Andy Merrifield - Métromarxisme, un conte marxiste de la ville - [BONNES FEUILLES]

Capture d'écran du clip "PPP" de Triplego

Le mouvement des Gilets Jaunes a remis sur le devant de la scène la question du territoire, en mettant l’accent sur les zones péri-urbaines délaissées puis en portant le conflit au cœur des métropoles capitalistes et notamment de Paris. Il nous a donc semblé judicieux de publier l’introduction de Métromarxisme, Un conte marxiste de la ville d’Andy Merrifield qui paraît ces jours-ci chez les camarades d’Entremonde. Partant du constat que les révolutionnaires marxistes ont eu tendance à se méfier des villes forgées par le capitalisme et des urbanistes, il retrace néanmoins l’existence d’une tradition marxiste féconde qui a su s’emparer de la question des rapports entre villes et campagnes et distinguer, sous les aspects réactionnaires des métropoles modernes, quelques-unes des potentialités latentes offertes par ces villes pour une perspective révolutionnaire. Le travail de Merrifield sera précieux pour tous ceux, Gilets Jaunes et militants révolutionnaires, qui ont à cœur d’inscrire le conflit au cœur du pouvoir moderne, à l’intérieur de la métropole et contre elle.

Envisager la ville du point de vue marxiste ou le marxisme du point de vue d’un urbaniste ne va pas de soi. Ce faisant, les urbanistes marxistes estiment qu’on risque de courir deux lièvres à la fois ou ne plus savoir sur quel pied danser. Cet ouvrage cherche donc à réconcilier les imaginaires politiques et intellectuels du marxisme et de l’urbanisme. Je souhaite que ce livre vienne affermir la théorie marxiste (pour la remettre sur pieds), tout en contribuant à une critique de la ville, telle que la plupart d’entre nous la connaissent aujourd’hui, pour en être des habitants : la ville capitaliste. En tout état de cause, il n’est pas évident de réconcilier marxisme et urbanisme. Mes propres lacunes intellectuelles, aussi évidentes qu’elles puissent être, ne peuvent être tenues pour seules responsables des problèmes que j’ai pu rencontrer. La liaison tumultueuse qu’ont entretenue marxisme et urbanisme dans l’histoire est tout autant en cause. Il faut aussi dire que l’urbanisme, discipline et pratique scientifique sociale assez diverse, a de son côté porté un regard assez suspicieux sur le marxisme. Il est surprenant de constater que les penseurs que j’ai réunis ici, servant de base à chacun des chapitres et sur lesquels je livre quelques impressions, ont tous, à leur façon, fait face aux mêmes écueils : leur urbanisme a été dénoncé pour ses tonalités marxistes, ou leur marxisme a été « officiellement » rejeté (ou ignoré) pour ses connotations urbaines (et spatiales). Pour moi, c’est précisément cette hétérodoxie qui fait de chacun d’entre eux non seulement un meilleur urbaniste, mais aussi un marxiste plus fécond.

Dans une certaine mesure, on peut dire que nos grands patriarches, Karl Marx et Friedrich Engels, sont responsables des noces difficiles entre le marxisme et la ville. Après tout, aucun de ces deux hommes ne s’est réellement confronté à « l’urbanité », n’a réellement pensé la ville comme partie prenante des « lois du mouvement » du mode de production capitaliste. La ville était bien entendu présente dans leurs volumineux écrits, et Engels a rédigé plusieurs essais qu’on peut qualifier d’« urbanistiques », puisqu’il s’est penché sur le problème de la « grande ville » (et du logement) dans le développement d’ensemble du capitalisme industriel. Mais l’urbanisme s’y trouve relégué à l’arrière-plan et n’occupe jamais le devant de la scène : il sert plus de décor que de protagoniste. Pour compliquer encore les choses, les différents régimes et mouvements prétendument « marxistes » qui se sont succédé au xxe siècle, ne se sont pas montrés des plus tendres avec la ville ou avec les penseurs de l’urbanité (c’est peut-être avec plus d’intuition que d’ironie que Marx déclara un jour à un socialiste français : « ce qui est sûr, c’est que moi je ne suis pas marxiste ! »).

À ce propos, il faut dire que les insurrections marxistes recèlent dans leurs placards quelques cadavres antiurbains. La ville y est tour à tour représentée comme un lieu de corruption, un enfer où règne Mammon, y est comparée à Sodome et Gomorrhe, un monde où tout devient mauvais, bestial et brutal. Il fallait liquider la ville, lui donner une bonne leçon, la « débourgeoiser ». Elle pervertissait le véritable marxisme, ternissant l’« aura » de l’authentique pratique marxiste.

Ces idées ont laissé une marque plus ou moins indélébile sur le socialisme tel qu’il existe réellement (ou qu’il a réellement existé). La révolution chinoise de 1949 avait au départ une base paysanne et se concentra par la suite plutôt dans les petites villes que dans les grandes. Il en fut de même pour la révolution cubaine : La Havane fut longtemps perçue comme la base du pouvoir corrompu et de l’oppression de Batista. Les sandinistes de Daniel Ortega voyaient du même mauvais œil Managua, la capitale du Nicaragua, en 1979. Pol Pot manifesta une aversion pour la capitale du Cambodge, Phnom Penh. L’antiurbanisme des bolcheviques était quant à lui plus complexe. Leur révolte avait sans conteste une assise urbaine, alors que dans leur conception du socialisme il s’agissait quasiment de transformer des villes entières en usines géantes, en moyens de production titanesques alimentant les plans quinquennaux. À ce jeu-là, la bonne vieille Saint-Pétersbourg s’en tira plutôt mal. Pointée du doigt par Moscou comme « fenêtre de l’Occident » et refuge de traditions tsaristes passéistes, elle fut victime des apparatchiks du parti. Ils méprisaient son cosmopolitisme citadin, redoutaient ce qui s’en dégageait et la trouvaient décadente (c’est-à-dire bourgeoise). Par conséquent, ils étouffèrent, explicitement et implicitement, une grande part de la grandeur des villes et de la vitalité de leur urbanisme.

Plus tard, dans ce classique de l’insurrection qu’est Révolution dans la révolution ?, Régis Debray déchaîne son antiurbanisme au nom du marxisme militant, mais de façon surprenante, notamment en renversant la logique révolutionnaire de Marx et Engels. Voulu comme un manuel de la pensée de Fidel Castro et Che Guevara, l’ouvrage de Debray visait à « révolutionner » la pratique révolutionnaire elle-même en soufflant sur les braises radicales, affirmant que le marxisme devait se pratiquer comme une guérilla, une offensive sur les villes lancée depuis la campagne, et non le contraire. Pour se permettre de tels jugements, Debray avançait un pedigree impeccable : il avait étudié à l’École normale supérieure avec Louis Althusser, fait le coup de feu avec Fidel Castro et Che Guevara dans la jungle, et avait passé des heures difficiles dans une geôle bolivienne, dans l’attente du peloton d’exécution (il survécut : dans les années 1980, Debray entra au gouvernement de François Mitterrand et il a depuis lors continuellement glissé vers la droite). Pour Debray, dans le contexte sud-américain, la ville représentait surtout un frein à l’élan révolutionnaire. Elle était la « tête » vide, largement incompétente, sourde aux misères de la guérilla rurale et de la vie paysanne. L’arrière-pays rural, la jungle montagneuse constituaient le vrai « poing armé » du front de libération. Le radicalisme corrompu de la ville rendait les camarades marxistes timorés, consuméristes, bourgeois malgré eux. « La jungle des villes n’est pas si sauvage », écrivait Debray. « Les hommes s’étranglent pour y être reconnus comme des bêtes supérieures, on ne combat déjà plus pour ne pas y mourir1

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Le Che, au centre, et Debray (Danton) à gauche dans la jungle bolivienne.

Debray méprise le type de l’intellectuel marxiste new-yorkais, aux manières citadines, qu’il qualifie de « bourgeois », de « naïf », « sinistre » et « ridicule ». Il a, comme les intellectuels urbains en général, le vice de l’abstraction et de la théorie, les faiblesses des « contemplatifs ». « Comme nous l’avons vu, la montagne prolétarise bourgeois et paysans, la ville peut embourgeoiser même les prolétaires2. » Les commandants de la guérilla devaient tout de même « descendre à la ville » de temps à autre. Après tout, la ville était la capitale de la vie politique et économique, le centre du prolétariat industriel, des usines, des syndicats et des universités. Les dirigeants de la guérilla devaient diffuser le discours révolutionnaire, rendre compte de leurs tactiques et de leurs manœuvres. Mais ils ne pouvaient s’y attarder trop longtemps, sous peine de récupération, ou pire, d’être arrêtés et assassinés. Debray rapporte ainsi les dires de Castro : « La ville est un cimetière de révolutionnaires et de ressources3. » Selon Debray, la révolution cubaine aurait dépéri si elle ne s’était appuyée que sur sa base ouvrière urbaine : « C’est ainsi qu’il revint à la Sierra de sauver la révolution mise en péril par la plaine4. »

De telles divergences, de tels écarts entre forces rurales et citadines ont été au centre des préoccupations d’Antonio Gramsci, un des marxistes les plus brillants et parmi ceux qui ont le plus souffert. Condamné à une lente agonie dans une prison fasciste durant les années 1930, une détention censée « empêcher [son] cerveau de fonctionner pendant vingt ans », Gramsci rédigea 2 848 pages de notes manuscrites qui furent sorties clandestinement de prison et publiées après sa mort en 1937 sous le titre de Cahiers de prison. Si Debray était un philosophe parisien en quête de rédemption dans la jungle de l’Amérique latine, Gramsci était lui un garçon de la campagne sarde qui participa à la fondation du Parti communiste italien à Turin. Il consacra sa « praxis » marxiste, bien plus subtile et habile, à résoudre la dichotomie ville/campagne, afin d’intégrer à la fois les revendications des ouvriers d’usine des villes du nord et celles des paysans du sud. Pour Gramsci, les oppositions géographiques entre urbains et ruraux avaient tendance à occulter les questions de classe plus fondamentales et l’un des principaux problèmes était alors celui de l’organisation. Dans le sud, les forces urbaines étaient subordonnées aux forces rurales et la ville soumise à la campagne. Dans le Mezzogiorno, la campagne était moins progressiste que la ville, mais l’urbanisme méridional, à la différence de son homologue septentrional, n’était pas forcément industriel. La culture et l’histoire de Naples différaient de celles de Turin et Milan. Et pourtant, étant donné la place occupée par l’industrie du nord et l’influence plus importante dont y jouissaient ouvriers d’usine et syndicats, il leur fallait convaincre les classes ouvrières du sud, rurales comme urbaines, qu’ils étaient bien tous « frères ».

En d’autres termes, le schisme ville/campagne est généralement bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. En fait, disait Gramsci, « les rapports entre population urbaine et population rurale ne sont pas réductibles à un schéma unique ». Il ajoute : « C’est pourquoi il faut établir ce qu’on entend par “urbain” et par “rural” dans la civilisation moderne, et quelles combinaisons peuvent résulter de la permanence de formes archaïques et rétrogrades dans la composition générale de la population, celle-ci étant étudiée du point de vue de sa plus ou moins grande concentration. Parfois il arrive paradoxalement qu’un type rural soit plus avancé qu’un type soi-disant urbain5. » Gramsci assigne aux « intellectuels organiques » la tâche de démêler les composantes de ce paradoxe et d’assurer une sorte de fonction d’éducateurs, d’organisation et de direction. Ce sont eux, pense-t-il, étant à l’écoute des passions fondamentales du « peuple », qui en deviennent les « persuadeurs permanents 6», participants actifs de la vie pratique, critiquant et explicitant le mouvement de l’histoire et les intérêts propres à la classe ouvrière au sein de celui-ci. En Italie, comme ailleurs, les intellectuels organiques devaient s’engager dans l’élaboration d’une « volonté collective nationale-populaire », mobilisant tout autant le prolétariat d’usine que les fermiers paysans, qui devaient, d’une façon ou d’une autre, faire « irruption dans la vie politique7».

Gramsci établit une distinction majeure entre intellectuels « organiques » et « traditionnels ». Ces derniers, selon lui, montrent une tendance à la conciliation : professionnels, bureaucrates, technocrates et « experts », des gens qui contribuent au statu quo, volontairement ou non. Ce peuvent être, par exemple, des avocats, des notaires, des enseignants, des prêtres et des docteurs. Bien entendu, les études urbanistiques ont leur lot d’intellectuels traditionnels, mandarins de leurs disciplines respectives et membres des corps professionnels, éditeurs de revues universitaires, sociologues, planificateurs, géographes et architectes. Indubitablement, cette sorte d’intellectuels a contribué à ostraciser le marxisme. Il est vrai que la mauvaise réputation de la ville dans le marxisme n’est rien en regard du traitement infligé au marxisme dans les études d’urbanisme. On peut même dire que les cerbères de l’urbanisme ont voulu faire d’une pierre deux coups : leur aversion pour le marxisme se double d’une aversion au moins égale pour la ville elle-même. À ce titre, l’influence de la soi-disant « école » de sociologie urbaine de Chicago, depuis longtemps empreinte d’antiurbanisme, est toujours vivace. Son étude « scientifique » de la ville, initiée tout d’abord au tournant du siècle par Robert Park, puis relayée par Roderick McKenzie et Ernest Burgess vingt ans plus tard, s’inscrit dans la perspective d’une « écologie humaine » qui observe le comportement des hommes à travers une lorgnette darwiniste et a empoisonné des générations d’étudiants en urbanisme.

Pour les théoriciens de l’École de Chicago, la ville est un cancer, un lieu de décomposition, où les groupes « naturels », comme les familles, subissent des tensions qui les déchirent. Pour eux, la ville détruit les communautés, nourrit l’aliénation, incite à la déviance, à la délinquance et aux comportements pathologiques. Loin de renforcer la vie sociale, la ville est l’endroit où la société se désintègre. « Si la ville est le monde que les hommes ont créé », écrit Park dans Human Communities, « c’est le monde dans lequel ils se sont dès lors condamnés à vivre8.» Plus tard, au cours du xxe siècle, les émules de l’École de Chicago ont persisté à reprendre ces antiennes antiurbaines. Même les analystes de la cité les plus talentueux, les plus intelligents, tel Lewis Mumford, se laissaient aller à regretter les villes d’autrefois, avec ce côté face-à-face brutal qui faisait la vertu des cités grecques et médiévales. Quand Mumford contempla la métropole géante moderne, tout ce qu’il vit fut une « nécropole ». Selon lui, la ville moderne devait être liquidée, elle nécessitait une chirurgie radicale, démembrée pour être réduite à une taille « normale », décentralisée, et réordonnée.

Ceci étant, si l’urbanisme critique s’est montré antiurbain, l’urbanisme non-critique n’a daigné se soucier que de ce qui était mesurable ou quantifiable. Son intérêt se portait (et c’est toujours le cas) sur la « cité en dur », la cité qui peut être « cartographiée » ou « modélisée », représentée par sa chorologie. Ce qui est en fait constitué de quatre dimensions se trouve alors ramené à une surface aplatie, à un plan « détexturé », ignorant des processus sous-jacents et des rapports sociaux. De telles représentations avaient (ou ont) bien du mal à intégrer le conflit et la contradiction, même si (ou particulièrement depuis que ?) les ordinateurs sont devenus de plus en plus sophistiqués. En réaction à cette « révolution quantitative », on a assisté au retour pur et simple du paradigme volontariste dans différentes disciplines traitant des questions spatiales, à l’exemple du béhavioralisme. Elles se concentrèrent sur la conscience et le comportement individuels, donnant un tour nouveau à la psychologie sociale et à la phénoménologie. Elles restèrent cependant invariablement sourdes aux contraintes structurelles, à ces forces et institutions politiques et économiques qui délimitent l’action individuelle. Quand le marxisme fit irruption sur la scène (ou rentra d’exil), à la fin des années 1960, en Europe comme aux États-Unis, tout cela changea. Certains secteurs de la géographie, de la sociologie et de l’urbanisme connurent une radicalisation et une intellectualisation spectaculaires, donnant un second souffle aux sujets positivistes d’autrefois, les gratifiant d’un intérêt et d’une pertinence sociale qu’ils n’avaient jamais connus. Pendant un moment, une large partie du meilleur urbanisme fut produit par des marxistes, et le meilleur marxisme par des urbanistes. Certains des marxistes que j’évoque dans cet ouvrage le confirment : ces gens-là entrèrent dans l’âge adulte pendant une période de révolte enivrante, prenant part aux luttes anti-impérialistes et aux combats pour les droits civiques. Ils furent les soixante-huitards des rues parisiennes, connurent les be-ins et autres happenings, les hippies et les yippies, les militants du SDS et les situationnistes.

Parc des princes
(c) Agence Roger Taillibert

Non seulement ces penseurs, et d’autres évoqués au cours de ce livre, ne se cachent pas d’être promarxistes, mais aussi clairement prourbains, ce qui les rend sympathiques. Ils dénoncent la profusion d’injustice à laquelle on assiste dans les villes capitalistes, tout en défendant les vertus et les potentialités latentes que recèle la vie citadine. Loin de les craindre ou de s’en tenir éloignés, ils plongent au cœur des paradoxes de la vie urbaine moderne, et cherchent à élaborer de nouvelles façons, collectives ou individuelles, de vivre cette vie, cet intermède contradictoire au cours duquel deux âmes se partagent le sein de tout marxiste. Chacun est extrêmement familier, à sa façon, avec la dialectique métropolitaine, sait comment elle délimite la ville, façonne son fonctionnement, et détermine toute analyse qui en est faite. C’est une dialectique à l’écoute des ombres urbaines, consciente que la vie de nombreux citadins pauvres se déroule dans la caverne de Platon, qu’elle est sombre et effrayante, marquée par l’indigence et la difficulté. Elle sait que cette vie se passe à observer les ombres, enchainée à un boulet, une vie emplie de « soupirs, plaintes, cris désespérés9», hantée par la panique, la crainte, la terreur, les fantômes et les monstres, les forces sinistres évoquées par Goya avec ses « peintures noires », dans lesquelles Saturne dévore ses enfants. D’un autre côté, cette même dialectique pose simultanément l’existence, en dehors de la caverne, d’une lumière si brillante, de fait, qu’elle nous aveugle, dont la brillance nous fait mal aux yeux. Cette lueur de l’urbain est la promesse d’une liberté immense. Elle annonce les magasins éblouissants emplis de marchandises et de services, elle provient de l’enseigne des théâtres, restaurants, cinémas et boîtes de nuit qui satisfont tous les désirs et exaucent tous les fantasmes. Les métromarxistes que je présente ici savent donc, comme Marx lui-même le savait, combien les bonnes choses dans le capitalisme sont inextricablement liées aux mauvaises et que la bonne vie possède la sale manie de se changer en mauvaise vie. Ils savent ce que Marx voulait dire en affirmant que « chaque chose paraît grosse de son contraire10». Mais ils savent aussi, comme Marx, que les mauvaises choses recèlent en germe les bonnes et qu’il en va de même, donc, pour le processus urbain capitaliste. Chacun formule à sa façon une critique tranchée, mais tous, de la même façon, exposent un côté positif de la vie urbaine, préservant une dualité contradictoire au sein d’une unité qui ne l’est pas, saisissant un drame matériel dual dans une conscience singulière. En conséquence, Métromarxisme approfondira cette dialectique, qui est à la fois interne et externe. C’est avant tout un livre sur cette dialectique, sur la ville dialectique et sur la pensée dialectique urbaine.

À ce stade, on pourrait se demander si, en basant chaque chapitre sur un individu en particulier, on ne retombe pas sur la thèse des « grands hommes », généralement condamnée par Marx (et les marxistes). Que dire de la fameuse phrase liminaire du 18 Brumaire de Louis Bonaparte ? Marx écrit : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé11.» Manifestement, Marx n’était pas partisan du culte de la personnalité, un moyen d’action particulièrement individuel, surtout en matière de transformations historiques. Moi non plus, d’ailleurs. On peut, ou pas, dire de Marx et Engels, Walter Benjamin, Henri Lefebvre, Guy Debord, Manuel Castells, David Harvey et Marshall Berman que ce sont de grands hommes. Je soutiens quant à moi que leurs œuvres ont été bâties, et continuent de l’être, non pas de manière solitaire, dans des élans de grandeur individuelle, mais selon des circonstances transmises et héritées du passé. L’élaboration de leurs savoirs et de leurs points de vue personnels s’est faite suivant un processus cumulatif, avec d’autres et grâce à leur aide, non sous les espèces d’une révélation intellectuelle.

Précisons qu’au cours du xxe siècle, ce processus d’enrichissement mutuel entre marxisme et urbanisme s’est produit suivant des lignes de front intellectuelles qui, bien souvent, ne furent pas du tout la chasse gardée des hommes. De fait, ce sont des femmes qui en ont été les protagonistes les plus sagaces. Il suffit de penser à la remarquable Rosa Luxembourg, dont l’ouvrage de 1913, L’Accumulation du capital, figure parmi les plus importantes publications de la seconde vague marxiste. Et aussi à Jane Jacobs, dont le livre de 1961, Déclin et survie des grandes villes américaines12, est probablement le plus important jamais écrit à propos de la vie moderne. Aucune de ces deux femmes n’hésitait à formuler de la métathéorie, aucune ne craignait d’avancer une théorie qui s’efforcerait de dire de grandes choses sur un grand sujet, une théorie associant globalement histoire et société, vie et ville, même si à l’origine de cette globalité on ne trouvait modestement que la marchandise ou le bon vieux pâté de maisons. Si l’on va cependant au bout du raisonnement, que l’on cherche une femme qui aurait allié marxisme et urbanisme pour produire une force singulière, considérable, il faudra certainement chercher longtemps. Et même ainsi, on fera chou blanc.

C’est pour cette raison que Métromarxisme plonge dans l’histoire, toujours en train de s’écrire, d’idées marxistes qui ont été essentiellement formulées par des hommes. Il s’agit là moins d’un choix que du fruit des circonstances historiques. Pour montrer comment et pourquoi certaines positions du marxisme sont apparues à certains moments et à certains endroits, le livre traverse ainsi le temps et l’espace, la culture et la société, les drames de la vie et les morts tragiques. Il montre comment certaines idées ont émergé, quelles en étaient les tendances urbanistiques, et il se demande comment on peut aujourd’hui les utiliser afin de comprendre notre urbanisme contemporain et celui de demain. C’est une histoire racontée par des hommes, mais c’est un scénario qui nous concerne tous. C’est un dialogue qui se présente sciemment sous les dehors du manuel scolaire, mais qui conserve une certaine fougue politique. Il est certain que Métromarxisme a des prétentions progressistes : il vise à être instructif sur un plan pédagogique, tout en prétendant avoir une certaine importance politique, à une époque où les deux font cruellement défaut. Il expose la nature dialectique du marxisme urbain et de la métropole capitaliste, examinant comment la ville joue un rôle crucial non seulement pour le capitalisme, mais aussi pour le marxisme. Marx et Engels, il y a bien longtemps, nous rappelèrent que les grandes villes permettent la socialisation des forces productives, mais possèdent aussi des aspects qui leur sont propres, favorables à l’organisation ouvrière et à l’action collective.

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Le texte commencera par quelques remarques à propos de Marx lui-même, avec un rapide aperçu de sa vie et de l’élaboration de sa pensée. Je passerai en revue quelques-unes de ses premières allusions à la ville, à mesure que sa conception matérialiste progressait, et je montrerai comment il utilise la dialectique afin de lire le capitalisme en tant que « totalité concrète ». On retrouvera ici le célèbre concept de Marx, comme dans les interprétations urbaines du marxisme au xxe siècle, à savoir le « fétichisme de la marchandise », que j’évoque en même temps que ses réflexions de jeunesse sur « l’aliénation » (ou « séparation »). Le passage du premier Marx, humaniste, celui de 1844, au Marx plus mûr, politico-économique, de 1867, constitue une pomme de discorde entre marxistes initiés et une ligne de démarcation entre différentes tendances du marxisme urbain. Dans ce chapitre introductif, on trouvera définitions succinctes ainsi qu’un résumé des débats et des idées qui figurent plus avant dans le livre. Ici, et ailleurs dans l’ouvrage, je m’en tiendrai aux sources primaires et donnerai à lire chaque penseur dans ses propres termes, passant à la trappe la pléthore de gloses sur leur travail et sur les études marxistes en général. J’espère de la sorte donner un poids intellectuel à l’ouvrage, mais sans l’excédent de références dérivées, souvent interminables (et parfois stupides).

Il existe peu d’écrits de Marx qui traitent explicitement de la ville. Il s’y frotte à quelques rares occasions, aiguisant pour un temps notre appétit. Mais ce sont des velléités sans lendemain. Il a plutôt laissé à son ami Friedrich Engels le soin de formuler une critique urbaine plus complète (et plus intensive). Ce dernier est l’auteur de deux classiques, La Condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1845, centré sur Manchester, et La Question du logement, en 1853, un essai radical sur la façon dont la bourgeoisie entend « régler » la crise du logement urbain. Dans le deuxième chapitre, j’examine donc le travail d’Engels, montrant comment il introduit accumulation capitaliste et dynamique de classe dans un modèle de développement urbain qui allie les lois de mouvement de l’industrialisation et de l’urbanisation pour la première fois, donnant naissance au marxisme urbain à proprement parler. Et pourtant, Engels comme Marx ne font en réalité qu’entrevoir la métropole. Aucun des deux ne se préoccupe de sa culture et des ambiguïtés de son quotidien, et aucun des deux ne saisit ces ambiguïtés en profondeur. C’est précisément l’épaisseur de cette texture que les marxistes urbains sont venus par la suite démêler, souvent plus subtilement que notre dynamique duo, et souvent plus dialectiquement, quoi qu’avec des concepts hérités du dynamique duo lui-même. Les chapitres suivants progressent suivant un axe chronologique et théorique, montrant comment les penseurs marxistes ont cherché les uns après les autres à étoffer l’aspect urbain du marxisme, tout en enrichissant l’aspect marxiste de l’urbanisme.

Walter Benjamin fut peut-être le plus important et le plus tragique des marxistes urbains du xxe siècle. Son œuvre est un mélange de surréalisme, de mysticisme juif, de Franz Kafka et de critique littéraire, combinés avec Le Capital de Marx et la ville. La dialectique de Benjamin était ouverte, et non fermée ; pessimiste, et non idéaliste ; elle apporta une profondeur nouvelle, celle de la mélancolie et de l’expérience vécue, à la théorie, au politique et à la ville. Benjamin adorait Paris, sa gaieté et ses débordements, et s’immergeait volontiers dans son exubérance cosmopolite. Le marxiste en lui avait pourtant un mouvement de recul face à l’impitoyable économie monétaire de la capitale, devant l’horreur de son matérialisme vulgaire, de ses oppressions et de ses inégalités. Dans le chapitre III, je m’intéresserai à la dialectique de Benjamin, à son esprit déchiré et à sa vie trop brève. Je veux plus particulièrement me plonger dans son magnum opus, inachevé,
Le Livre des passages 13, dans lequel il applique le concept de fétichisme de la marchandise aux passages parisiens, paradigmes des centres commerciaux. Chemin faisant, j’examinerai les relations de Benjamin avec Georg Simmel, Bertolt Brecht, Ernst Bloch et Theodor Adorno, sa découverte de l’ouvrage de Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, ses excursions solitaires de fumeur de haschich à Marseille, son enfance berlinoise, et sa vénération pour Baudelaire, son semblable, son frère. Dans l’ensemble, je cherche à situer son « illumination profane » de la ville, à montrer comment Benjamin pénètre le mystère des choses dans la ville au quotidien.

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Walter Benjamin s’est suicidé à un poste-frontière espagnol en 1940. Avec les nazis sur le point d’arriver et un cœur sur le point de lâcher, il fut incapable d’aller plus loin. Le cœur d’Henri Lefebvre était plus solide. Au moment où le Sens unique14 de Benjamin se refermait sur lui, Lefebvre prit les armes, la route et s’engagea dans la Résistance. Il partagera aussi la table des surréalistes, prendra sa carte au Parti communiste, la rendra, pour la reprendre encore, conduira un taxi parisien, enseignera la sociologie et la philosophie à Strasbourg et Nanterre et deviendra un des parrains intellectuels de la génération 1968. Pendant ce temps, il écrivit nombre d’ouvrages sur la philosophie, l’urbanisme, le marxisme, la vie quotidienne et l’espace. Lefebvre, qui constitue le sujet du chapitre IV, exhorte les marxistes à faire le grand saut dialectique, à orienter leurs questionnements dialectiques vers la « production de l’espace » et la « révolution urbaine ». De puissants intérêts de classe colonisent tous les espaces pour les transformer en marchandises, usent et abusent des constructions et des espaces publics, érigent des monuments d’idéologie, font main basse sur des quartiers entiers et l’infrastructure urbaine. L’espace est devenu à présent, et pour tous, un élément-clé dans la croissance et la pérennité du capitalisme, dans les rues comme dans les usines. Le quotidien est à présent de plus en plus saturé par la marchandise et ses nécessités. Et pourtant, en même temps, tout changement social significatif ne peut prendre sa source que dans la vie quotidienne. La praxis marxiste de Lefebvre fait ainsi ressortir une autre échelle du politique : il s’agit maintenant d’une révolte dans les rues des villes, dans le quotidien. Pour cela, il faut réhabiliter le jeune Marx humaniste, trop longtemps nié.

Les situationnistes, groupe subversif dont feu Guy Debord fut le mentor, s’inspirèrent en grande partie des conceptions de Lefebvre, qu’ils approfondirent à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ces jeunes gens romantiques, artistes d’avant-garde, écrivains, poètes et étudiants, prirent part à l’insurrection de Mai 68, par le corps et par l’esprit. Pour un temps, Paris fut à eux, et « l’imagination était au pouvoir ». Debord lui-même rédigea en 1967 un essai très influent, La Société du spectacle, annonçant à quel point la marchandise envahissait dorénavant le quotidien. Au moyen d’un savant alliage entre jeune Marx et Marx de la maturité, Lukács, Hegel et Carl von Clausewitz (!), Debord, propulsant l’analyse marxiste vers des sommets, montrait à quelles bassesses les marchandises pouvaient condescendre. La Société du spectacle est une authentique critique radicale, qui souligne à quel point le monde marchand est dorénavant le « monde des images » et plus seulement le « monde des objets ». Le livre est aussi un appel aux armes, « écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire 15». Comme Walter Benjamin vingt ans plus tôt, Debord adorait Paris, déplorait pourtant sa décadence, détestant son embourgeoisement. Paris semblait enraciné dans l’imagination marxiste, et les marxistes se sont évertués à en conserver la mémoire. Debord et ses amis situationnistes se lancèrent dans toutes sortes d’actions directes, inventives et tapageuses, en guise de riposte et afin de se réapproprier « leur » Paris. L’une d’entre elles était le détournement : squat, manifestations de rue, art expressionniste, graffiti et sit-in. Le chapitre V esquissera la dénonciation du capitalisme spectaculaire par Debord, ainsi que son amour pour Paris ; pour ce faire, je m’appuierai sur La Société du spectacle et ses œuvres plus tardives, comme Panégyrique, une brève autobiographie, ou les Commentaires sur la société du spectacle de 1988. Surtout, je souhaite montrer que le marxisme de Debord opère un retour vers le futur, qu’il exprime ce qui a été perdu dans nos villes et notre société, mais aussi ce qu’il reste à accomplir à la gauche radicale — un paradoxe à la fois intéressant et problématique.

Le livre de Manuel Castells, La Question urbaine, fut publié en 1972, dans le sillage des soulèvements de la fin des années 1960. Il donna le ton de la majeure partie du marxisme européen. Avec l’ouvrage de David Harvey, Social Justice and the City, il constitua le canon des urbanistes radicaux et des marxistes urbains, mais il révélait aussi un glissement théorique et politique. En premier lieu, c’était une provocation visant Henri Lefebvre, le vieux professeur de Castells. Celui-ci accusait Lefebvre de fétichisme spatial, de fétichisation de l’espace urbain, de brandir « une théorisation urbanistique de la problématique marxiste » — et il ne s’agissait pas d’un compliment. Castells penchait quant à lui pour « une analyse marxiste du phénomène urbain ». Adieu, jeune Marx : à sa place venait l’antihumanisme de Louis Althusser, dont le livre Pour Marx était de rigueur dans les rassemblements socialistes. La ville se concevait alors comme un lieu de « consommation collective » de biens et de services publics, dispensés par l’État, et absolument vitaux à la reproduction capitaliste et la gestion des crises. Ce royaume de la reproduction, au contraire de la production elle-même, devint tout à coup de toute première importance. Au milieu des années 1970, la crise pétrolière éclata et les problèmes fiscaux de l’État se propagèrent à tous les niveaux. L’État lui-même devint alors le théâtre de la lutte des classes, et les agents de cette lutte, selon Castells, étaient les « mouvements sociaux urbains » eurocommunistes. Dans le chapitre VI, je passerai en revue la théorie et la pensée politique de Castells, en les resituant dans leur contexte historique et géographique. J’examine comment ses idées ont servi de caution à une large part du militantisme urbain dans les années 1970, les raisons qui le firent abandonner le marxisme au milieu des années 1980 et enfin comment il contribua en partie à précipiter le développement des tendances « postmarxistes » et « postmodernistes » radicales, censées supplanter celui-ci.

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Si La Question urbaine de Manuel Castells faisait descendre Althusser dans l’arène urbaine, Social Justice and the City de David Harvey maintenait un ancrage marxiste classique. Avec Social Justice and the City, extrêmement influent dans le monde anglo-saxon, Marx prenait place dans la géographie et l’urbanisme. Harvey était après tout lui aussi un pionnier de la géographie radicale, et le livre traite de la ville marxiste et de l’utilité d’une géographie marxiste. Je souhaite m’intéresser à la tendance « engelsienne » de David Harvey. Social Justice and the City culmine avec le chapitre « Révolutionary and Counter-Revolutionary Theory », marquant une transition très claire entre justice sociale de la redistribution (un paradigme incarné par John Rawls) et marxisme révolutionnaire. Harvey affirme qu’il faut s’abstenir de tout bricolage réformiste et qu’il faut « break on through to the other side », ainsi que le chantaient The Doors, se débarrasser du système marchand en bloc, puisque son fonctionnement normal génère jour après jour de l’injustice. Social Justice and the City reste un livre extraordinaire, mais les temps ont changé, tout comme, peut-être, Harvey. De fait, sa trajectoire intellectuelle ces dernières vingt-cinq années suit celle du marxisme. Il s’est lancé dans l’offensive postmoderniste, s’est retranché pendant la période sombre des années 1980, en tentant récemment de redynamiser le marxisme, de le rendre à nouveau offensif dans la conjoncture actuelle. J’examinerai en détail ces évolutions, en particulier l’inflexible réalisme marxiste de Harvey, façon Friedrich Engels, son engagement critique sur « la condition postmoderne » et ses toutes récentes rêveries utopiques.

Dans l’univers urbain de Marshall Berman, qui formera le thème du chapitre VIII, le marxisme n’est pas tant une source d’espoir qu’une aventure, un voyage romantique qui s’est déroulé dans les livres et la vie réelle. Pour Berman, le marxisme est un genre spécial d’expérience humaine, quelque chose « qui diffère de la vie ordinaire, de joyeux, libérateur, grisant, mais problématique, effrayant, dangereux16». Berman applique cette sensibilité à la vie quotidienne, en particulier à New York, et parfois à sa propre vie quotidienne new-yorkaise. À ses yeux, Marx jouit de l’éclat particulier du penseur moderniste de premier plan. Tout ce qui est solide se volatilise17convoque une conception marxiste qui met en avant la transformation, la recherche activement, et cherche pourtant à concilier cette « vision volatile » avec l’affirmation de la liberté. Pour Berman, la classe ouvrière « moderne » est essentielle à l’essor du socialisme, et joue un rôle crucial pour faire éclater le « fétichisme » attaché à la liberté. Parallèlement, il affirme aussi que les intellectuels (poètes, écrivains, penseurs, scientifiques, artistes) peuvent apporter « une contribution spéciale18». Cela n’est toutefois possible que si l’on apprend comment déchiffrer les « signes du Capital » en même temps que les « signes dans la rue ». Le train ne va pas seulement jusqu’à La Gare de Finlande, mais aussi jusqu’à Grand Central Station. Berman a tout récemment catapulté Le Manifeste communiste dans le nouveau millénaire et il redouble d’enthousiasme pour un marxisme postsoviétique, un marxisme plus ironique qu’idolâtre. Dans ce chapitre, je m’intéresserai au marxisme urbain, audacieux et moderniste, de Berman. Il apparaîtra sous les traits d’un vagabond marxiste tout droit sorti d’un roman de Dostoïevski, un critique enjoué et généreux, dont le marxisme urbain nous aide à comprendre comment rebâtir la ville à partir d’en bas, tout en essayant de changer le monde à partir d’en haut. 

Dans l’épilogue, je rassemblerai ce qui est resté dispersé, et je m’essayerai à une synthèse et une ouverture. Je donnerai une structure et un ordre à tout ce qui aura été dit jusque-là, et je proposerai, pour le futur, d’orienter toutes ces idées vers un possible urbanisme marxiste. Mon optimisme (ou, pour le dire mieux peut-être, mon espoir contre toute espérance) découle de la confiance que j’accorde au marxisme et à ses qualités, à l’importance qu’il conserve pour ce monde, l’idée qu’il peut nous permettre d’améliorer, d’humaniser nos villes et notre culture. Et même si l’on n’y est pas encore, dans l’interlude le marxisme représente un idéal et une tradition intellectuelle qui rendent les choses plus romantiques, qui leur donnent plus de sens, les rendent plus vivantes et plus intéressantes. Comme j’espère le montrer, le marxisme est bien autre chose que l’acier et l’économie, plus qu’un dogme et des monuments : ses pages recèlent en fait plus d’humanité que les caricatures populaires ne veulent en laisser paraître. Chaque jour, je vois cette conviction confirmée, inlassablement, et je suis loin d’être le seul. Vivre à New York, faire l’expérience jour après jour des drames et de l’agitation de ses rues, lire chaque matin le New York Times, tout cela m’a convaincu qu’une grande part des nouvelles quotidiennes, en particulier dans la rubrique « Metro », consacrée à la ville de New York, pouvaient se lire et se comprendre avec des outils marxistes. Comme orientation intellectuelle, le marxisme a toujours été bien plus hétérogène et flexible que ses divers détracteurs ne l’ont imaginé. Comme pratique et courant de pensée, comme « structure de sentiment19», il peut permettre de démêler les complexités des politiques urbaines actuelles et leurs évolutions. C’est ce que je me suis attaché à examiner empiriquement dans mon précédent ouvrage, Dialectical Urbanism20. Métromarxisme vise une intervention au niveau des idées, montrant comment les conceptions marxistes perdurent, ou comment elles pourraient le faire, dans des coins et des recoins inattendus de la ville.

Pour finir, et avec un sourire en coin, je renverrai le lecteur à un article magnifiquement absurde du New York Times, qui titrait sur la « Nouvelle mission pour l’hôtel de ville : “Débarrasser les rues des marxistes” ». « Le marxisme est malheureusement toujours vivace dans certaines parties de New York », déplorait le républicain Giuliani. Il affirmait flairer de sinistres relents de marxisme émanant de ses divers ennemis, depuis les opposants à la brutalité policière et le New Directions Caucus, une faction dissidente du syndicat des transports urbains TWU, jusqu’aux jardiniers associatifs qui transforment des terrains vagues jonchés de détritus en jolis petits parcs fleuris. À cette époque, les manifestations sauvages contre le sommet de l’OMC à Seattle, en 1999, mettaient en évidence « les dommages que le marxisme continue de causer dans l’esprit des gens ». Le maire mettait en garde : « Vous savez qu’on l’a eu dans cette ville et l’influence qu’il a eue sur les universités, la pensée et cette idée de guerre de classe21. » Il est rassurant de savoir que le spectre du marxisme tourmente l’ancien maire de New York, même si son inquiétude ne diffère pas beaucoup l’habituelle paranoïa bourgeoise. Il se pourrait pourtant que les inquiétudes de Giuliani soient fondées. Il y a peut-être un relent de marxisme dans l’air, quelque chose de toujours solide là dehors. Peut-être, comme le disait Jeff Byles, dans un article paru dans Village Voice, qu’« une sorte de spectre hante l’université américaine ». Byles estime que le philosophe barbu serait sur le chemin du retour, en passe de redevenir à la mode, après une brève éclipse. Cela en dirait long sur la « génération post-Seattle », prête à faire le voyage « vers Marx ». Cela pourrait être alors le moment opportun « pour une nouvelle vague de mouvements sociaux familiers du marxisme ». Byles le rappelle très justement : « Comme les penseurs de la révolution ont l’habitude de dire, l’économie a ses cycles, la rébellion aussi. Prends note, Francis Fukuyama. L’histoire continue. »

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  1. R. Debray, Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Paris, Maspero, 1967, p. 71.
  2. Ibid., p. 78.
  3. Ibid., p. 69.
  4. Ibid., p. 79.
  5. A. Gramsci, Cahiers de prison, Volume V — Cahier 19, Paris, Gallimard, 1991, p. 80.
  6. A. Gramsci, Cahiers de prison, Volume III — Cahier 12, Paris, Gallimard, 1978, p. 346.
  7. Ibid.,  — Cahier 13, p. 358.
  8. R. Park, Human Communities. The City and Human Ecology, Glencoe, Free Press, 1952, p. 73.
  9. D. Alighieri, La Divine Comédie (1307-1321), Paris, Cerf, 2001, p. 43.
  10. Discours de Karl Marx à l’occasion de l’anniversaire du People’s Paper, Londres, 14 avril 1856 in « De l’usage de Marx en temps de crise », Spartacus Série B n°129, mai-juin 1984. Ce discours de Marx, prononcé en anglais, est d’une lecture magnifique : « De nos jours, chaque chose paraît grosse de son contraire. Nous voyons que les machines douées du merveilleux pouvoir de réduire le travail humain et de le rendre fécond le font dépérir et s’exténuer. Les sources de richesse nouvellement découvertes se changent, par un étrange sortilège, en sources de détresse. Il semble que les triomphes de la technique s’achètent au prix de la déchéance morale […] Même la pure lumière de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tous nos progrès semblent avoir pour résultat de doter de vie intellectuelle les forces matérielles et de dégrader la vie humaine à une force matérielle. » Et pourtant, malgré tout, Marx ajoute un peu après : « Pour notre part, nous ne nous abusons pas quant à la nature de l’esprit retors qui ne cesse d’imprégner toutes ces contradictions. Nous savons que pour faire œuvre utile les forces nouvelles de la société ont besoin d’une chose, à savoir d’hommes nouveaux qui maîtrisent ces forces ; et ces hommes nouveaux, ce sont les travailleurs. »
  11. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1852) in Œuvres, t. IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 437.
  12. J. Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines (1961), Marseille, Parenthèses, 2012.
  13. W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages (1935), Paris, Cerf, 1989.
  14. W. Benjamin, Sens unique (1928), Paris, Maurice Nadeau, 1988.
  15. G. Debord, « Avertissement pour la troisième édition française » in La Société du spectacle (1967), Paris, Folio, 1996.
  16. M. Berman, Adventures in Marxism, Londres, Verso, 1999, p. xi.
  17. M. Berman, Tout ce qui est solide se volatilise (1982), Genève/Paris, Entremonde, 2018.
  18. M. Berman, Adventures in Marxism, op. cit., p. 169.
  19. Cf. R. Williams, Culture et matérialisme (1980), Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
  20. A. Merrifield, Dialectical Urbanism, New York, Monthly Review Press, 2002.
  21. J. Kifner, « New Mission at City Hall: ‘Get Marxists off Streets’ » in The New York Times, 20 décembre 1999, A34.
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