Manifestation de l'autonomie 1977

Les éditions Entremonde ont publié ce jeudi la première traduction française de Domination et sabotage – texte d’intervention écrit par Antonio Negri au moment même où l’explosion insurrectionnelle du mouvement de 1977 ébranle les métropoles du Centre-Nord de l’Italie. Alors que les magistrats se serviront de ce texte afin d’incriminer Negri dans le cadre de l’enquête qui déclenche les arrestations du 7 avril 1979, pour « insurrection armée contre les pouvoirs de l’État », le livre est retiré de la vente par son éditeur d’origine et restera introuvable pendant de longues années, alimentant ainsi son aura sulfureuse. La publication présente permet de mesurer à quel point les problématiques mises en avant par Negri sont toujours d’une brûlante actualité. Il pointe en particulier la nécessité d’une articulation permanente entre déstructuration matérielle du système d’une part et déstabilisation politique du régime d’autre part – qui fait écho, par exemple, au va-et-vient expérimenté par les Gilets Jaunes depuis le 17 novembre entre blocages économiques et émeutes urbaines.

Dans le chapitre 9, intitulé « Une quatrième parenthèse (sur le parti) » que nous publions ici dans son intégralité, Negri aborde la question épineuse de l’organisation. Il y affirme que la base du processus révolutionnaire est la dynamique d’autovalorisation par laquelle les prolétaires imposent l’appropriation immédiate de leurs besoins et de la richesse sociale, parvenant ainsi à l’exercice direct d’un « contre-pouvoir de masse ». (Là encore en résonance avec la floraison actuelle de noyaux d’auto-organisation populaire disséminés à travers le territoire). Dans cette hypothèse, le « parti » est une fonction offensive subordonnée qui à la fois protège les espaces conquis par le mouvement et cible les obstacles de l’adversaire entravant son extension. « Pour cette raison, le militant d’aujourd’hui est une figure double – enraciné d’une part dans la pratique de l’autovalorisation et lié, d’autre part, aux fonctions de l’offensive. » C’est l’exigence de cette dialectique difficile entre fonctions de type parti et processus d’autovalorisation, déstabilisation politique et déstructuration économique, attaque et construction, action d’avant-garde et action de masse, qui peut aujourd’hui encore nous inspirer, pour nous qui sommes à la recherche de nouvelles formes d’organisation collective à la hauteur de notre époque.

[Pour une problématisation contemporaine similaire, voir notre traduction du texte d’Oreste Scalzone, « Le débat sur l’organisation post-léniniste pour le communisme » (1978).]

Antonio Negri - Domination et sabotage - [Bonnes feuilles]

Le parti, son concept, la proposition du parti : cela fait-il encore sens pour nous de poser ce problème ? Je suis contraint de formuler la question de manière aussi radicale, car la polémique est elle-même radicale. Beaucoup interprètent le processus d’autovalorisation comme excluant le parti, et maintiennent que l’enjeu de la déstructuration se rapporte très précisément au concept de parti. Tout ce qui est institutionnel est un attribut du pouvoir de l’ennemi. Le prolétariat ne peut exister que comme mouvement, comme projet antagonique. L’histoire des partis socialistes nous hante tel un cauchemar. Il semble qu’il y ait une relation nécessaire entre l’institutionnalisation et le réformisme d’une part, la destruction de l’indépendance du prolétariat, sa trahison, d’autre part. Le parti est du travail mort, il est nécessairement la négation du refus du travail, la tentative de rétablir une métrique laborieuse de l’action ouvrière. Dans le parti traditionnel, les besoins et les désirs du prolétariat sont subordonnés de façon sadique à l’unité et à la généralité supposée (mais toujours mystifiée) du programme. L’intériorisation de cette nécessité est pur masochisme. La délégation des besoins à la généralité est personnifiée dans le culte du leadership : à travers le formalisme de sa structure, le parti exproprie le prolétariat de sa force d’invention. Le parti, du fait de la nécessité imposée par la généralité de son propre projet, apparaît ou bien comme un agent de médiation impuissant, ou bien comme une avant-garde, sans doute puissante, mais arrogante et prévaricatrice vis-à-vis du mouvement de masse. La structure actuelle de la forme-État est telle que l’émergence institutionnelle du parti permet à l’État de poser une alternative effective (un chantage) entre la destruction des aspects insubordonnés et les effets ordonnateurs de l’émergence du parti.

Nul besoin d’être anarchiste pour admettre qu’il y a beaucoup de vrai dans cette série d’accusations – particulièrement à la lumière d’une histoire quasi ininterrompue de trahisons socialistes. Mais cela n’altère pas le fait que dans ma conscience et ma pratique de révolutionnaire, je ne sais pas comment évacuer le problème du parti. Il se peut qu’en réalité le problème se pose en d’autres termes – par exemple, le problème de l’organisation ; le problème collectif de l’articulation entre moyens et fins, stratégie et objectifs, participation de masse et action d’avant-garde, organisation et circulation de l’information. Cependant, toute mon existence politique est tissée de ces problèmes. Ces problèmes sont la forme inévitable et nécessaire dans laquelle la volonté subversive émergente trouve une signification. En d’autres termes, je ne nie aucune des contradictions que j’ai listées, mais ne peux accepter que ces contradictions annulent tout simplement le problème. La substance du problème se révèle pour moi, par conséquent, comme contradictoire, mais néanmoins existante. Le problème du parti aujourd’hui est l’effectivité d’une contradiction réelle.

Mais en disant cela, je n’ai pas dit grande chose. Je pourrais démontrer que des contradictions similaires existent aussi dans d’autres champs d’expérience. C’est la même contradiction que l’on trouve entre le personnel et le politique, entre l’autovalorisation et la déstructuration, entre la déstructuration et la déstabilisation. Dans tous ces cas, des degrés relatifs mais déterminés d’activité s’opposent à des degrés relatifs mais déterminés d’extériorisation, d’institutionnalisation, d’aliénation. Bien sûr, dans ces champs, je peux aussi identifier des solutions spécifiques aux contradictions. Alors, existe-t-il un terrain « spécifique » de la contradiction inhérente à l’expérience « parti » ? Je ne le crois pas. Je crois que la spécificité de la contradiction « parti » réside dans sa non-résolvabilité, et que le parti consiste précisément dans la persistance de la contradiction. Mais pourquoi ?

Afin de considérer le problème en termes généraux, nous avons besoin de distinguer différents niveaux. Sur le premier niveau, je dois envisager le concept de parti en rapport avec une série d’autres champs d’expérience que m’offre la lutte révolutionnaire. Si je réussis à démontrer une fonction spécifique pour le parti dans ces champs, je devrais alors être capable d’envisager en termes plus déterminés le degré de contradiction historique que cette fonction spécifique présente.
La caractéristique fondamentale du développement révolutionnaire du prolétariat est le processus d’autovalorisation prolétarienne. C’est un processus matériel, fondé sur l’appropriation directe de la richesse et du pouvoir, le développement de besoins et de désirs radicaux, et l’accompagnement – toujours plus indépendant et autonome – des transformations de la composition de classe. Sans doute, dans ce cadre, le parti n’est pas résoluble : il n’est pas un élément immédiat du processus d’autovalorisation. Mais ceci dit, un nouvel ordre de problèmes fait son apparition : le processus d’autovalorisation est l’opposé de la forme-État ; il est – quoiqu’en dehors de tout critère homologique – une faculté de déstructuration et de déstabilisation permanente du pouvoir de l’ennemi. Cela ne décrit toutefois qu’une forme extrêmement générale du rapport. Nous avons vu comment cette forme générale est déterminée du point de vue capitaliste : l’indifférence du commandement capitaliste s’articule dans la restructuration, dans les mécanismes hiérarchiques du revenu politique, dans la fonction de plus en plus terroriste du commandement. Comment cette forme générale est-elle déterminée du point de vue de l’autovalorisation ouvrière ? La réponse ne peut se donner que de l’intérieur de la logique de la séparation : le parti est une fonction de la force prolétarienne, conçu comme un garant du processus d’autovalorisation. Le parti est l’armée qui défend les frontières de l’indépendance prolétarienne. Et il ne doit naturellement pas, il ne peut pas s’immiscer dans la gestion interne de l’autovalorisation. Le parti n’est pas un contre-pouvoir direct, radical, ancré dans la matérialité de l’autovalorisation. Il est une fonction de pouvoir, mais séparée, parfois contradictoire avec le processus d’autovalorisation. Si les plaisanteries étaient permises, je pourrais dire que le parti est un ordre religieux combattant, et non la totalité ecclésiastique du processus. Le parti est une fonction du commandement que le prolétariat exerce contre ses ennemis. Je ne vois pas de contradiction dans le fait qu’à l’intérieur de la dictature du prolétariat, il pourrait y avoir d’autres fonctions pour le parti : en fait, je crois que ces multiples fonctions peuvent exister – mais seulement à partir de la dictature du prolétariat (ainsi qu’à partir, bien sûr, de ce commandement prolétarien qui est unifié au cours du processus révolutionnaire). Le commandement réside dans le contre-pouvoir de masse du prolétariat, dans l’organisation des processus d’autovalorisation : le parti en est une fonction. La politique de l’autovalorisation commande le parti. La force motrice repose sur les masses organisées dans le processus d’autovalorisation, sur le processus constitutif et constitutionnel de l’autovalorisation prolétarienne.

Ceci dit, il apparaît que la contradiction comme élément spécifique de la définition du parti a été éliminée. Nous avons désormais une situation clairement délimitée : d’un côté, la force du prolétariat organisée dans le processus d’autovalorisation et de l’autre, sa fonction subordonnée. Mais cela reste une situation abstraite.

La réalité concrète réinstalle l’élément de contradiction dans le parti. Aujourd’hui, le parti existe comme un ensemble de fonctions inextricables – défense et attaque, contre-pouvoir. Dans le terme « contre-pouvoir » nous avons la représentation la plus précise de la situation contradictoire que nous expérimentons. Car ce terme, tandis qu’il exalte le processus d’autovalorisation dans son efficacité victorieuse, confond en même temps toutes ses fonctions dans le caractère transitoire et précaire du processus. Pour cette raison, le militant d’aujourd’hui est une figure double – enraciné d’une part dans la pratique de l’autovalorisation et lié, d’autre part, aux fonctions de l’offensive. De cette situation émerge une superposition (parfois tragique) de niveaux, l’explosion de violentes contradictions. Mais cependant cette contradiction est vitale et c’est seulement en la suivant jusqu’au bout avec soin, avec toute la clarté dont nous sommes capables, que nous pourrons la résoudre. En suivant cette contradiction avec clarté, nous pouvons imposer, à travers la critique et l’autocritique, les déterminations distinctes qui marquent d’une part l’émergence du pouvoir d’autovalorisation du prolétariat et d’autre part ses fonctions « de type parti ».

Tout cela est inscrit dans la matérialité du processus révolutionnaire. Il n’y a pas un seul de ses aspects qui ne révèle la double nature des fonctions en question. (Mais notez bien : de tout ce qui a été dit jusqu’ici, il doit être clair que lorsque nous faisons référence à la « dualité des fonctions » nécessaires, nous voulons dire, en termes absolus et inaliénables, que l’autogouvernement des masses, dans l’autovalorisation, doit prévaloir sur toute autre fonction subordonnée, aussi importante soit-elle). Par rapport à la détermination de la composition de classe, nous nous trouvons en fait à l’intérieur de la division entre travail directement productif et travail indirectement productif : n’était l’insistance du pouvoir capitaliste sur cette division, y aurait-il eu besoin d’une fonction spéciale (de parti) pour soutenir les processus de recomposition ? Mais d’autre part, est-il possible de nier la contradiction relative de cette fonction, au regard des processus d’autovalorisation dans leur immédiateté ? Ceux qui s’emplissent la bouche – et le cœur – des mythes du passé appellent cette fonction « centrale ». Nous savons qu’elle est « transitoire », et acceptons avec une détermination matérialiste cette contradiction, de même que nous acceptons de vivre cette contradiction dans le processus révolutionnaire. Nous savons que cette contradiction est complexe. Nous la vaincrons, sans doute. Nous la dépasserons, et il n’y en aura pas pour très longtemps. Désormais, ce problème revêt à vrai dire un intérêt central pour les révolutionnaires, et sa solution matérielle réside dans la composition de classe. Concevoir le processus révolutionnaire comme plein de cette contradiction nous permet d’entrevoir une solution qui, même en termes extrêmement déterminés, est imminente – une proposition pour la constitution de la dictature du prolétariat. Nous y reviendrons plus loin.

Approfondissons pour l’instant notre perception de cette nécessaire contradiction. Elle se révèle lorsque nous analysons les processus de recomposition prolétarienne. Elle se révèle avec plus de force encore lorsque nous pénétrons plus avant dans la question du programme. Prenons le lien entre la recomposition prolétarienne et l’attaque sur le terrain de la dépense publique, brisant sur le terrain social la pratique du salaire comme revenu différentiel que le capital impose – comment ce passage est-il pensable, comment est-il possible, sinon à travers une pratique d’anticipation offensive du capital, d’échéances générales, et par conséquent de défense des niveaux de contre-pouvoir conquis ? Même ici nous notons un écart entre les fonctions politiques du prolétariat, qui peut facilement devenir une contradiction. Mais c’est une contradiction nécessaire – comme celle posée entre le besoin d’une réduction drastique de la journée de travail et l’obligation pour tous de travailler ; comme celle qui émerge entre la mesure de la transformation sociale et la libération de la force d’invention du prolétariat ; comme celle entre un long et constant processus de déstructuration de l’ennemi, et l’action qui déstabilise son initiative. Une contradiction que nous devons vivre et contrôler à l’intérieur du développement général du processus d’autovalorisation prolétarienne.

En outre, nous ne pouvons imaginer que la conquête du pouvoir, l’installation du pouvoir prolétarien, va résoudre d’un coup toutes ces contradictions. Tous les premiers décrets doivent viser à rendre irréversible la conquête du pouvoir, mais en même temps, à l’unisson, ils doivent viser à détruire la réalité du pouvoir en tant que revers de la forme-État capitaliste. En d’autres termes, le renverser véritablement – non pas nominalement, mais substantiellement. En d’autres termes encore, le pouvoir doit être dissous dans un réseau de pouvoirs, et l’indépendance de la classe doit être construite par l’autonomie de mouvements révolutionnaires singuliers. Seul un réseau diffus de pouvoirs peut organiser la démocratie révolutionnaire ; seul un réseau diffus de pouvoirs peut permettre l’ouverture d’une dialectique de recomposition qui réduit le parti à une armée révolutionnaire, à un inébranlable exécutant de la volonté prolétarienne.

Le processus révolutionnaire de l’autovalorisation possède une qualité principale, méthodiquement affirmée : il ne s’étend pas abstraitement mais ramène à soi, concrètement, toute la diversité de contenus et de fonctions du prolétariat. Nous ne pouvons envisager la société communiste autrement que comme une société qui détruira toutes les séparations de fonction et de contenu, toute projection transcendantale du processus de sa propre unité, et qui s’éprouve donc comme entièrement compacte à l’intérieur de ce processus. Cette unité est une production de moments de pouvoir qui sont pluralistes (si ce mot n’est pas définitivement souillé par son usage social-démocrate) ; c’est le commandement prolétarien sur la synthèse des contenus autonomes et des différentes fonctions du mouvement. C’est un corps d’animal vivant au sein duquel les différents contenus et fonctions sont unifiés. Réapproprions-nous cette image, si digne de la classe ouvrière ; arrachons-la à l’iconographie de l’État bourgeois – car ce sont les termes dans lesquels les théoriciens de l’État bourgeois se sont toujours exprimés pour déstructurer le prolétariat (quand ils en avaient encore la force).

Un animal vivant, féroce avec ses ennemis, sauvage dans la protection de soi-même et de ses passions – c’est ainsi que nous prévoyons la constitution de la dictature communiste. L’ordre des fonctions et des contenus ne peut être établi que sur la base de la vitalité de la bête prolétarienne, sur l’unité de sa diversité. Mais aujourd’hui nous sommes toujours à l’intérieur d’une contradiction ouverte, et nous ne devons jamais l’oublier, en particulier lorsque la question se repose au niveau personnel, sur le terrain de la pure subjectivité. Ici les contradictions se révèlent avec une tension que seule peut résoudre la participation immédiate au processus d’autovalorisation. Ce n’est pas au parti de rencontrer ou de se confronter avec le subjectif, avec le personnel : c’est au mouvement dans sa plus intense acception. À ce stade je dois m’inclure moi-même dans la contradiction. Dire que vivre cette contradiction entraîne beaucoup de souffrances revient seulement à dire la vérité. Bien – mais est-ce supportable ? Oui, si tu mets l’autonomie du mouvement prolétarien au-dessus (et à l’occasion contre) le parti. Oui, si à chaque fois tu as la force d’identifier le processus d’autovalorisation prolétarienne dans son intensité et sa profondeur toujours victorieuse. Comme l’écrivait Rimbaud en Mai 1871 :

« Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères

Paris ! Quand tu reçus tant de coups de couteau,

Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires

Un peu de la bonté du fauve renouveau. »

Voilà le chemin qui nous permet de maîtriser la contradiction et ses coups de couteau : il réside entièrement dans notre adhésion à cette expérience de renouvellement sauvage. Cela est la fondation prolétarienne qui transforme la contradiction en base pour un saut en avant, qui transforme l’organisation en arme puissante, construite par notre force collective, consciente en même temps de son caractère instrumental et de son rôle fondamental.

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