Articuler l’autonomie populaire : vers une nouvelle conception du parti

Dans le sillage des débats qui ont traversé DSA (Democratic Socialists of America) suite à l’échec de la candidature présidentielle de Bernie Sanders, et à la lumière du mouvement antiraciste de masse qui ébranle les États-unis depuis fin mai, Salar Mohandesi tente dans cet article de formuler les linéaments d’une nouvelle hypothèse de parti, qui serait définie par sa « fonction d’articulation, comme celle qui unit des forces sociales disparates, qui relie les luttes dans le temps et qui facilite le projet collectif de construction du socialisme au-delà de l’État. »

Si nous avons souhaité traduire cet article, c’est qu’au-delà du contexte spécifique dans lequel il a été écrit, plusieurs des propositions qu’il formule font écho à notre situation. Mohandesi commence par rappeler, contre tout spontanéisme, que « les forces sociales sont organisées et reposent sur des organisations ». Il suggère ensuite que la responsabilité propre d’un sujet de parti serait d’œuvrer à l’articulation de ces forces sociales habituellement étrangères les unes aux autres. « Ce rassemblement de diverses forces sociales, estime l’auteur, est la plus grande menace pour l’ordre capitaliste existant ». C’est d’ailleurs pourquoi l’une des fonctions essentielles de l’État consiste à assurer leur séparation et leur division.

La tâche principale du parti n’est donc pas de créer des forces sociales (création qui, en règle générale, l’excède), mais plutôt, ayant établi une internalité organique aux expériences d’auto-organisation populaire, de « faciliter leur rassemblement dans une unité plus large » et de garantir la continuité temporelle de ce rassemblement. Pour autant qu’il n’y a « pas de lien automatique entre le rassemblement en tant que force sociale et le combat pour le socialisme », le rôle du parti est également de « faire avancer le projet socialiste » au sein des luttes, par une méthode d’élaboration programmatique partagée et de va-et-vient permanent entre dynamique de masse et synthèse organisationnelle.

Dans cette perspective, la construction du parti ne repose pas sur un processus d’accumulation linéaire mais au contraire sur une adaptation constante aux changements de conjoncture. Enfin, « considérer le parti comme un articulateur signifie refuser de le traiter comme un moyen de gouverner ». Mohandesi conclut en effet son texte sur l’idée d’autonomie du parti vis-à-vis de l’État. Autonomie qui ne saurait se confondre avec une quelconque désertion, mais soutient la reconnaissance du fait que « l’objectif de la politique socialiste n’est pas de s’emparer de l’État – que ce soit par une insurrection ou des élections – et de le gérer de manière plus efficace. Il est de le décomposer en créant des organisations de contre-pouvoir de masse qui destituent ses fonctions », qu’il s’agisse « de trouver de nouveaux moyens d’assurer la sécurité sans la police, de dispenser l’éducation sans le système scolaire public ou de résoudre les conflits sans le système de justice pénale de l’État », selon un processus où « destruction et création vont de pair »1.

L’année dernière, la plus grande organisation socialiste des États-Unis a décidé de placer tout son poids derrière Bernie Sanders, certains de ses principaux membres allant même jusqu’à affirmer qu’en l’absence de mouvements radicaux de masse dans ce pays, une présidence Sanders était la clé nécessaire pour donner un coup de fouet à toute avancée vers le socialisme2.

Quels que soient les mérites de cette décision, le fait de lier le destin de DSA (Democratic Socialists of America) à la candidature du septuagénaire démocrate socialiste pour la présidence signifiait que l’effondrement de la campagne de Sanders, et avec lui la perspective de « prendre » le pouvoir d’État dans un avenir proche, allait sans surprise déclencher un important débat sur l’avenir des démocrates-socialistes d’Amérique (Democratic socialists of America).

Certains ont fait valoir qu’en dépit du résultat, DSA en sortait gagnant, et que les socialistes devraient continuer à s’engager avec le Parti démocrate, et en particulier sur ses consignes de vote, ce qui leur permettrait un jour de détacher une fraction des soutiens du Parti pour former la base d’un troisième parti. Pour d’autres, toute l’affaire a prouvé exactement le contraire – qu’il était grand temps que les socialistes tournent le dos aux démocrates pour construire un parti indépendant le plus rapidement possible.

En dépit de réelles différences, les deux camps présentent de nombreuses similitudes. Ils veulent tous deux une organisation indépendante. Ils considèrent tous deux cette organisation comme une solution indispensable à leurs problèmes, un horizon pour toute réflexion stratégique. Et tandis que l’un pense principalement en termes de corps centralisé de militants disciplinés qui se préparent pour un scénario de rupture finale et que l’autre imagine une sorte de parti démocratique de masse qui accroît lentement ses forces pour devenir un jour un parti travailliste indépendant capable de dépasser les démocrates pour un jour gouverner, les deux en sont venus à ressusciter le même mot – « le parti » – pour décrire l’organisation qu’ils ont à l’esprit, en combinant effectivement (au moins) deux expériences historiques très différentes.

Mais les événements de ces derniers mois ont révélé un point commun encore plus important partagé par ces différents camps. Alors qu’ils étaient occupés à débattre des différentes façons de construire le « parti » qui mènerait nécessairement les masses, aucun d’entre eux n’a anticipé le soulèvement de masse – l’un des plus importants de l’histoire du pays – qui a explosé sous leur nez après l’assassinat de George Floyd par la police fin mai. En fait, il est assez révélateur qu’à quelques – importantes – exceptions près, une grande partie de DSA, surtout au niveau national, ait été prise au dépourvu.

Tandis que des milliers de personnes prenaient d’assaut les rues, certains organisateurs chevronnés se demandaient sur Twitter s’il fallait soutenir la rébellion. D’autres étaient au mieux pris de court, se contentant de publier des déclarations sans conviction. D’autres encore se sont sentis immédiatement solidaires, mais ont peiné à trouver un moyen significatif de se connecter au mouvement explicitement en tant que socialistes.

En fin de compte, aucun de ces riches débats sur le parti n’avait préparé l’organisation à s’engager rapidement et efficacement au sein du soulèvement. En fait, je dirais que l’une des principales raisons pour lesquelles tant de socialistes, y compris ceux qui ne font pas partie de DSA, ont eu du mal non seulement à appréhender la conjoncture, mais aussi à s’engager aux côtés du mouvement, a trait aux limites flagrantes des manières dominantes de penser la signification de l’organisation chez les socialistes – en particulier, la manière dont les organisations sont liées aux mouvements de masse dans leur diversité, à la temporalité politique de la contingence et à la tentation du pouvoir d’État.

Dans ce qui suit, j’aimerais proposer une approche différente du parti. Au lieu de le considérer comme une entité fixe unique qui tente de conquérir le pouvoir d’État, soit par une insurrection, soit par une élection, je suggère de penser le « parti » comme une organisation parmi d’autres, définie par sa fonction d’articulation, comme celle qui unit des forces sociales disparates, qui relie les luttes dans le temps et qui facilite le projet collectif de construction du socialisme au-delà de l’État.

Composition

La caractéristique de base de l’existence dans la société capitaliste est l’atomisation dépolitisée.

La plupart des gens passent souvent leur vie à poursuivre diverses stratégies de survie individuelle, en concurrence les unes avec les autres. En cas de difficultés, il y a de fortes chances que quelqu’un réagisse en travaillant plus dur, en concluant une affaire privée, en changeant d’emploi ou de lieu de travail.

Cet individualisme n’est pas l’expression d’une sorte de nature humaine innée, mais une réponse socialement conditionnée aux défis de la reproduction sociale sous le capitalisme. L’idéologie de l’État naturalise le statu quo à un tel point que beaucoup de gens se résignent à croire que rien ne changera jamais. Même lorsqu’il y a un espoir de changement, nos vies très précaires nous dissuadent de poursuivre des actions risquées qui pourraient aggraver nos situations. Et si certains sont prêts à prendre le risque, s’unir pour une cause commune exige de trouver un équilibre entre tant d’intérêts, de personnalités et d’objectifs différents que beaucoup pourraient penser que cela n’en vaut pas la peine. Ainsi, s’ils résistent, ils auront tendance à mener des actions individuelles, par exemple en se présentant en retard au travail ou en volant des fruits à l’épicerie.

Cela dit, il y a des moments, comme lors des récents soulèvements suite au meurtre de George Floyd, où les gens brisent ce schéma. Au lieu de se considérer comme des individus impuissants, ils se réimaginent comme des sujets (agents) du changement. Au lieu de rêver la façon dont les choses devraient être, ils exigent qu’elles soient différentes. Au lieu de suivre les vieilles routines, ils expérimentent de nouvelles formes d’agir. Au lieu d’embrasser passivement les catégories identitaires qui leur sont imposées, ils construisent un nouveau type de subjectivité. Au lieu de traiter les problèmes de manière indépendante, ils vont à la rencontre d’autres personnes pour les aider à faire face à un problème commun.

Le processus par lequel les individus se rassemblent en tant que force sociale collective s’appelle la composition. Dans le passé, on avait tendance à voir cela principalement en termes de classe, en partant du principe que la seule véritable force sociale était celle basée sur une sorte de position de classe objective. Mais la classe n’est pas la seule façon dont les forces sociales peuvent cadrer leur subjectivité. En fait, lorsque les individus se rassemblent collectivement, ils s’emparent d’un vaste éventail de déterminants compositionnels, c’est-à-dire d’aspects de leur vie, dont la plupart sont hors de leur contrôle, qui peuvent néanmoins être subjectivement activés et réaffectés pour accomplir certaines tâches. Il peut s’agir de tout, du sexe à la race, de la profession à l’âge, de la géographie à la mémoire, ainsi que de toute combinaison de déterminants.

En fait, au grand dam des socialistes dogmatiques qui ne peuvent penser qu’en termes de « conscience de classe », dans la plupart des cas, les individus ne se rassemblent pas sur la base d’un sens abstrait de l’unité de classe. Cela ne les rend pas moins authentiques. Si des jeunes noirs, pauvres et terrorisés par la police décident de se rassembler pour lutter contre la brutalité policière, et le font principalement sur la base de la race plutôt que de leur classe sociale, qu’il en soit ainsi. La composition a lieu, que les socialistes le veuillent ou non. Et cela se passe souvent d’une manière sur laquelle les organisateurs socialistes n’ont pas beaucoup de contrôle. 

Cela ne signifie pas pour autant que la composition soit spontanée. Comme l’explique Rodrigo Nunes : « Pensez à la façon dont une action « spontanée » se déroule. Une personne parle à une autre, qui parle à une autre, qui parle à une autre ; tout à coup, une idée surgit, qui circulait probablement avant même qu’un individu ne l’exprime. Une réunion est convoquée, l’idée originale est présentée, certaines personnes s’en vont, d’autres en soulignent les défauts, finalement quelqu’un propose une nouvelle idée ; un court texte est préparé, une nouvelle réunion est convoquée, et ainsi de suite. La spontanéité, comme le montre l’exemple, n’implique pas le même comportement s’actualisant simultanément chez un grand nombre de personnes : il commence toujours quelque part, il y a toujours des gens qui l’organisent. Cela ne signifie pas que cela doit (ou devrait) toujours être les mêmes personnes, ni que cela dépend du génie d’individus supérieurs. La meilleure façon de le penser est probablement encore la microsociologie de Gabriel Tarde : il faut des « inventions » amenées par des individus particuliers pour que quelque chose de nouveau se produise, mais ces inventions ne sont rien d’autre que la recombinaison de tendances déjà présentes autour d’elles »3.

En d’autres termes, la pure spontanéité n’existe pas. Derrière chaque initiative apparemment spontanée, il y a d’innombrables couches d’organisation cachées. Certaines sont héritées, imitant d’autres modèles d’organisation, tandis que d’autres sont reprises dans le feu de l’action, produisant des sauts innovants réellement uniques. Mais dans tous les cas, les forces sociales sont organisées et reposent sur des organisations. Après tout, les forces sociales ne peuvent exister que dans l’action, la lutte, le mouvement vers un objectif spécifique, en réponse à un problème politique spécifique et partagé. Et la seule façon de coordonner la capacité d’agir, de construire le pouvoir nécessaire pour trouver une solution à ce problème, c’est l’organisation. Sans organisation, vous n’avez pas de forces sociales.

Articulation

Bien sûr, les forces sociales n’existent pas de manière isolée. À tout moment, il y a des centaines, voire des milliers de forces sociales engagées dans la lutte.

Mais tout comme les individus restent généralement séparés, les forces sociales gardent généralement leurs distances. C’est en partie parce qu’elles sont déjà confrontées à des défis tellement énormes pour se maintenir ensemble que même penser à se coordonner avec une autre force distincte semble tout simplement au-delà de leurs capacités. 

Les forces sociales sont si radicalement différentes dans leur taille, leur style, leur composition et leurs objectifs qu’à première vue, elles peuvent sembler complètement étrangères les unes aux autres. Différentes forces sociales peuvent vouloir lutter contre un nouveau projet immobilier dans leur quartier, ou contre la brutalité policière dans telle ville, ou contre une loi homophobe spécifique de l’État, ou contre le sexisme quotidien des hommes dans telle communauté, ou contre la politique d’admission de tel collège, ou encore contre les salaires de misère de telle entreprise. Qu’est-ce que toutes ces choses peuvent bien avoir en commun ?

Cela dit, malgré l’inertie structurelle faite de suspicion, d’atomisation et de concurrence, il y a des moments où diverses forces sociales se rencontrent. Cela arrive parfois, par exemple, lorsque différentes forces ont adopté des cadres de subjectivation similaires, qu’elles sont confrontées à un ennemi commun, qu’elles opèrent dans le même lieu, qu’elles poursuivent des objectifs connexes ou qu’elles partagent certains des mêmes membres.

Si la composition fait référence à la façon dont les individus se rassemblent en tant que forces sociales, l’articulation fait référence à la façon dont les forces sociales se combinent et s’unissent. Et si la composition est un processus intimidant, l’articulation pose un défi encore plus grand. Harmoniser une multitude d’intérêts, d’expériences, d’antécédents et d’objectifs sur une période prolongée, construire l’unité tout en tenant compte des différences réelles est un travail incroyablement difficile, c’est pourquoi une telle articulation est assez rare, et ne dure souvent pas longtemps. Mais lorsque cela se produit, l’unité articulée augmente considérablement sa capacité à réaliser un changement transformationnel.

En fait, ce rassemblement de diverses forces sociales est la plus grande menace pour l’ordre capitaliste existant. Elle est plus terrifiante qu’une récession, une pandémie virulente ou même une guerre. C’est à peu près la seule chose qui puisse renverser l’état actuel des choses, et le bloc au pouvoir le sait. C’est pourquoi, selon Nicos Poulantzas, l’une des principales fonctions de l’État n’est pas simplement d’articuler les forces sociales qui composent le bloc hégémonique au pouvoir, mais de désarticuler impitoyablement toutes les forces sociales d’opposition4.

L’État s’acquitte de cette tâche par divers moyens. En s’appuyant sur ses ressources supérieures, l’État peut simplement attendre, tenant patiemment la ligne jusqu’à ce que cette unité articulée s’effondre d’elle-même. Mais s’il semble que cette unité des forces sociales risque de se maintenir pendant un certain temps, l’État interviendra activement. Il va creuser un fossé entre les forces sociales constituantes, en jouant les unes contre les autres, en faisant des concessions par-ci, en menant un peu de répression par-là. Il mobilisera toutes ses forces pour isoler ce bloc d’opposition, l’empêcher de s’étendre ou de s’associer à d’autres forces sociales. Il cultivera la suspicion, suscitera le spectre d’agitateurs extérieurs et exacerbera les éventuelles divisions identitaires. Il récupérera l’agenda, contrôlera la communication, domestiquera les revendications et fera des promesses vides, réduisant finalement la lutte politique autonome à des solutions technocratiques qui ne mènent à rien.

De cette manière, et de bien d’autres encore, l’État désarticulera l’unité des forces sociales, puis décomposera les forces sociales elles-mêmes. Là où il y avait une lutte unie, il y aura des forces sociales qui se battront entre elles. Là où il y avait des sujets qui se battaient collectivement pour résoudre des problèmes communs, il n’y aura plus que des individus séparés. Pour faire bonne mesure, l’État recomposera parfois ces individus atomisés en ersatz de collectivités, comme « l’Amérique moyenne », ou la « classe ouvrière blanche », ou la « communauté noire ». Contrairement aux forces sociales en lutte, ce sont des entités passives où les gens sont tenus à l’écart les uns des autres, où personne n’a de véritable pouvoir d’agir, et où des leaders reconnus par l’État disent aux autres ce qu’ils doivent penser, et surtout comment voter. Ce ne sont pas des groupes de personnes qui construisent de nouvelles subjectivités, mais des individus interpellés par le biais d’une identité statique par l’État. Il ne s’agit pas de collectifs vivants qui travaillent malgré leurs différences, mais d’abstractions homogènes qui transcendent les véritables divisions internes. Les gens sont unis, mais seulement dans leur séparation.

C’est là que réside le plus grand problème politique pour tous ceux qui souhaitent transformer le monde. La seule façon d’apporter un changement significatif est d’articuler plusieurs niveaux d’unité. Mais tout l’ordre existant est conçu pour imposer des solutions individualisées aux problèmes sociaux, pour décomposer les forces sociales lorsque les gens se rassemblent collectivement, pour désarticuler impitoyablement toute unité de ces forces sociales poursuivant un objectif plus vaste, pour détourner le véritable désir d’une vie commune en des catégories passives qui ne font que reproduire le statu quo. Si les choses sont laissées à elles-mêmes, la désunion, la séparation, l’atomisation, la concurrence sont la norme.

Face à ce défi brûlant, des générations de socialistes ont demandé ce qu’il fallait faire. La réponse historique à cette question a été le « parti ».

Le Parti

Le « parti » – ou, le plus souvent, les partis – est une organisation comme une autre, mais avec des fonctions particulières.

Alors que toutes les organisations existent pour coordonner la capacité collective d’agir, les partis coordonnent le vaste champ d’organisations inventées grâce à l’auto-activité des forces sociales. Comme ce qui facilite les efforts d’organisation de ces diverses forces sociales, le parti a été imaginé comme une sorte de méta-organisation. Si, pour le dire autrement, l’État est le grand désarticulateur, le parti est le grand articulateur. 

Un parti peut certainement contribuer à catalyser la formation de forces sociales, mais comme vous le dira tout militant (community organizer) chevronné, à moins qu’il n’y ait déjà un désir de changement, une volonté de se rassembler pour lutter, tout effort d’organisation tombera dans l’oreille d’un sourd. En fait, dans la plupart des cas, le rassemblement d’individus en une force sociale se fait largement indépendamment de tout parti, et dépasse généralement en créativité tout ce qu’un parti aurait pu imaginer. Les soviets, par exemple, n’ont pas été inventés par les bolcheviks, mais par des forces sociales en lutte.

Pour cette raison, la tâche principale du parti n’est pas de créer des forces sociales, mais plutôt de faciliter leur rassemblement dans une unité plus large. Bien sûr, comme je l’ai déjà mentionné, certaines de ces forces sociales peuvent travailler indépendamment pour former des alliances, mais leur rassemblement n’est pas garanti, et dans la plupart des cas, les efforts pour se regrouper se solderont par un échec. Le parti agit donc comme une sorte d’élément contraignant, en essayant de trouver un moyen de rassembler les diverses forces sociales et de les aider à rester unies, malgré les nombreuses tendances qui cherchent à les isoler. Et les différents partis mettront en avant différentes stratégies pour y parvenir.

C’est un travail difficile. Le parti doit trouver un moyen d’unifier de manière créative une énorme diversité d’expériences, de formes de lutte et d’objectifs politiques en une unité durable, tout en préservant les véritables différences. La manière dont cela se produit dépend de la conjoncture spécifique, et il n’existe aucune formule abstraite qui puisse être copiée et collée à différents moments et en différents lieux. Mais une chose est sûre, l’unité n’est pas quelque chose qui se produit lorsque le comité central du parti convoque d’une manière ou d’une autre tous les chefs de ces forces sociales dans une salle de conférence mal éclairée pour débattre d’accords secrets. C’est ainsi que l’État quant à lui articule un bloc hégémonique composé de différentes fractions.

En revanche, l’unité du parti vient d’en bas, et seulement par la lutte. Comme l’a écrit Amilcar Cabral il y a longtemps, la seule façon d’amplifier votre capacité à lutter est de construire l’unité, mais « pour avoir de l’unité, il faut aussi lutter »5. Les forces sociales ne s’unissent que lorsque quelque chose est en jeu, lorsque leurs membres voient que s’allier à une autre force est essentiel pour atteindre leurs objectifs. La lutte crée la confiance, le respect et l’assurance – sans cela, il ne peut jamais y avoir d’articulation significative. Le travail du parti est de contribuer à rendre cette rencontre possible, comme un agronome qui aide deux ruisseaux à converger vers une rivière beaucoup plus puissante.

Bien entendu, le parti s’intègre dans ces différentes luttes. Je n’entends pas par là un entrisme cynique dans le but de recruter, mais de construire des racines organiques. Car si un parti n’a pas de racines, sa tentative d’unir les forces sociales sera rejetée, les organisateurs étant considérés comme des étrangers qui n’ont aucune idée de ce qu’ils font. C’est pourquoi, même si le parti ne crée généralement pas de forces sociales, il doit toujours s’engager avec elles, se joindre à leurs luttes, les prendre au sérieux, avec respect et patience, et surtout, apprendre d’elles. Plus un parti est ancré, plus il comprend les contours de ces forces sociales, plus il est lié à des organisations autonomes, et plus il peut se diversifier sur le plan de la composition, plus il sera un articulateur efficace.

Et plus un parti est fort, plus il est capable de s’exprimer sur des distances sociales toujours plus grandes, de la ville à la région, à l’ensemble du pays et, finalement, à travers de multiples formations sociales. Après tout, l’articulation n’est pas seulement un problème local, mais un problème mondial. Tout comme l’État cherche à désarticuler l’unité sur un terrain politique intérieur inégal, l’impérialisme s’efforce de démanteler l’unité au-delà des frontières nationales, en isolant les mouvements et en lançant des luttes les unes contre les autres. Tel est donc le véritable sens de l’internationalisme, le processus par lequel des forces sociales distinctes issues de multiples formations sociales sont rassemblées en une forme d’unité, parfois appelée internationale.

Mais le parti ne se contente pas de rassembler les diverses luttes à travers l’espace ; il articule également les luttes de ces forces sociales à travers le temps. La composition est un processus délicat, et les forces sociales sont fragiles, beaucoup d’entre elles allant et venant, comme des châteaux de sable construits un matin et s’effondrant face au vent sec du soir. En combinant la force de multiples forces sociales, les luttes articulées sont plus durables, mais elles aussi ont presque toujours une fin : elles atteignent leurs limites, perdent leur élan, succombent aux tensions internes ou se noient face à une répression féroce.

D’une certaine manière, ce schéma cyclique est prévisible. « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique », a écrit Lénine. « La révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes ». Un soulèvement de masse un mois, puis une démobilisation apparemment totale le mois suivant. Les luttes vont et viennent, les organisations vont et viennent.

Les forces sociales dominantes de l’État, cependant, cherchent à aller plus loin en voyant non seulement ces vagues de contestation vaincues, mais en les effaçant de l’histoire, en prétendant qu’elles ne se sont jamais produites. Il va mobiliser des ressources monumentales pour simplement réécrire l’histoire, altérer les preuves, marginaliser tous les récits qui ne correspondent pas à son histoire officielle. Ses efforts sont si incroyables qu’il réussira même à convaincre ceux qui ont mené ces luttes qu’elles n’ont jamais eu lieu, ou qu’elles ont été menées à des fins réformistes différentes, ou qu’elles étaient mauvaises dès le départ. Dans quelques années, peut-être une décennie, le souvenir de cet exploit disparaîtra. L’histoire des communistes noirs internationalistes – disparue. L’histoire des syndicats militants emplis d’immigrés dans les États aujourd’hui républicains – disparue. L’histoire de luttes multiraciales radicales contre le racisme, disparue.

La deuxième fonction d’articulation du parti est donc de lutter contre cet effacement en contribuant à assurer une certaine continuité entre les différentes luttes dans le temps. Son travail, selon John Watson, l’un des fondateurs de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, « pourrait servir de pont entre les pics d’activité »6. Il permet de canaliser les énergies de ces luttes, de préserver leur mémoire, de dresser des bilans, de créer un espace de réflexion. Le parti est la mémoire historique de ces luttes, un dépositaire de toutes ces formes d’organisation antérieures, un vaste carnet d’adresses de réseaux de sociabilités. C’est une archive, mais une archive vivante, remplie de militants inébranlables qui ont combattu lors de vagues précédentes et qui se préparent pour la prochaine.

Le parti ne se contente donc pas d’articuler diverses forces sociales pendant une période d’activité intense, dans le feu de l’action, mais il contribue à maintenir le flambeau allumé pour la prochaine. Alors que la plupart des organisations de combat sont éphémères, s’embrasent pour résoudre un problème, puis s’éteignent, le parti s’efforce d’être toujours actif, pendant les explosions où des milliers de personnes se retrouvent soudainement à faire de la politique pour la première fois, et pendant les périodes de relative stabilité où les choses reviennent à la normale, pour ainsi dire.

Le parti joue une dernière fonction d’articulation, qui consiste à donner une voix à un contenu politique spécifique. L’activité autonome des personnes en lutte permet d’identifier des problèmes sociaux importants, de créer de nouvelles formes d’organisation et, dans certains cas même, une vision positive du changement.

Mais, dans la grande majorité des cas, ces formes d’organisation ne feront pas spontanément avancer un contenu socialiste cohérent. Leurs membres ne se sont probablement pas rassemblés en tant que socialistes, mais en tant qu’ouvriers du bâtiment en colère, en tant que militants trans, en tant que jeunes immigrés exaspérés ou en tant que mères inquiètes, militant contre un grief spécifique. Il peut y avoir des « éléments socialistes » dans leurs luttes, leur organisation ou leurs revendications, mais il serait tout à fait idéaliste d’attendre de toutes les forces sociales du monde entier qu’elles gravitent spontanément autour d’un projet socialiste de changement radical.

En fait, si les forces sociales élaborent un projet politique, le plus souvent il ne sera pas socialiste. Les Afro-Américains peuvent être furieux contre le racisme dans leur ville, mais le mouvement pourrait aller dans le sens d’un soutien aux capitalistes noirs. Les travailleurs d’une usine de meubles de l’Ohio peuvent être furieux d’être licenciés, mais ils peuvent décider de blâmer les immigrés à la place. Les nouveaux immigrants peuvent s’unir pour lutter contre la criminalité dans leur quartier, mais ils pourraient décider de soutenir une plus grande intervention de la police contre les autres minorités. En d’autres termes, il n’y a pas de lien automatique entre le rassemblement en tant que force sociale et la lutte pour le socialisme.

Cela est dû en grande partie au fait que nous n’existons pas dans un vide politique. Les courants concurrents font de leur mieux pour gagner les forces sociales à leurs propres projets. Et derrière tout cela, les nombreux appareils idéologiques de l’État tentent constamment, de notre naissance à notre mort, de neutraliser le caractère politique de toutes les luttes possibles, de réduire les initiatives autonomes à des marches processionnelles, les revendications ardentes de changement radical à des appels modérés à la réforme, la critique systématique des structures à un moralisme individualisé, l’auto-activité en vote. Un objectif central de tout cela est de détruire l’idée du socialisme, de la redéfinir comme violence terroriste ou de la domestiquer comme simple volonté d’État social. Dans ces conditions, il n’y a guère de raison que quelqu’un devienne automatiquement un socialiste radical.

Le rôle du parti est de faire avancer ce projet socialiste contre d’autres courants politiques concurrents, et surtout contre les obscurcissements idéologiques des agents de l’ordre. À ce stade, il est crucial de souligner l’origine de ce contenu. Il ne provient pas d’intellectuels fantaisistes qui écrivent dans leurs bureaux spacieux, mais des luttes quotidiennes des forces sociales elles-mêmes. Bien que le programme socialiste ne sorte pas automatiquement tout fait de ces luttes, ses éléments fondateurs ne peuvent être trouvés que là. La tâche du parti est d’écouter attentivement ces luttes, d’étudier ce vaste écosystème d’organisation, d’apprendre profondément de ces nombreuses forces sociales pour en extraire les rudiments d’un programme politique historiquement approprié. Le parti rend ensuite ce contenu explicite, le clarifie, l’approfondit, le traite sous une forme plus systématique, puis le soumet à nouveau à ces forces sociales en lutte pour la vérification. À travers leurs luttes, les forces sociales élaborent le programme, le rejettent ici, le révisent là, affinent le contenu que le parti réarticule, avant de le renvoyer aux luttes, comme dans une sorte de spirale7.

Il devrait être clair à ce stade que les trois fonctions d’articulation – relier des forces sociales distinctes, assurer une continuité dans le temps et donner une voix à un contenu politique commun – sont en fait toutes profondément liées. L’une des principales façons pour un parti d’articuler diverses forces sociales, par exemple, est d’élaborer un programme qui montre comment leurs luttes sont en fait interconnectées. Mais l’une des principales façons pour un parti d’articuler un programme cohérent est de le fonder sur les aspirations inhérentes aux nombreuses et diverses forces sociales qu’il cherche à unifier.

Un instrument limité 

Comme toutes les organisations, les partis n’émergent que par la lutte, et nous ne pouvons donc jamais déterminer à l’avance de manière abstraite à quoi ils ressembleront, ni comment ils réaliseront concrètement leurs fonctions d’articulation. Mais si nous imaginons le parti de cette manière, en tant qu’articulateur, certaines choses s’ensuivent nécessairement.

Le parti n’est pas une entité fixe, mais la condensation de fonctions articulatrices en constante évolution. Devenir un parti, ce n’est pas franchir un certain seuil numérique, ni passer certains repères structurels, ni être reconnu comme tel par l’État. Ce n’est pas quelque chose que l’on déclare, mais quelque chose que l’on fait.

Et c’est quelque chose qui se produit déjà : de nombreuses organisations réalisent déjà certaines de ces « fonctions de parti » à différentes échelles, même si elles ne se considèrent pas comme un parti et ne veulent pas en devenir un, comme la Chicago Teachers Union ou les sections locales de Black Lives Matter. Une seule formation, par exemple DSA, ne monopolise pas cette question.

En effet, le parti ne peut pas se concentrer sur un seul type prédéterminé de forme organisationnelle, de force sociale ou de lutte. Bien que le parti doive certainement se sentir libre d’évaluer la tendance à l’émergence de luttes perturbatrices dans certains endroits, et même d’y concentrer des ressources limitées, il ne peut pas se fixer abstraitement sur une seule lutte, mais doit être attentif à toute agitation sociale possible. Lénine lui-même a été extrêmement clair à ce sujet : « le communisme surgit littéralement de tous les points de la vie sociale : il éclôt décidément partout », et parfois « dans les endroits les plus inattendus ».

Un certain nombre de choses peuvent déclencher un soulèvement politique : des salles de classe sous-financées, un procès pour viol, un policier raciste, la construction d’un pipeline à travers les terres indigènes, l’eau contaminée dans une ville désindustrialisée, un krach boursier, une fusillade dans une école, une pandémie. La vérité est que personne ne peut vraiment savoir à l’avance, donc le parti doit être prêt à agir à tout moment. Au lieu d’attendre de façon myope l’émergence d’une lutte parfaite imaginaire, ou de déformer les actions autonomes des personnes en lutte en une rubrique préconçue, le parti doit savoir rester à l’écoute. Comme l’a écrit Louis Althusser, « il ne s’agit pas d’élargir la politique existante, mais de savoir écouter la politique là où elle se fait ».

Pour cette raison, le parti doit être extrêmement flexible. Il doit être prêt à abandonner une longue campagne, à se lancer dans une nouvelle explosion si nécessaire. Il doit être prêt à adopter rapidement des formes d’organisation entièrement nouvelles, de nouvelles tactiques, de nouveaux styles de lutte. Il doit être prêt à se débarrasser de ses idées et à en reprendre de nouvelles en fonction de l’évolution des conditions. Il doit être prêt à réécrire son programme sur place, si de nouveaux événements l’exigent. Il doit être prêt à faire des compromis, à négocier, à accorder aux mouvements sociaux le bénéfice du doute. Il doit être ouvert à toutes les tactiques et à toutes les méthodes possibles. Comme le dit Daniel Bensaïd, paraphrasant Lénine : « Cultiver tous les terrains ! Être à l’affût des issues les plus imprévisibles ! Se tenir prêt au brusque changement des formes ! Savoir prendre toutes les armes ! » Mais surtout, le parti doit être prêt à apprendre, à admettre ses erreurs, à réfléchir à ses actions.

Dans ce contexte, la construction du parti ne consiste pas à accumuler progressivement ses forces selon un plan fixe. Il ne s’agit pas d’augmenter patiemment le nombre d’adhérents, d’accroître la part des votes ou d’augmenter l’influence législative. Cette vision d’une croissance régulière suppose une sorte de temps linéaire prévisible, une temporalité dans laquelle on peut s’attendre à ce que l’avenir soit plus ou moins le même, un temps vide et homogène ponctué de rituels anticipés comme les cycles électoraux, qui peuvent soutenir la marche d’un parti qui monte lentement en puissance. Ce temps du « progrès mécanique », a écrit Bensaïd, est un temps apolitique.  

En revanche, nous devons traiter l’avenir non pas comme une progression linéaire, mais comme des ruptures erratiques, des zigzags, des renversements et des sauts. Construire le parti dans ce contexte signifie élargir sa capacité d’action, c’est-à-dire accroître sa flexibilité, améliorer sa rapidité, affiner les compétences de ses membres et approfondir son enracinement dans les luttes sociales. Cela signifie qu’il faut accepter que le nombre de ses membres va inévitablement fluctuer et que des revers vont probablement se produire, mais aussi qu’il y a des moments où le parti doit agir extrêmement rapidement, en jetant le vieux manuel par la fenêtre. Construire le parti, ce n’est pas émettre des millions de cartes de membre ; c’est rendre le parti aussi flexible, adaptable, en réseau et attentif que possible.

Cela signifie également qu’il faut créer un niveau élevé de diversité interne. Le parti doit coordonner non seulement un ensemble de forces sociales, mais aussi une variété de différents types de militantisme. Un parti entièrement composé d’intellectuels, de combattants (fighters) ou de n’importe quelle catégorie unique de militants est un parti très limité. Un parti fort est un parti qui est non seulement diversifié, mais qui peut aussi coordonner sans heurts différents efforts, en tirant le meilleur des forces particulières que chacun met sur la table, au lieu de forcer tout le monde dans un moule unique : ceux qui combattent les fascistes dans les rues avec ceux qui mènent des opérations de propagande, ceux qui écrivent la théorie avec ceux qui s’organisent dans les entrepôts d’Amazon, ceux qui planifient les réunions avec ceux qui gèrent les réseaux sociaux et les médias. Mais il trouve aussi des moyens de pousser les gens hors de leur zone de confort, en formant les théoriciens à un certain travail d’organisation, en encourageant les syndicalistes orientés vers l’action à participer à des groupes d’étude. Le parti crée donc une division du travail efficace, mais souple, adaptable et ouverte au changement.

Tout cela signifie que les questions organisationnelles fastidieuses sur des sujets comme les adhésions, la centralisation ou les votes internes qui génèrent des tensions entre individus sont en fait secondaires. Ce n’est qu’après une enquête concrète sur la situation existante, après une réflexion sérieuse sur la meilleure façon de soutenir des luttes spécifiques déjà en cours, qu’un parti peut déterminer s’il doit adopter une certaine configuration structurelle. Décider de ces choses, avant de déterminer ce qui doit être fait exactement, c’est sombrer dans le pire des idéalismes, qui n’a d’égal que le refus de restructurer promptement l’organisation lorsque différentes situations, besoins et tâches se présentent.

Par-dessus tout, considérer le parti comme un articulateur signifie refuser de le traiter comme un moyen de gouverner. La tentation est grande, surtout aujourd’hui, de se concentrer sur les élections, l’adoption de réformes, et un jour la conquête du pouvoir d’État. Cette tentation est parfois soutenue par la conviction que c’est dans l’État que réside le véritable pouvoir, et que ce n’est qu’après avoir conquis le pouvoir d’État que nous pouvons réellement changer les choses.

Mais comme l’a fait remarquer Althusser, le fait que toutes les forces sociales en lutte ont l’État pour enjeu « ne signifie pas du tout que la politique doit être définie par rapport à l’État. De la même manière que Marx a consciemment présenté le Capital comme une « critique de l’économie politique » plutôt que comme une économie politique de substitution, nous devons penser une « critique de la politique » telle qu’elle est imposée par la conception idéologique et la pratique de la bourgeoisie ». 

Ce que cela signifie concrètement, poursuit-il, c’est qu’en ce qui concerne le parti, « il s’agit avant tout de ne pas le réduire aux formes officiellement sanctionnées par l’idéologie bourgeoise : l’État, la représentation populaire, la lutte politique pour la possession du pouvoir d’État, les partis politiques, etc. ». Une fois qu’on entre dans cette logique, qu’on mord dans le fruit alléchant du gouvernement, on est fini. Soit le parti devient l’État, et nous obtenons l’URSS. Soit on descend dans le crétinisme parlementaire et on obtient la triste histoire collaborationniste de la social-démocratie. La seule façon d’éviter ce sort est de refuser le piège de l’État. Au lieu d’un parti de gouvernement, nous devons insister sur l’autonomie du parti par rapport à l’État.

Pour être clair, cela ne signifie pas refuser de s’engager vis-à-vis de l’État. En réalité, puisque les nombreuses institutions qui composent l’État sont toujours déjà traversées par des luttes politiques, comme les conflits qui font rage en ce moment au sujet de l’ouverture des écoles publiques ou du sort de la poste américaine, assumer une position d’extériorité totale reviendrait à passer par pertes et profits les luttes de millions de travailleurs de l’État, ce qu’aucun parti sérieux qui veut jouer le rôle d’articulateur ne peut se permettre de faire.

Cela ne signifie pas non plus rejeter automatiquement toutes les élections partout. Les luttes électorales peuvent galvaniser les gens ou bien populariser des revendications. Une fois en fonction, les élus peuvent agir comme des combattants derrière les lignes ennemies, bloquant les rouages de l’État, libérant des ressources pour les organisations émancipatrices ou supprimant les obstacles qui entravent l’auto-activité des forces sociales en lutte. En d’autres termes, les luttes électorales peuvent être efficaces, mais elles doivent être organisées à des fins spécifiques, le parti doit disposer de mécanismes solides pour tenir ses élus responsables, et le travail électoral doit toujours jouer un rôle secondaire de soutien, entièrement subordonné au travail de construction d’un écosystème organisationnel extra-parlementaire dynamique.

Tel est le sens de l’autonomie du parti : reconnaître que si le parti s’engage dans les luttes qui traversent l’État, en les reliant à celles qui font rage à l’extérieur, le socialisme ne peut jamais être construit dans l’État, mais seulement au-delà de celui-ci. Toutes les sociétés doivent satisfaire des besoins fondamentaux comme la sécurité, l’éducation, l’eau potable ou les secours d’urgence. Pour un ensemble complexe de raisons historiques, l’État a non seulement pris en charge ces tâches essentielles, mais les a monopolisées à un tel point que nous ne pouvons imaginer aucune autre façon de les réaliser. L’État vous fait croire qu’il n’y a pas d’autre moyen de reproduire les conditions de votre vie en dehors de lui. Pris au piège par l’idée de l’État, nous en arrivons à croire, par exemple, que la seule façon possible d’assurer la sécurité des gens est de passer par la police. Si nous supprimons la police, nous nous retrouverons dans le chaos.

L’objectif de la politique socialiste n’est pas de s’emparer de l’État – que ce soit par une insurrection ou des élections – et de le gérer de manière plus efficace. Il est de le décomposer en créant des organisations de contre-pouvoir de masse qui destituent ses fonctions. Il s’agit de trouver de nouveaux moyens d’assurer la sécurité sans la police, de dispenser l’éducation sans le système scolaire public ou de résoudre les conflits sans le système de justice pénale de l’État. Création et destruction vont de pair : en rongeant les appareils d’État comme des termites, ces organes démocratiques élaborent simultanément de nouvelles alternatives de vie. Le socialisme n’est pas seulement une finalité, c’est un processus, une façon de faire de la politique.

Ces organisations de masse extraparlementaires – soviets, conseils, communes, comités d’atelier, sociétés d’entraide, réseaux d’autodéfense, cliniques, syndicats, groupes de base, centres autonomes d’accueil des enfants – sont le produit de forces sociales en lutte. Le parti n’est pas, et ne pourra jamais se substituer à ces organismes. Il ne peut pas non plus simplement souhaiter leur création par un coup de baguette magique. Mais le parti peut aider à les catalyser, à les développer et à les protéger – et surtout, il peut maintenir ces organisations d’opposition ensemble dans une unité plus profonde grâce à sa fonction d’articulation. Le parti n’a pas vocation à gouverner, mais à faciliter l’autonomie du peuple.

En d’autres termes, le parti est un instrument limité. Ce n’est pas un hypnotiseur, contraignant les individus à se rassembler en tant que forces sociales. Ce n’est pas un inventeur, qui fait naître des formes d’organisation entièrement nouvelles d’après sa seule réflexion. Ce n’est pas un professeur omnipotent, qui apporte la conscience aux travailleurs, les aidant à réaliser ce qu’ils sont déjà implicitement. Ce n’est pas une armée qui mène seule la guerre contre l’État. Et surtout, ce n’est pas un organe dirigeant, un gouvernement en puissance.

C’est un type d’organisation spécifique qui est appelée à se mettre en place pour résoudre des problèmes spécifiques basés sur des conditions historiques spécifiques. Comme tous les outils, il peut être très efficace lorsqu’il est utilisé pour son emploi. Mais toute tentative d’en faire plus que cela conduirait au désastre.

Salar Mohandesi

Cet article a initialement été publié sur la revue Viewpoint, qui nous a aimablement autorisé à la traduire.

  1. NDT : L’auteur du texte emploie souvent le terme « socialiste », très en vogue au sein du mouvement radical américain, pour plusieurs raisons. Dans le contexte français, il préférerait le mot de communiste. Nous avons décidé de garder l’emploi du terme socialiste pour éviter les confusions dans la traduction.
  2. Bhaskar Sunkara, « The Exercise of Power »Jacobin, février 2020.
  3. Rodrigo Nunes, « It takes organziers to make a revolution »Viewpoint, novembre 2017.
  4. Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1970 ; Les prairies ordinaires, 2013.
  5. Amilcar Cabral, Unity & Struggle. Speeches & Writings, Monthly Review, 1979.
  6. John Watson, « Black Editor : An Interview »Viewpoint, 2015.
  7. NDT : Ce passage n’est pas sans rappeler la définition maoïste du « travail de masse » : « Dans toute activité pratique de notre Parti, une direction juste doit se fonder sur le principe suivant: partir des masses pour retourner aux masses. Cela signifie qu’il faut recueillir les idées des masses (qui sont dispersées, non systématiques), les concentrer (en idées généralisées et systématisées, après étude), puis aller de nouveau dans les masses pour les diffuser et les expliquer, faire en sorte que les masses les assimilent, y adhèrent fermement et les traduisent en action, et vérifier dans l’action même des masses la justesse de ces idées. Puis, il faut encore une fois concentrer les idées des masses et leurs retransmettre pour qu’elles soient mises résolument en pratique. Et le même processus se poursuivra indéfiniment, ces idées devenant toujours plus justes, plus vivantes et plus riches. » (Mao Zedong, À propos des méthodes de direction, 1er juin 1943)
Partager