bell hooks - Révolution féministe : la propagation par la lutte

bell hooks nous a quitté mercredi 15 décembre. L’occasion pour nous de partager ce texte tiré de son ouvrage majeur Théorie féministe : De la marge au centre, publié en 1984. Contradictions internes, offensives anti-féministes, impasses idéologiques : nombreux sont les aspects de ce texte publié il y a bientôt quarante ans qui résonnent avec la situation actuelle.

À l’heure actuelle, presque personne ne parle de révolution féministe. S’imaginant que la révolution serait simple et rapide, les militantes féministes ont cru que l’effort de l’activisme – des manifestations, des organisations et des prises de conscience – qui a caractérisé les débuts du mouvement féministe contemporain suffirait à créer un nouvel ordre social. Bien que les féministes radicales ont toujours reconnu que la société devait être transformée si l’on voulait que l’oppression sexiste soit éliminée, les succès féministes se sont principalement cantonnés dans le domaine des réformes (et principalement grâce aux efforts et aux perspectives de groupes radicaux comme Bread and Roses, le Combahee River Collective, etc.). Ces réformes ont permis à de nombreuses femmes de faire des progrès significatifs vers l’égalité sociale avec les hommes dans bon nombre de sphères au sein du système patriarcal et suprémaciste blanc actuel. Mais ces réformes n’ont pas coïncidé avec une baisse de l’oppression et/ou de l’exploitation sexistes. Les préjugés et les valeurs sexistes dominantes sont restées intactes et les antiféministes conservateurs ont facilement réussi à saboter les réformes féministes. Beaucoup de critiques considèrent que l’élan réformateur est contre-productif. Dans son essai « Feminism : Reform or Revolution », Sandra Harding argumente en faveur du réformisme, qu’elle voit comme une étape du processus révolutionnaire. Elle écrit :

Ce serait bien que les réformistes aient en tête un but à long terme qui serait en quelque sorte une image d’une nouvelle société. Petit à petit, les réformes remplissent l’image. Certaines parties peuvent être achevées sans trop de problèmes (par exemple, le salaire égal pour un travail égal) et d’autres parties sont uniquement achevées avec de grandes difficultés (par exemple, l’égalité d’accès à tous les emplois). Mais que la difficulté soit importante ou minime, il y a toujours un précédent dans la société – quelque part – pour chaque type de changement, et les seuls changements nécessaires sont ceux qui correspondent à l’image de la nouvelle société désirée. Ainsi, au bout d’une longue série de petits changements mesurables, l’ensemble finirait par évoluer graduellement vers un système global complètement différent. […] En s’appuyant sur ce modèle alternatif, une série de réformes peut constituer une révolution.

La réforme peut être un élément vital du mouvement conduisant à la révolution mais ce qui est important, c’est de savoir quels types de réformes sont initiés. La focalisation féministe sur des réformes permettant d’améliorer le statut social des femmes au sein de la structure sociale existante autorise les femmes et les hommes à perdre de vue la nécessité d’une transformation totale de la société. La campagne pour l’Equal Rights Amendment (ERA), par exemple, a détourné énormément d’argent et de ressources humaines au profit d’une démarche réformiste qui aurait dû être une campagne politique massive pour développer un électorat féministe. Cet électorat aurait garanti le succès de l’ERA. Malheureusement, des réformes révolutionnaires visant avant tout à éduquer les masses de femmes et d’hommes sur le mouvement féministe et à leur montrer en quoi il transformerait leur vie en mieux n’ont pas été initiées. Au lieu de ça, les femmes engagées dans les réformes féministes étaient moins occupées à penser à la transformation de la société qu’à se battre pour l’égalité, et l’égalité des droits, avec les hommes.

Dans le mouvement féministe, de nombreuses activistes radicales, qui n’étaient pas intéressées par l’obtention de l’égalité sociale avec les hommes au sein de la structure sociale existante, ont choisi de s’attaquer aux comportements sexistes oppressifs et exploiteurs. En identifiant les hommes comme des « méchants », comme des « ennemis », elles ont concentré leur attention sur la dénonciation du « mal » masculin. La critique et l’attaque de la pornographie sont un bon exemple de leur action. Il est évident que la pornographie encourage le sexisme, la sexualisation de la violence et l’avilissement des femmes. Mais il est aussi évident que la dénonciation sans fin de la pornographie est stérile si elle n’accorde pas une plus grande importance à la transformation de la société et, en conséquence, de la sexualité. Ce combat plus important n’a pas été sérieusement mené par le mouvement féministe. (Une discussion plus complète sur les implications politiques de l’action féministe anti-pornographie peut être trouvée dans l’essai d’Alice Echols intitulé « Cultural Feminism : Feminist Capitalism and the Anti-Ponography Movement ».)

La focalisation sur les « hommes » et le « comportement masculin » a complètement supplanté les efforts nécessaires au développement politique des femmes qui nous permettrait d’enclencher les transformations culturelles qui serviraient à paver le chemin conduisant à la création d’un nouvel ordre social. L’effort d’éveil des consciences par les féministes a principalement consisté à aider les femmes à comprendre la nature du sexisme dans leur vie personnelle, et en particulier à identifier la domination masculine. Bien que cette tâche soit nécessaire, ça ne devrait pas être le seul objectif de la prise de conscience.

L’éveil féministe des consciences n’a pas réellement poussé les femmes vers des politiques révolutionnaires. Dans l’ensemble, cela n’a pas aidé les femmes à comprendre le capitalisme – c’est-à-dire à comprendre son fonctionnement en tant que système qui exploite le travail des femmes et à voir en quoi il est interconnecté avec l’oppression sexiste. Cela n’a pas incité les femmes à en apprendre d’avantage sur des systèmes politiques différents tels que le socialisme ni à inventer ou imaginer de nouveaux systèmes politiques. Cela n’a pas remis en cause le consumérisme ni l’addiction de notre société à la surconsommation matérielle. Cela n’a pas montré aux femmes dans quelle mesure nous profitons de l’exploitation et de l’oppression des femmes et des hommes à l’échelle mondiale, ni ne nous a montré de quelles façons nous opposer à l’impérialisme. Et surtout, cela n’a pas permis de confronter durablement les femmes à la compréhension du fait que le mouvement féministe, pour mettre fin à l’oppression sexiste, ne peut réussir que si nous sommes engagé.e.s dans la révolution, dans le but de créer un nouvel ordre social.

Les nouveaux ordres sociaux se construisent progressivement. Cette réalité est difficile à accepter pour les gens aux États-Unis. Nous avons été conditionné.e.s à croire que les révolutions s’accomplissent rapidement et/ou qu’elles sont toujours caractérisées par une violence extrême entre les opprimé.e.s et leurs oppresseurs. On nous a aussi enseigné à réclamer ardemment la satisfaction immédiate de nos désirs et à attendre une réponse rapide à nos exigences. Comme tous les autres mouvements de libération dans cette société, le féminisme a pâti de ces attitudes qui empêchent les participantes de construire le type d’engagement nécessaire à la lutte de longue haleine qui rend la révolution possible. C’est pourquoi le mouvement féministe n’a pas réussi à entretenir son élan révolutionnaire. Il reste cependant une rébellion réussie. Marquant la différence entre rébellion et révolution, Grace Lee Boggs et James Boggs soulignent :

La rébellion est une étape dans le développement de la révolution, mais elle n’est pas la révolution. Elle constitue une étape importante parce qu’elle représente le « soulèvement », l’affirmation par les opprimés de leur humanité. La rébellion informe à la fois les opprimé.e.s et le reste du monde qu’une situation est devenue intolérable. Elle établit une forme de communication entre les opprimé.e.s et ouvre en même temps les yeux et les oreilles des gens qui se sont montrés aveugles et sourds au sort de leur concitoyen.ne.s. La rébellion brise les mailles du filet qui soutenait la structures du système et remet en question la légitimité et l’immuabilité prétendue des institutions existantes. Elle chamboule les vieilles valeurs afin que les relations entre les individus et entre les groupes qui composent la société ne puissent plus jamais être les mêmes. Elle rompt l’inertie de la société. C’est seulement en comprenant ce qu’une rébellion accomplit que l’on peut en voir les limites. Une rébellion bouleverse la société, mais elle n’apporte pas les éléments nécessaires à la création d’un nouvel ordre social.

Bien que la rébellion féministe ait été une réussite, elle n’a pas abouti à un développement révolutionnaire avancé. En interne, son évolution est retardée par ces militantes féministes qui ne pensent pas que le mouvement est destiné à améliorer la vie de toutes les femmes et de tous les hommes, qui semblent penser qu’il existe uniquement pour faire progresser la situation de ses participantes, qui sont menacées par les opinions et les idées qui divergent de l’idéologie féministe dominante, qui cherchent à étouffer et à silencier les voix dissidentes, qui ne reconnaissent pas la nécessité d’une démarche permanente et durable de création d’une idéologie émancipatrice. Ces femmes s’opposent aux efforts d’examen critique de l’idéologie féministe prédominante et refusent d’en reconnaître les limites. Sur le plan externe, l’avancée du mouvement féministe est retardée par l’action antiféministe organisée et par l’indifférence politique de la majorité des femmes et des hommes qui ne connaissent pas assez bien les différents aspects de la problématique pour pouvoir prendre position.

Pour dépasser le stade de la rébellion féministe et pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le mouvement féministe contemporain, les femmes doivent reconnaître la nécessité d’une réorganisation. Sans nier les aspects positifs du mouvement féministe tel qu’il a existé jusqu’ici, nous devons reconnaître le fait que les militantes et participantes féministes n’ont jamais mis en place de conscience massive du besoin réel d’un mouvement féministe. Une telle stratégie est pourtant nécessaire si l’on veut que le féminisme soit un mouvement politique impactant l’ensemble de la société de manière transformatrice et révolutionnaire. Nous devons aussi nous confronter au fait que beaucoup de dilemmes auxquels le mouvement féministe fait face actuellement ont été crées par des bourgeoises qui ont dessiné les contours du mouvement afin qu’il serve leurs intérêts de classe opportunistes. Nous devons maintenant travailler à le faire changer de direction afin que les femmes de toutes classes puissent voir que le mouvement féministe sert bien leur volonté de mettre fin à l’oppression sexiste. Le fait de reconnaître que des opportunistes bourgeoises ont exploité le mouvement féministe ne devrait pas être vu comme une attaque contre toutes les femmes bourgeoises. Individuellement, il y a des femmes bourgeoises qui rejettent le privilège de classe, qui sont politiquement progressistes, qui ont donné, qui donnent, ou qui aspirent à donner d’elles-mêmes pour faire avancer le mouvement féministe dans un sens révolutionnaire. La redéfinition des approches politiques de la classe au sein du mouvement féministe est une stratégie qui permettra aux femmes de toutes classes de rejoindre la lutte féministe.

Pour pouvoir construire un mouvement féministe de masse, nous avons besoin d’une idéologie émancipatrice qui puisse être partagée avec tout le monde. Cette idéologie révolutionnaire ne peut être construite qu’à condition que les expériences des personnes à la marge, qui subissent l’oppression sexiste en plus d’autres formes d’oppression sociale, soient comprises, prises en compte et incorporées. Il faut que ces personnes participent à l’élaboration de la théorie du mouvement féministe, et qu’elles mènent également des actions. Dans la pratique féministe antérieure, nous nous sommes contentées de nous fier à des individus autoproclamés qui sont pour certains plus intéressés par l’exercice de l’autorité et du pouvoir que par la communication avec des personnes aux parcours et aux opinions politiques variées. De tels individus ne veulent pas apprendre de l’expérience collective des femmes mais imposent leurs propres idées et valeurs. Nous avons besoin de meneuses, et celles-ci devraient être des personnes qui entretiennent et qui honorent leur relation avec le groupe et qui s’en montrent responsables. Ces personnes devraient avoir la capacité d’exprimer de l’amour et de la compassion et de montrer cet amour dans leurs actes. Elles devraient être capables de s’engager dans des dialogues féconds, constructifs et fructueux. Comme le suggère Paolo Freire, un tel amour agit de manière à transformer la domination :

Il n’y a pas de dialogue, cependant, sans un amour profond pour le monde et pour les femmes et les hommes. Il n’est pas possible de dire le monde, réalisant ainsi un acte de création et de ré-création, sans se fonder sur l’amour. Fondement du dialogue, l’amour est aussi un dialogue. C’est essentiellement une tâche de sujets, qui ne peut se réaliser dans la relation de domination. Celle-ci ne renferme que la pathologie de l’amour : sadisme de celui qui domine, masochisme chez les opprimé.e.s. En aucun cas l’amour. Exigeant le courage, l’amour est un engagement envers les autres. Là où se trouvent des opprimé.e.s., l’acte d’amour consiste à se compromettre pour leur cause, la cause de leur libération. Et cet engagement, parce qu’il est aimant, est en même temps dialogique.

Les femmes doivent s’atteler à la tâche de la réorganisation féministe en ayant conscience du fait que nous avons tou.te.s (quelle que soit notre race, notre sexe, ou notre classe) agi en complicité avec le système oppressif existant. Nous avons toutes et tous besoin de rompre consciemment avec le système. Certain.e.s d’entre nous marquent cette rupture plus vite que d’autres. La compassion dont nous faisons preuve envers nous-mêmes et la reconnaissance du fait que la modification de notre conscience et de nos actes s’est faite à travers un processus doivent modeler notre rapport à ces personnes qui ne sont pas politiquement éveillées. Nous ne pouvons pas les motiver à rejoindre la lutte féministe si nous faisons valoir une supériorité politique qui crée une nouvelle hiérarchie oppressive dans le mouvement.

Avant de pouvoir nous adresser aux masses, nous devons reconquérir l’attention, le soutien et l’implication des nombreuses femmes qui ont été un jour actives dans le mouvement féministe et qui l’ont quitté pleines de déceptions et de désillusions. Trop de femmes ont abandonné le mouvement féministe parce qu’elle ne se retrouvaient pas dans les idées d’une petite minorité de femmes qui ont un contrôle hégémonique sur le discours féministe – c’est-à-dire sur le développement de la théorie qui façonne la pratique. Trop de femmes qui avaient des liens affectifs avec des hommes se sont éloignées du mouvement féministe parce qu’elles pensaient que la désignation « homme comme ennemi » n’était pas un paradigme constructif. Trop de femmes ont cessé de soutenir la lutte féministe parce que son idéologie était devenue trop dogmatique, trop absolutiste, trop étroite. Trop de femmes ont quitté le mouvement féministe parce qu’elles étaient elles-mêmes désignées comme des « ennemies ». Les militantes féministes feraient bien de prêter attention aux mots de Susan Griffin quand elle nous rappelle, dans son essai « The Way of All Ideology » :

Une compréhension politique profonde du monde ne mène pas à la création d’un ennemi. En réalité, créer des monstres dont l’existence ne peut être impliquée par les circonstances, c’est faire l’impasse sur la
vision politique du monde qui analyse avant tout les comportements comme dérivant avant tout des circonstances. C’est nier la conviction en la capacité de création, de joie et de bonté présente en chaque être humain. C’est rejeter la croyance en une nature humaine qui, dans les bonnes conditions, peut s’épanouir. Quand un mouvement de libération s’inspire avant tout de la haine d’un ennemi plutôt que de cette vision des possibles, il cesse d’être bienfaisant. Malgré le fait qu’il s’autoproclame favorable à l’émancipation, son langage n’est plus libérateur. Il commence à avoir besoin d’une censure en son sein. Ses visions de la vérité deviennent de plus en plus étroites. Ainsi, un mouvement qui est né d’une approche mouvante de la vérité commence à apparaître comme une escroquerie de l’extérieur et tend à reproduire tout ce à quoi il dit s’opposer. À partir de ce moment, il devient l’oppresseur de certaines vérités et de certaines voix, et
commence comme les oppresseurs avant lui, à se voiler la face.

Pour pouvoir restaurer l’énergie révolutionnaire vitale du mouvement féministe, les femmes et les hommes doivent commencer par penser et redéfinir ses orientations. Si nous devons admettre, reconnaître et apprécier l’importance de la portée de la rébellion féministe, et des femmes (et des hommes) qui en sont à l’origine, nous devons aussi être prêtes à la critiquer et à la réexaminer, et à amorcer un renouveau de l’œuvre féministe. Il s’agit là d’une tâche difficile, exigeante et éprouvante, car nous manquons de précédents historiques auxquels nous référer. Il y a de nombreuses façons de faire la révolution. Les révolutions peuvent être, et sont souvent, amorcées par le renversement violent d’une structure politique existante. Aux États-Unis, les femmes et les hommes engagé.e.s dans la lutte féministe savent bien que nous sommes largement surpassé.e.s et en nombre et en moyens par nos opposants, et que non seulement ils ont accès à tout l’arsenal connu du genre humain, mais ils ont aussi acquis le savoir nécessaire à l’exercice de la violence et à sa légitimation, ainsi que la capacité de la perpétuer. Par conséquent, la violence ne peut pas constituer la base de la révolution féministe dans cette société. Nous devons à la place concentrer nos efforts sur la transformation de la culture : sur la destruction du dualisme et sur l’éradication des systèmes de domination. Notre lutte sera longue et progressive. Tout effort visant à faire de la révolution féministe ici peut s’inspirer de l’exemple d’autres luttes de libération menées à travers le monde par des personnes opprimées qui résistent à des puissances colossales et redoutables.

L’élaboration d’une vision alternative du monde est indispensable à la lutte féministe. Cela implique que le monde que nous avons le plus intimement connu, celui dans lequel nous nous sentons « en sécurité » (même si de tels sentiments se basent sur des illusions), doit être fondamentalement transformé. C’est peut-être cette conscience du fait que tout le monde doit
changer, et pas seulement ceux que l’on identifie comme des ennemis ou des oppresseurs, qui a jusqu’ici freiné nos élans révolutionnaires. Ces élans révolutionnaires doivent façonner librement notre théorie et notre pratique si nous voulons que le mouvement féministe puisse progresser afin de mettre fin aux oppressions et enfin transformer notre réalité actuelle.

bell hooks, De la marge au centre – théorie féministe, éditions Cambourakis, 2017, traduit de l’anglais (États-Unis) par Noomi B. Grüsig.

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