Plusieurs éléments sont à prendre en compte dans la situation et à partir de ce constat, certaines propositions peuvent être avancées.
– D’abord, les réformes structurelles engagées par le gouvernement Macron sont absolument nécessaires pour la fraction hégémonique de la bourgeoisie française et internationale. Il ne s’agit pas simplement de casser un à un les bastions du prolétariat – comme la SNCF en 2018 – mais bien d’opérer des transformations de fond quant au rapport Capital-Travail en France. Retraite par points, attaques majeures contre le fonctionnariat, casse de l’assurance chômage, transformation profonde du système éducatif. Viendront ensuite, entre autres, la sécurité sociale, la privatisation des routes nationales ou encore l’ouverture à la concurrence des bus et des trains. Il faut voir ces différentes mesures comme un ensemble cohérent qui sert directement les intérêts du capital financier. Par exemple, la société BlackRock n’a pas caché son avidité pour la capitalisation des retraites. Si le capital financier tente de s’affirmer depuis les années 1970 dans la condensation des rapports de classe qu’est l’État, les travailleurs avaient réussi à le contrarier avec un certain succès jusqu’à la fin des années 1990. Les grèves de 1995, entre autres, sont là pour le rappeler.
Dans ce contexte d’assaut global, certaines composantes – qui ne sont pas des marges – sont déjà prises dans le tir croisé : les femmes et les non-blanc.he.s. L’assaut islamophobe de l’été dernier, qui continue aujourd’hui encore dans la grève au prétexte qu’il y aurait trop d’arabo-musulmans à la RATP, n’a pas eu pour but de « détourner le regard » des « vrais sujets ». Il a au contraire permis de cibler prioritairement les musulman.ne.s et les musulman.ne.s d’apparence – en d’autres termes les Arabes et les Noir.e.s – en tant que tels, à la fois comme ennemi intérieur mais aussi comme catégories sociales à maintenir en bas de l’échelle sociale, en tant que colonisé.e.s. Les femmes sont elles aussi directement impactées lorsqu’elles accumulent les contrats précaires, notamment dans le travail du care.
– Le surgissement des Gilets Jaunes à modifié la situation. Si nous pouvons considérer qu’un nouveau cycle s’est enclenché à partir de 2016 avec le mouvement contre la Loi Travail, nous devons aussi considérer qu’il n’y a pas eu de victoires sociales. Ni ce mouvement, ni celui des étudiant.e.s en 2017 ou des cheminot.e.s pas plus que la grève des profs l’année dernière n’ont permis de faire face et d’empêcher les réformes de s’appliquer. Mais les Gilets Jaunes ont changé la donne. Il ne s’agit pas ici de tenter de se mettre d’accord pour savoir s’ils et elles ont réussi à faire plier Macron, à le faire céder et lâcher quelques concessions, pas plus que de confirmer ou non l’hypothèse benjaminienne du « frein d’urgence » proposée par Jérôme Baschet. Plutôt, nous voulons affirmer que les Gilets Jaunes ont montré la puissance politique et antagonique des masses lorsque celles-ci entrent par effraction sur le terrain politique. De là, c’est toute la sphère organisationnelle classique – partis et syndicats – qui a été percutée, en plus, évidemment, de l’État, de la bourgeoisie et du gouvernement. Par cet antagonisme profond, la réaction gouvernementale a été d’opérer un tournant répressif de masse en soudant l’appareil policier, judiciaire et politique autour de Macron, en vue notamment de « l’Acte II » de son mandat dans lequel celui-ci joue sa survie : soit il réussit à passer en force et a donc le champ libre pour la suite de son quinquennat, soit nous le faisons échouer et, dès lors, de nouvelles potentialités s’ouvriront. C’est en cela que la bataille des retraites est la mère de toutes les batailles.
– Si les organisations traditionnelles ont été percutées par le soulèvement, force est de constater qu’elles ont refusé de s’impliquer sérieusement dedans, ou avec. On pourrait simplement les qualifier de « traîtres » mais ce serait être largement en dessous de la situation qui s’ouvre pour nous. Le syndicalisme reste en France une incarnation du combat social et, malgré toutes ses limites, un moyen de faire face au patronat. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a directement été attaqué dans les Lois Travail 1 et 2. La particularité apparaît dans une forme de dualité « cogestion/confrontation » où l’objectif n’est plus maintenant de faire grève pour négocier mais de négocier et faire grève en dernier recours. Tout l’arc syndical, de la CGT à l’UNSA, est inscrit dans ce mécanisme, ce qui ne signifie évidemment pas que les ressorts sont les mêmes et que la politique défendue est la même. Il faut noter que Solidaires ne s’inscrit pas dans cette démarche bien que la confédération n’apparaisse pas à ce jour en rupture radicale avec ce modèle.
C’est dans ce cadre que nous pouvons comprendre à la fois le silence autour du soulèvement des Gilets Jaunes, mais aussi les 18 mois de concertation autour de la réforme des retraites – concertations qui continuent encore aujourd’hui, après deux semaines de grève. Pour autant, sous-estimer le poids et le rôle des centrales syndicales reviendrait à en ignorer la capacité politique réelle. La grève à la RATP du 16 septembre est un cas d’école : l’entreprise n’a pas connu de grève depuis plus de 10 ans mais par un travail de préparation solide la journée a compté plus de 90 % de grévistes et est devenue la pointe avancée du mouvement actuel en appelant à la grève illimitée à partir du 5 décembre. Le syndicalisme reste aujourd’hui encore un outil important pour intervenir dans la lutte de masse et de classe bien qu’il faille y mener un travail politique d’affrontement contre les différentes bureaucraties.
Dans ce contexte général, la période dans laquelle nous nous trouvons est pleine de potentialités qu’il faut saisir pour ce qu’elles sont : la possibilité de vaincre un gouvernement et dès lors de prendre l’ascendant dans le conflit de classe. Mais les difficultés sont nombreuses, en particulier la politique des directions syndicales qui, suite à ce que nous notions plus haut, nous engagent dans une bataille sans perspectives, faite de journées d’actions dispersées et, à terme, perdantes. Dans la situation, quel peut être ou doit être le rôle de l’autonomie politique, largement renforcée voire en passe d’hégémoniser certains secteurs depuis quelques années ? Nous voulons nous arrêter ici sur le cas parisien, qui ne peut certainement pas résumer l’ensemble de la gauche extra-parlementaire. Pour autant, c’est à Paris et en banlieue parisienne que nous intervenons spécifiquement et c’est donc de là que nous parlerons.
L’émergence du cortège de tête en 2016 a reconfiguré les manifestations traditionnelles. Par une forme de spontanéisme mais aussi par une radicalité et une conflictualité assumées, le cortège de tête est devenu un espace politique à part entière en réaction à la fois à la routine syndicale mais aussi à une apathie générale durant le quinquennat Hollande. Bien sûr, certaines pratiques trouvent leur inspiration notamment dans les formes développées autour des ZAD ainsi que des affrontements consécutifs aux crimes policiers dans les quartiers. De là, le cortège de tête s’est imposé à toutes celles et ceux qui refusaient de devoir se soumettre à la tradition au point de représenter près d’un tiers de la manifestation du 1er mai en 2018. Le soulèvement des Gilets Jaunes a pu confirmer certaines hypothèses de l’autonomie : l’importance stratégique de la circulation et de la logistique dans le système de production, l’éclatement et la relégation de larges franges du prolétariat, le recours central au blocage en tant que pratique et, évidemment, l’affrontement direct avec la police. Cela semble aussi confirmer une forme de recomposition au sein même de l’autonomie, recomposition nécessaire si l’on prend au sérieux la nécessité du combat politique.
L’un des traits marquants de cette séquence tient dans la transformation de l’appareil policier, entamé en 2016 et largement approfondi par Macron. Les manifestations contre la Loi Travail ont permis à l’État d’avoir progressivement recours à la BAC pour le maintien de l’ordre puis d’y avoir recours systématiquement par la suite. Macron a développé cette orientation, en remettant sur selle les voltigeurs mais aussi en déployant des blindés et en créant les unités spéciales que sont les BRAV. C’est donc une transformation en profondeur du maintien de l’ordre que nous vivons.
Par ailleurs, deux éléments sont marquants : en 2016, les BAC étaient déployées au prétexte des « casseurs », et en 2018 – 2019 c’est au prétexte du « caractère émeutier » des Gilets Jaunes que de nouvelles unités ont été créées ou réactivées pour faire face à la menace. Aujourd’hui, la situation est différente : nous sommes dans un contexte de mouvement social « traditionnel » mais de masse, ce que n’était pas le mouvement contre la Loi Travail. Les trois manifestations parisiennes du 5, 10 et 17 décembre ont mis en évidence deux choses : d’abord, face à cette forme traditionnelle, le gouvernement a préféré opter en partie pour un maintien de l’ordre lui aussi « traditionnel » tout en gardant un potentiel extrêmement ravageur. Ensuite le cortège de tête, à chaque fois énorme, n’est pas apparu comme le lieu de l’antagonisme radical. Au contraire, il est plutôt apparu que ces cortèges étaient essentiellement pacifiés – ce qui n’empêche pas de souligner la détermination politique de la majorité des composantes.
Il semble que pour expliquer cela, là aussi plusieurs éléments sont à prendre en compte. Ce n’est pas nécessairement le premier mais la répression policière contre les Gilets Jaunes a forcément impacté les subjectivités, et la peur de manifester – et donc encore plus de l’affrontement – ne doit pas être sous-estimée, notamment lorsque le potentiel ravageur de la police n’a de cesse d’être mis en avant. Ensuite, le caractère de masse des manifestations reconfigure nécessairement les possibilités des quelques groupes capables d’attirer à eux certaines formes de radicalité – constat qui doit nécessairement être tiré des différentes tentatives de « cortèges festifs » dans le cortège de tête.
Enfin, l’absence de structuration minimale et de projet politique capable d’être incarné réduit les potentialités à une forme d’activisme dépendant de l’état général, ce qui amène logiquement à une incapacité en termes de prise d’initiative ou de possibilités pratiques. Dès lors, la question qui doit être posée est celle du rôle de l’autonomie dans un mouvement de masse qui s’inscrit dans la durée. La séquence que nous traversons, si on tient compte des éléments d’analyse soulevés plus haut, pose la question politique du rapport au gouvernement, et donc du rôle direct de l’État néolibéral dans la liquidation des acquis sociaux. Par ailleurs, cette politique d’accumulation par dépossession se matérialise aussi en dehors des frontières de l’État français, particulièrement dans les guerres impérialistes.
Nous pensons que le rôle de l’autonomie dans cette conjoncture relève de deux ordres, interne et externe:
– Proposer un cadre d’organisation rejoignable aux personnes qui ne se retrouvent plus ou ont un rapport critique vis-à-vis des médiations politiques traditionnelles, y compris dans les manifestations en assurant un minimum de protection et d’offensive pour imposer un rapport de force – ne serait-ce que symbolique – dans la rue.
– Approfondir nos alliances avec les bases syndicales combatives, certains noyaux de Gilets Jaunes, les tendances anticapitalistes du mouvement écolo, les organisations des quartiers populaires ainsi que, plus largement, les autres franges du camp révolutionnaire. Et réussir à faire consister ces liens en dehors des seules périodes de mouvement, afin d’engager un processus de recomposition politique à la hauteur des défis de l’époque.
Nous sommes du côté de ceux et celles qui s’organisent, et cette orientation doit être complètement assumée, tant dans l’aire de l’autonomie qu’à l’extérieur.