Bruxelles, Varsovie et Washington »7.
- Volodymyr Ishchenko, « The Opposition in Belarus Is Not All on the Same Side », Jacobin, 22 août 2020.
- Plusieurs observateurs ont cependant noté que le drapeau blanc et rouge, omniprésent dans les manifestations de l’opposition ces derniers jours, fait référence au drapeau pré-soviétique traditionnellement défendu par le mouvement nationaliste. C’est également ce drapeau qui était utilisé par les collaborateurs des nazis durant la guerre. On a aussi pu voir le drapeau blanc et rouge brandi par des volontaires biélorusses partis se battre aux côtés des milices ukrainiennes dans le Donbass. Andriy Stempitski, chef du groupe paramilitaire néonazi ukrainien Pravy Sektor a d’ailleurs apporté son soutien au mouvement biélorusse.
- Une analyse similaire est applicable au cas yougoslave, comme l’explique Michael Parenti : « For some left intellectuals, the former Yugoslavia did not qualify as a socialist state because it had allowed too much penetration by private corporations and the IMF. But U.S. policymakers are notorious for not seeing the world the way purist left intellectuals do. For them Yugoslavia was socialist enough with its developed human services sector and an economy that was over 75 percent publicly owned. Louis Sell (a former U.S. Foreign Service officer) makes it clear that Yugoslavia’s public ownership and Milosevic’s defense of that economy were a central consideration in Washington’s war against Yugoslavia. Milosevic, Sell complains, had a “commitment to orthodox socialism”. He “portrayed public ownership of the means of production and a continued emphasis on [state] commodity production as the best guarantees for prosperity”. He had to go. »
- Sur le plan sanitaire par exemple, le programme rappelle qu’il existe en Biélorussie « un système de santé soviétique avec un grand nombre d’hôpitaux » ; il faudra par conséquent « réduire le nombre de lits en excès et optimiser la gestion sanitaire », pour autant que « notre pays est dans les dix premiers au monde en termes de lits par habitant, soit 1,5-2 fois plus que les indicateurs des pays de l’UE ». De manière plus générale il est dit que « pour attirer les investisseurs étrangers, sont nécessaires les mesures suivantes : privatisations à grande échelle ; développement du marché foncier ». Voir Fabrizio Poggi, « Bielorussia: obiettivi e interessi di classe delle parti in campo », Contropiano, 17 août 2020.
- « Bielorussia : un futuro complesso tra due imperialismi in lotta tra loro », L’ordine nuovo, 15 août 2020.
- « La Biélorussie est considérée comme un territoire stratégique par l’OTAN, du fait de la présence d’installations militaires russes, mais aussi pour sa position stratégique, à cheval entre la Pologne et les Pays Baltes. […] Il suffit de mentionner la question de l’hypothétique corridor de 100 km (Przesmyk suwalski) qui va de la frontière biélorusse à la région russe de Kaliningrad et qui coïncide grosso modo avec la frontière entre la Pologne et la Lituanie, considéré par l’OTAN comme l’un des points faibles de l’Alliance. Une fois stabilisé le contrôle libre et démocratique sur la Biélorussie, ce problème disparaîtrait automatiquement ». Voir Fabrizio Poggi, « Bielorussia: “l’interesse” detta la linea morbida occidentale », Contropiano, 22 août 2020.
- Fabrizio Poggi, « Bielorussia. “Se nulla è chiaro, fai un’analisi di classe” », Contropiano, 20 août 2020.