Alessandro Stella : « Précarité ou sécurité ? Un choix de société »

Dans cet article Alessandro Stella replace la réforme des retraites du gouvernement Macron dans un cycle plus large visant à démanteler les conquêtes sociales du siècle précédent. À ce programme libéral de précarisation généralisée, qui frappe en particulier les plus démunis, Stella oppose une réhabilitation étonnante du concept de « sécurité », non pas bien sûr dans sa connotation réactionnaire (« valeur phare guidant la droite et l’extrême droite, les souverainistes et les macroniens »), mais du côté d’un sens commun qui serait celui d’une vie digne d’être vécue, libérée de l’angoisse économique.

Comme le rappelle l’auteur, la source du système de protection sociale dont Macron cherche à achever la destruction se situe dans le Conseil National de la Résistance. Mais si les conquêtes de la Libération sont le fruit d’un rapport de force et reflètent le discrédit total de la bourgeoisie française aussi bien que le prestige du Parti Communiste (issu de la résistance victorieuse à l’occupation nazie) en 1945, il s’agit aujourd’hui d’éviter toute nostalgie vis-à-vis des « compromis sociaux » de l’après-guerre, afin d’opposer au libéralisme, non pas seulement une posture défensive, mais bien un projet stratégique alternatif.

Si elle est appliquée, la réforme Macron des régimes de retraite aboutira à de très importantes réductions du montant des pensions (20, 30, 50% de moins) et fragilisera davantage le troisième âge de la vie. Cotiser plus, travailler plus longtemps, recevoir une pension moindre : voilà la perspective que Macron et son monde nous promettent. Mais aujourd’hui, deux tiers des hommes et des femmes qui arrivent à l’âge de 62 ans et peuvent recouvrer la pension de retraite, ne travaillent déjà plus (au chômage, en pré-retraite, au RSA). Et beaucoup de travailleuses et de travailleurs qui se sont échinés dans des travaux pénibles et préjudiciables pour leur santé, passés les 60 ans ne peuvent absolument plus travailler, usés, diminués, en mauvaise santé. La période tant attendue permettant de goûter finalement un jour à une vie libérée du travail, des patrons, des chefs, des horaires imposés, est pour bien de gens une vie de souffrance, vivotant péniblement, avec des pensions insuffisantes pour vivre dignement.

Le sort fait aux vieux n’est pas plus enviable que celui fait aux jeunes. Depuis quinze ans, le taux de chômages des jeunes (15-24 ans) en France se situe à 20% et plus, chômage non indemnisé dans la grande majorité. Aussi, près d’un étudiant sur deux travaille au cours de ses études, un sur quatre le fait six mois par an, mais la plupart cumulent des petits boulots mal payés. Les étudiants universitaires, jadis « privilégiés », car issus majoritairement des classes aisées, sont devenus aujourd’hui des travailleurs-étudiants, cumulant les précarités (de travail, d’études, de logement, d’alimentation, de soins de santé).

Pour les travailleuses et les travailleurs en activité le chemin vers la précarisation de l’emploi est tracé depuis vingt ans. Les délocalisations, concentrations, restructurations, fermetures d’usines ont mis fin au travail à vie dans la même entreprise ou le même secteur, poussant des millions d’ouvriers à alterner période d’activité et période de chômage. Pour ce qui est des travailleuses et travailleurs autrefois protégés de l’insécurité de l’emploi et des revenus, à savoir les employés des entreprises d’État et les fonctionnaires, le déclin a commencé avec les réformes du statut de l’entreprise et du statut des travailleurs chez les PTT, passant ensuite par EDF-GDF et la DDE, et finissant près de nous avec les réformes du statut des travailleurs à la SNCF et à la RATP. Le tout couronné par la réforme, initiée par Hollande et poursuivie par Macron, du Code du travail et des règles prudhommales. Quant aux fonctionnaires, si une remise en cause radicale de la sécurité de l’emploi est encore dans les cartons du Gouvernement, les réformes successives des hôpitaux, des collectivités territoriales, des écoles et des universités, ont déjà mis à mal la sécurité de l’emploi dans la fonction publique. Au cours des dernières années on a assisté à la réduction accélérée des offres d’emplois statutaires et à l’explosion des contrats à durée déterminée et aux vacations payées au lance-pierres.

À toutes ces régressions en termes de protection et de sécurité de l’emploi et des revenus, il faut y ajouter les récentes réformes des indemnités de chômage, qui plongent encore plus dans la misère des personnes qui l’étaient déjà. Les réformes Macron mènent à leur but le travail entrepris par les Gouvernements précédents pour casser tout le système de sécurité sociale qui s’était construit au long du XXe siècle. Ce n’est plus vers plus de sécurité mais vers plus de précarité tout au long de la vie que Macron et son monde sont en train de nous pousser.

Autrefois, en fait jusqu’au XXe siècle industriel et commercial, ceux qui avaient un travail et une rémunération constante étaient une minorité, la plupart des gens vivaient dans la précarité et allaient chercher du travail au jour le jour sur la place publique. C’était quelque chose de normal, en tout cas les gens y étaient habitués, le travail et la vie rurale suivant les saisons, les aléas climatiques, les rentrées inconstantes d’argent, les disponibilités alimentaires autoproduites ou glanées dans les champs et les bois. Mais aujourd’hui, dans la société dans laquelle nous vivons, il est devenu presque impossible de vivre sans des revenus constants, car les dépenses sont constantes et souvent incompressibles : tous les mois il faut payer le loyer, le crédit, l’électricité, l’eau, le chauffage, l’assurance, le téléphone, les impôts. On n’y échappe pas, le système nous tient.

C’est en criant qu’ils n’en pouvaient plus des fins de mois difficiles, c’est contre la vie précaire que le mouvement des Gilets Jaunes s’est insurgé. En rassemblant, sous le gilet commun, jeunes et vieux, travailleurs et chômeurs, artisans et intérimaires, hommes et femmes, blancs, noirs et arabes, dans un esprit de fraternité et de solidarité. Un esprit collectif qui, de la métropole au plus petit village, prône d’autres formes du vivre ensemble.

En fait, des gilets jaunes au mouvement contre la réforme des retraites, des luttes des cheminots à celles des chômeurs, des précaires, des migrants, tous les mouvements sociaux de ces dernières années ont comme dénominateur commun la lutte contre la précarité et la défense ou l’amélioration de la sécurité sociale.

Un grand mot, la sécurité sociale. Un concept, un modèle de société qui s’est implanté en France en 1945, porté par des hommes et des femmes qui avaient connu deux guerres mondiales et d’innombrables souffrances. Mais aujourd’hui la sécurité sociale est identifiée avec la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Quant à la sécurité, le terme est devenu synonyme de présence policière, de sécurité des biens et de leurs propriétaires. Sous cette connotation, la sécurité est devenue la valeur phare guidant la droite et l’extrême droite, les souverainistes et les macroniens. Une valeur consensuelle et incontestable, au-delà des Partis politiques et des idéologies.

Mais à part une toute petite partie de la population qui craint à juste titre d’être spoliée de ses biens, amen des paranos, à quoi pensent la plupart des gens quand ils s’imaginent ce que la sécurité veut dire ? Probablement à la sécurité de la fin du mois, à la sécurité de leur emploi, de leurs revenus, de leur couverture maladie, de leur pension ! C’est d’être rassuré que demain on aura de quoi subvenir au moins à nos besoins primaires, et pouvoir vivre tranquille, sans stress, sans angoisses.

Or le terme sécurité, comme celui de protection, a été tellement galvaudé et instrumentalisé par le Pouvoir politique, qui l’a absorbé dans la défense de l’État et de ses institutions, qu’il paraît difficile que des révolutionnaires puissent se le réapproprier. Rappelons-nous, néanmoins, que le Conseil National de la Résistance, à l’origine de la Sécurité Sociale, voulait assurer à tout-un-chacun la protection tout au long de la vie, pendant le travail, les périodes de maladie ou d’invalidité, à la vieillesse. Et que les principes et les structures gestionnaires de ce système étaient fondées sur la solidarité, le partage, l’autogestion en dehors de l’État.

La précarité ou la sécurité, c’est un choix de société. Le modèle que veut imposer Macron à marches forcées, après les nombreux petits pas faits par ses prédécesseurs dans le même sens, suivant Thatcher, Reagan et tous les commis du capitalisme, est celui d’une vie précaire, individualisée, anxiogène, mortifère, pour le simple profit d’une minorité de gens aisés et toujours insatiables. Le modèle contraire est celui prônant la sécurité de la naissance à la mort, la solidarité collective, une vie sereine et valant d’être vécue, pour le bien-être de toutes et tous. Ce n’est peut-être pas un radieux horizon révolutionnaire chamboulant tout, juste l’expression des revendications de base des prolétaires, de tous ceux qui doivent gagner durement leur vie. Non à l’insécurité, vive la sécurité sociale.

Alessandro Stella

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