Alain Brossat : De la médecine de guerre à la médecine de camp

Dans un entretien accordé au Monde, Bertrand Guidet, chef du service de réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, « expose les graves dilemmes éthiques qui se poseront aux médecins contraints de choisir entre plusieurs malades » (chapeau rédactionnel de l’entretien), ceci dans le contexte de la seconde vague de la pandémie1. Décrivant la pénurie de lits disponibles en réanimation, le médecin-chef dit : « Il y a des malades qui ne seront pas pris en réanimation. On s’y prépare ». Les journalistes lui posent alors la question : « Dans cette hypothèse, quels patients auraient accès à la réanimation ? ». Voici sa réponse, verbatim :

« On peut avoir une approche égalitaire – une vie vaut une autre vie – ou une approche utilitariste – certains patients, par leurs caractéristiques, sont plus prioritaires que d’autres. Entre une mère de trois enfants et un homme de 80 ans, faut-il tirer au sort pour attribuer le dernier lit disponible ? Bien sûr que non. Mais en tant que médecin, choisir est un crève-coeur. Les hivers, lorsque nous avons de grandes épidémies de grippe, nous sommes déjà confrontés à des choix difficiles. Il nous arrive de devoir sortir en urgence des malades pour faire place à un autre malade, pour lequel il y a une indication claire de réanimation. Sortir un malade sans que cela soit programmé, on sait que c’est une perte de chance ».

Ce que le médecin définit comme l’approche utilitariste dont il se fait ici le promoteur au nom d’un sens commun supposément partagé (« bien sûr que non… ») est ce qu’il oppose à l’approche « égalitaire ». Il faut donc l’appeler par son vrai nom : une approche inégalitaire. Pour promouvoir une position résolument inégalitaire, avec ou sans état d’âme (« un crève-coeur ») lorsqu’il est question d’échanger une vie contre une autre vie, il faut assurément, dans une société démocratique, laquelle est censée promouvoir l’égalité (inscrite au fronton des édifices publics), se référer à de puissants motifs. Car il s’agit quand même de rien moins que s’asseoir sur les tables de la loi. Or le seul critère auquel se réfère le médecin, ici, c’est l’urgence, laquelle peut difficilement être établie comme une norme, et moins encore considérée comme une valeur. Elle serait même plutôt, en l’occurrence l’anti-valeur, étant purement et simplement immergée dans le flot des circonstances et placée sous le régime du cas par cas.

L’exemple mis en avant par le médecin est biaisé, caricatural et sournoisement genré – l’octogénaire (un homme à la retraite) entendu comme l’inutile au monde type par opposition à la valeureuse mère de famille entendue comme parangon de l’utilité sociale – une pure et simple image d’Epinal démagogique. Et s’il se trouvait, ce qu’à Dieu ne plaise, que cet encombrant vieillard s’active dans une multitude d’associations se destinant à soutenir des migrants ? Le critère de l’utilitaire mis en avant par le médecin comme le seul repère solide auquel on puisse se fier est donc un trompe-l’oeil destiné à masquer la question de fond : qui statue, qui tranche sur l’utile, le moins utile voire l’inutile ? Qui en établit les critères ?

L’utilitarisme ici mis en avant ouvre la voie à toutes les aberrations et tous les abus2. Le dilemme fabriqué de toutes pièces par le médecin est fallacieux, sophistique, destiné simplement à emporter l’adhésion. Ce qui est beaucoup plus important, c’est tout ce qu’il cache. À quelle utilité en général fait-on référence ici ? Une utilité sociale et familiale – celle de la mère de famille (pourquoi seulement la mère, en l’occurrence ?) qui doit élever ses enfants. On voit se profiler derrière cet exemple de manuel d’éducation civique toute une philosophie de l’utilité sociale : priorité sera donnée à ceux/celles qui se rendent utiles dans l’espace familial (les parents plutôt que les célibataires), dans l’espace économique (les actifs plutôt que les chômeurs ou les retraités), dans l’espace de la vie publique et politique, la sphère de l’État (le maire, le député plutôt que leur chauffeur, donc, le chef d’entreprise moins facilement remplaçable que l’employé de ménage qui balaie son bureau).

On discerne donc bien ici où conduit le nébuleux critère de l’utilité posé avec assurance par le médecin comme la balise des balises : vers une médecine d’urgence dont le geste fondamental consiste à tracer la ligne de séparation entre les sauvables et les non sauvables, ceux qui sont appelés à vivre et ceux qui sont abandonnés à la mort, aiguillés vers les soins palliatifs – et à le faire selon des critères suffisamment variables et élastiques pour que ce qui prévale, en fin de compte, soit le pouvoir sur la vie et la mort de ce nouveau démiurge qu’est le réanimateur.

Ici comme dans tous les domaines, une fois que l’on a balayé d’un revers de main la notion d’égalité comme fondement de l’institution symbolique de la vie en commun, tout, absolument tout, devient possible – le rétablissement de formes de quasi-esclavage, les discriminations « utiles », la légitimation des inégalités les plus folles et donc, ici, la validation des sélections – le revers du geste utilitariste qui se destine à sauver la vie décrétée « la plus utile », c’est le geste souverain qui indique qui vivra et qui sera envoyé à la mort – le geste décivilisateur par excellence. Le geste qui ne peut s’entendre encore comme un geste humain, humanitaire que dans un monde gangréné par le nihilisme le plus décomplexé.

Ce qui, dans le propos à l’emporte-pièce du médecin (il ne serait peut-être pas mauvais, quand on s’exprime sur des sujets aussi graves, d’y réfléchir à deux fois avant de lancer à la volée ce genre de propos péremptoire), retient l’attention, c’est la figure, cette image-notion frappée d’évidence pour lui : celle de l’homme de 80 ans entendu comme celui dont la vie est devenue une valeur toute relative. Le senior avancé, donc (qui a remplacé le vieillard dans la langue correcte), perçu non pas tout à fait comme inutile au monde, mais du moins comme celui dont on ne prendra soin, que l’on tentera de sauver (dans le contexte de la pandémie) que de manière conditionnelle, facultative. L’octogénaire, perçu comme non-prioritaire dans le contexte de cette biopolitique tardive qui a renoncé à protéger, défendre, optimiser la vie dans l’horizon de l’optimisation du vivant et du gouvernement des vivants. 

C’est une évidence à ce point soutenue par le sens commun, aux yeux du chef de service (pas le premier venu dans la hiérarchie médicale, un mandarin en langue courante) qu’elle ne se discute même pas (« bien sûr… ») : à l’épreuve de la pénurie en équipement et personnel dans les services de réanimation, l’idée d’une valeur intrinsèque à la vie humaine, chaque vie humaine, laquelle fonde un principe d’équivalence entre toutes les vies, antérieurement à toute qualification en termes d’utilité ou de hiérarchie – cette idée doit s’effacer promptement au profit d’une grammaire des utilités laquelle va permettre d’établir des priorités et des hiérarchies dans l’horizon (terrible, il le concède) du faire vivre et du laisser mourir. En d’autres termes, l’utilitarisme est ici une philosophie qui accorde tout aux circonstances et rien aux valeurs ou aux principes. Il y a cette notion toute simple selon laquelle ce qui constitue et institue une vie humaine comme vie qualifiée (bios, selon la nomenclature agambenienne) ne coïncide pas du tout avec l’utilité sociale (ou autre) ; n’est pas soluble dans celle-ci et se forme antérieurement à celle-ci (on naît citoyen en devenir ou à venir dans une société démocratique, c’est-à-dire destiné à être une vie qualifiée plutôt qu’une vie nue, non ?). Cette idée-là s’est évaporée au profit de la biopolitique terrible (celle que j’appelle tardive) non seulement pratiquée, sur le terrain de l’urgence, par ce patron, mais, beaucoup plus grave en un sens, promue par lui dans les colonnes du journal de référence sous les couleurs de l’utilitaire3.

Cette philosophie du vivant, du soin, de la pratique médicale qui, non seulement fait allégeance sans trop barguigner à la tyrannie des circonstances renvoie à une double inspiration – si l’on peut dire. D’une part, elle est en parfaite congruence avec l’esprit du néo-libéralisme qui est intrinsèquement une philosophie utilitariste et pragmatique dont le propre est de résorber constamment les fins dans les moyens et d’éliminer ce faisant tout débat sur lesdits moyens – est bon ce qui marche, ce qui fait tourner la machine, suscite l’apparition de nouveaux espaces d’utilité – et peu importe le prix à payer pour cette marche en avant du « progrès », figure dans laquelle sont indissociables accumulation des richesses et destruction du monde de la vie. Le propos du médecin se coule totalement ici dans le paradigme néo-libéral pourri TINA (There Is No Alternative) – à l’heure de l’urgence extrême où la seconde vague de la pandémie menace de nous submerger à nouveau, vous ne voudriez tout de même pas qu’on perde son temps à engager un débat casuistique sur l’utilité sociale de l’octogénaire…

La seconde grande forme discursive dans laquelle se coule le propos du chef du service de réanimation de l’hôpital Saint-Antoine, c’est celui de l’urgence – ou bien, en termes agambeniens (mais le fond de tout ça, c’est quand même Carl Schmitt) de l’exception devenue la règle. On a, dans la conversion du discours du soin – inscrit, en principe, dans un horizon humaniste/humanitaire – au régime de l’exception (de la tyrannie de l’urgence) un parfait exemple de ce que j’appelle le tournant schmittien des démocraties contemporaines : on s’habitue à penser l’urgence absolue comme le fondement premier de la légitimité dans le domaine de l’action ou, ici, de l’exercice d’une profession dont l’objet est la prise en charge du vivant. À partir du moment où l’urgence est devenue la norme et l’horizon de référence, tout devient possible et notamment cette évidence selon laquelle l’exercice de la médecine, cela consiste non pas tant à maintenir en bonne santé le vivant humain qu’à tracer d’une main qui ne tremble pas la ligne de séparation entre ce qui doit être maintenu en vie et ce qui sera relégué en soins palliatifs – c’est là le résidu du geste humanitaire (mais, pendant la première vague, ceux qui sont morts chez eux ou dans les EHPAD parce qu’on ne voulait pas d’eux à l’hôpital n’ont pas même eu droit à cet ultime et maigre soulagement).

Le point de départ de cette dérive (une déroute de la pensée qui accompagne un processus de décivilisation), c’est l’acceptation des conditions générales dans lesquelles survient le choix cornélien entre la mère de famille et l’octogénaire, l’acceptation de ces conditions comme somme toutes naturelles ou bien alors absolument hors de portée car imposées par le destin, une fatalité qui nous surplombe et à laquelle nous ne pouvons rien : « Les 10 000 lits promis par le ministre de la santé, Olivier Véran, on n’y arrivera pas. En Ile-de-France, au pic de la première vague, on est monté à 2700 lits contre 1 100 en temps normal. Cette fois, on n’arrivera jamais à en ouvrir autant, car nous n’aurons pas le renfort des soignants d’autres régions et le personnel est fatigué ».

On voit bien ici comment, aux yeux du médecin transformé en gestionnaire de la pénurie et se trouvant, du coup, doté d’un pouvoir sur la vie et sur la mort exorbitant, un problème politique tend à se transformer en conditions générales, en donné incontournable dans le cadre desquels il lui va falloir statuer souverainement sur la vie et la mort des uns et des autres. C’est un crève-coeur, comme il dit, mais c’est aussi se retrouver à la place du Juge suprême, un rôle dont il n’a manifestement pas l’étoffe. Qu’on le veuille ou non, ce que l’on voit revenir là, c’est la figure du camp – le paradigme du camp, dit Agamben. Il ne s’agit évidemment pas de dire que celui qui profère le désastreux « bien sûr » est une sorte de kapo, un kapo hospitalier – gardons-nous des amalgames et des imprécations. Mais le paradigme du camp revient inéluctablement dès lors que l’on est confronté à cette figure du sujet humain se retrouvant à la place de Dieu dans des conditions qu’il n’a pas choisies mais dont il accepte le règlement au point d’exercer un pouvoir de décision, un pouvoir de vie et de mort qui fait de lui l’agent d’un dispositif mortifère – ici, l’agent d’une sélection opérée dans des conditions où une certaine politique a pour résultat qu’au plus fort de la vague épidémique, l’hôpital rejoint le camp – un lieu de mort pour ceux que leurs « caractéristiques » vouent non pas aux soins appropriés mais aux cocktails de barbituriques qui vont les aider à passer de vie à trépas.

À aucun moment, il ne vient à l’auteur du « bien sûr » expéditif et plein d’assurance que, proférant ces mots, il se place dans les conditions où toute une fraction des lecteurs de cet entretien identifiera instantanément en lui un ennemi – un type qui en veut à leur vie et qui ne s’en cache pas, un type qui, sans grand état d’âme, les enverra à la mort lorsqu’ils se retrouveront dans le plus grand état de détresse, sans défense ni recours. Un type contre lequel il leur faudra apprendre à se défendre, par tous les moyens et à qui, si l’occasion (improbable…) s’en présente, il sera salutaire de rendre la monnaie de sa pièce. Un type si bien entré dans la peau du sélecteur qu’il ne lui vient pas à l’esprit qu’un homme de 80 ans, c’est de la vie qualifiée encore et toujours, avec des projets, des obligations, des idées, de la puissance vitale – plutôt que de la vie en trop par gros temps épidémique ; qu’un type de 80 ans, on peut le voir aussi sous l’angle opposé à celui du « jetable » – un sujet humain à l’égard duquel la société (les générations qui viennent derrière lui) ont accumulé de la dette, en quantité variable, selon les activités et les causes auxquelles il s’est voué au fil de son existence ; qu’une société qui substitue l’utilité à la valeur et, circonstance aggravante, indexe la première sur le seul critère de l’âge, ça n’est pas une société humaine, c’est de la zoologie – à peine.

La différence entre une société qui conserve une qualité, une consistance humaine et une autre qui est en train de les perdre ou les a déjà perdues, cette différence se perçoit là où apparaît ce point de fracture : celui où se pose – ou non – le genre de question tout droit sortie d’un roman de Styron (Le choix de Sophie) que nous sert le chef de service : alors, on fait quoi, on sauve la mère de famille ou le vieux ? Or, il se trouve qu’il existe aujourd’hui des sociétés ni plus riches ni plus pauvres que la France (qui en tout cas la ramènent moins question valeurs, principes, droits de l’homme et toutes ces choses superbes) et où, au temps de la pandémie, ce type de faux dilemme pervers ne se pose pas ; où l’on a fait en sorte qu’on n’ait pas à se le poser ; où l’esprit du camp n’a pas infiltré l’hôpital ; où les médecins, chefs ou pas chefs, s’occupent de soigner les gens, tous les gens et pas de faire des sélections. Lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) fut créée après la Seconde guerre mondiale, elle fut dotée d’une sorte de constitution « écrite dans la langue de la justice sociale », une « Magna Carta pour la santé » où la santé se trouvait définie comme un droit humain universel, définie comme « un état de bien-être complet, physique, mental et social » et non pas simplement « l’absence de maladie ou d’infirmité »4.

Comment a-t-on pu passer de l’esprit de ce droit humain universel, nécessairement égalitaire et inclusif dans son fondement même, à celui des sélections dont le ponte de l’hôpital Saint-Antoine se fait le promoteur utilitariste ? Quand la biopolitique et le biopouvoir voient leur destin délié de celui de l’État social, alors la santé peut entrer de plain-pied dans le domaine des calculs utilitaires, en cessant d’être perçue comme une valeur et un droit universels. Au bout de ces calculs consistant à mettre des choix en adéquation avec des moyens disponibles, il s’avérera, dans telle situation (la pandémie actuelle ou toute autre épidémie mettant à l’épreuve les capacités d’accueil du système hospitalier) que le grand âge est en fin de compte une catégorie non-prioritaire – un euphémisme pour dire : jetable. On bouclera donc les pensionnaires des EHPAD dans leurs établissements afin d’éviter de surcharger les services de réanimation des hôpitaux. Les soins palliatifs remplaceront (au mieux) les soins destinés à assurer le maximum de chance de survie. C’est de l’eugénisme négatif soft.

La chose étrange est qu’il n’y a pas si longtemps, les familles se plaignaient souvent des protocoles rigides conduisant les équipes médicales à pratiquer des formes variables d’acharnement thérapeutique et à faire vivre jusqu’au bout des vieillards ou des malades en phase terminale et qui n’en demandaient pas tant…

Que s’est-il donc passé entretemps et qui présente toutes les apparences d’un tournant, d’une bifurcation non pas tant « éthique » que dans le principe même du gouvernement des vivants ? Un tournant qui se produit à l’évidence dans la dimension de la civilisation, entendue comme procès. Lorsque la prise en charge du vivant humain passe, face à un danger sanitaire majeur, d’un régime égalitaire et inclusif à un régime utilitaire et sélectionniste – que se passe-t-il, quelles sont les conséquences à court et long terme de ce tournant ?

On ne peut s’empêcher de penser que la pandémie de Covid 19 se présente ici non pas tant comme le moment d’exception (dont la parenthèse est appelée à se refermer tôt ou tard, sans effet dommageable à long terme) que comme un terrain d’expérimentation de pratiques inspirées par une nouvelle philosophie de la prise en charge. La prémisse de celle-ci serait que, dans tous les cas, on ne peut pas (on n’a pas les moyens ni peut-être la disposition à) prendre en charge tout le monde. L’esprit du néo-libéralisme, c’est ça : c’est vous (chaque sujet individuel) qui êtes responsable de la prise en charge du coût de votre entretien en bonne santé, c’est donc à vous de souscrire l’assurance adéquate et si les accidents de la vie ou votre imprévoyance ont pour effet que vous ne le faites pas, il n’est que trop attendu, somme toute normal et logique, que vous en payiez le prix un jour ou l’autre…

C’est une autre façon d’opérer le partage entre le domaine du soignable et celui qui ne l’est pas (autre que celle qu’énonce le chef de service de Saint-Antoine), inscrite ici non pas dans l’horizon de l’urgence mais au contraire dans celui des régularités – mais ce qui importe, c’est la récurrence du même geste – le partage ; un geste dont le propre est de faire apparaître des catégories de vivants exclues de la sphère du faire vivre, de la protection et de l’optimisation de la vie. Il y a toujours une idée inavouable du « trop », de l’en-trop dont l’ombre se dessine derrière ces calculs utilitaristes : trop de pauvres incapables de prendre en charge leur propre existence, trop de gens du troisième ou quatrième âge et qui, dans nos sociétés vieillissantes, tendent à constituer un surpoids démographique et économique insupportable.

En vérité, qu’on le sache ou l’ignore, ces calculs et ces tactiques esquissent les contours des temps à venir et recèlent toutes sortes de « promesses » contre lesquelles nous ne serons jamais trop nombreux et trop déterminés à nous défendre. Nous trouverons dans ce combat, c’est notre chance, de solides alliés du côté des arts : la littérature, le cinéma placent volontiers leur imagination au service de la production de fables, de contes, d’utopies en trompe-l’oeil et de vraies dystopies ; celles-ci, en l’occurrence, nous aident à réaliser effectivement ce qu’est le monde que nous promettent ces guérisseurs-là. C’est en ce sens même que le petit paragraphe utilitariste du médecin de Saint-Antoine apparaît n’être jamais rien d’autre que la paraphrase involontaire d’un célèbre roman japonais prolongé par un film qui rencontra un beau succès international – La Ballade de Narayama de Shoei Imamura5.  

Dans ce conte ou cette fable, Fukuzawa imagine un village perdu au milieu des montagnes dans un Japon immémorial. C’est une pure fiction, mais qui se pare des atours d’un simulacre d’enquête ethnographique. Dans cet environnement très ingrat, la communauté villageoise formée pour l’essentiel de paysans survit difficilement, toujours au bord de la pénurie alimentaire. Le riz y est un produit de luxe qui ne peut être consommé qu’une fois par an, ce qui donne l’occasion de grandes festivités. Le danger permanent de famine est si grand que les vieillards sont perçus par les plus jeunes générations comme des bouches inutiles. Aussi, un règlement draconien prévoit-il que lorsqu’ils atteignent la limite d’âge fixée par la communauté, ils sont sommés de quitter le village et de « rejoindre leurs ancêtres » dans la montagne – à y mourir de faim et de froid, en vérité.

L’histoire est celle d’une vieille femme qui, ayant atteint cette limite en pleine santé, active et pleine d’entrain, chérie de son fils et sa belle-fille, ne s’en trouve pas moins contrainte à partir dans la montagne et y retrouver « les Dieux ».

Ce que montre superbement le roman de Fukuzawa (et c’est en ce sens qu’il est une fable), puissamment relayé par le film de Imamura, c’est que la mise en œuvre dans ce contexte du critère « utilitariste » débouche inéluctablement sur la fabrication d’une société inhumaine, invivable. La communauté villageoise est minée par le soupçon (la chasse aux vieux qui tentent de contourner la règle, de gagner du temps), les ragots, les pressions exercées sur les familles pour qu’elles expulsent leurs vieillards considérés comme autant de bouches en trop. Même les enfants s’y mettent, qui couvrent les personnes âgées de sarcasmes et d’invectives.

C’est une société « primitive » (sans État, la communauté villageoise veille elle-même au respect du règlement implacable) placée sous le régime du terrible et qui, dans la mesure-même où elle fait de la mort (l’expulsion en forme d’abandon à la mort) des uns la condition de la survie des autres, ressemble à s’y méprendre à un camp de concentration nazi. Ce que montre la puissante allégorie que dessine La ballade de Narayama, c’est l’inéluctable connivence entre la mise en œuvre de ce pseudo-réalisme utilitaire (la mort organisée des uns comme condition de la survie des autres, une règle, une loi si l’on veut) et l’inhumain. Le procès mis en route ici, à Narayama ou à Saint-Antoine, ne s’apparente en rien à un sauvetage et se déploie tout entier du côté d’un mouvement de décivilisation. Dans les deux cas, le fait même que la mise en œuvre de ce dispositif apparaisse aux yeux du groupe comme allant de soi, une mesure de salut public qu’impose le bon sens – c’est là précisément ce qui expose en pleine lumière la virulence et le caractère irréversible de ce retour de barbarie – le consentement de la masse, l’accoutumance au régime du terrible, la banalisation de l’intolérable – autant d’ingrédients de la chute dans l’irréparable. C’est quand le grand nombre ne voit pas ou plus « où est le problème » (ici dans le « bien sûr » de l’homme en blouse blanche) que l’intolérable a été surmonté et qu’une nouvelle étape dans le procès de décivilisation est franchie.

L’enjeu d’un procès de décivilisation ne se confond en rien avec la question du déclin. Que la France, comme puissance économique, aussi bien que politique (dans le champ des relations internationales) soit entrée dans une phase de déclin, c’est bien le cadet de nos soucis. Tout ce qui est propre à éroder ses présomptions et illusions de grandeur – héritage direct de son ancienne constitution monarchique puis impériale (au sens de l’empire colonial notamment) – est bon à prendre. Le retour au réel passe par l’évanouissement de tout le bruissement discursif qui institue la supposée « grandeur ». Il est bon que la France trouve ou retrouve sa place dans le mouvement même qui cesse de l’établir comme « grande », dans la grandeur.

La France post-coloniale (peinant tant à revenir de sa gueule de bois coloniale et impériale)  n’a vocation à être « grande » à aucun titre, mais bien plutôt moyenne à tous égards, moins peuplée et dynamique que des pays comme le Vietnam, le Nigéria ou l’Indonésie et ni plus ni moins « centrale » ou éminente qu’eux dans le monde d’aujourd’hui. Comme mouvement qui accompagne l’effondrement des rêves de grandeur, ce que l’on nomme le déclin (pour le déplorer et le conjurer, généralement) doit au contraire être accueilli comme une bonne nouvelle – celle de la dissolution des fantasmagories qui ont si longtemps constitué le milieu (devenu à la longue seconde nature) de l’auto-représentation de la « manifeste destinée » en version française (l’exception française dont on voit, par exemple, comment elle s’acharne à exercer ses effets via le redéploiement d’une laïcité corrompue comme fer de lance de l’intégrisme républicain).

Le procès de décivilisation, c’est tout autre chose : un effondrement, une régression dans l’ordre de la civilisation des mœurs et qui affecte l’ensemble des normes et des conduites – la vie commune, la « common decency », la civilité. En termes de subjectivité(s) collective(s), cela prend souvent la forme de l’accoutumance à l’intolérable – ce qui, hier encore, sous un autre régime normatif, était considéré comme inconcevable et intolérable commence à faire partie du paysage au point que la majorité des gens apprenne rapidement à coexister avec ces phénomènes nouveaux – les familles avec enfants à la rue, les migrants sous le périphérique et, au temps du Covid, le troisième et le quatrième âge recodés comme catégorie « non prioritaire ».

On pourrait dire en ce sens que ce dont la pandémie est la surface de réfraction visible (en Belgique, contrairement à ce qui fut le cas en France, des autorités ont eu l’imprudence de diffuser des consignes écrites statuant sur le déclassement des personnes âgées touchées par le virus ou susceptibles de l’être6) apparaît distinctement dans nos pays : une étape ou un palier dans un mouvement de décivilisation qui est en cours depuis de nombreuses années déjà – en gros depuis que « les gens » ont commencé à s’habituer à coexister au quotidien (comme au XIXème siècle ou bien, sans doute, au lendemain des deux guerres mondiales) avec la misère (par opposition à la pauvreté) qui jette les gens à la rue et les transforme en désaffiliés, en corps à la dérive, en vie nue.

Ce processus s’amorce avec l’infâme défection de l’État social, consistant en ce geste d’abandon des nouveaux gueux à leur destin. À partir du moment où l’on a commencé à s’accoutumer à ça, le ver est dans le fruit. On est prêt, si l’on est encore dans la force de l’âge, à trouver sinon normal du moins acceptable qu’en temps d’urgence épidémique, on pratique au détriment des vieux une médecine de guerre susceptible de glisser, les circonstances aidant, dans une médecine de camp – pas une médecine nazie de monstre à la Mengele, non, juste une médecine dont le principe est que la mort des uns est la condition de la survie des autres, une médecine pratiquée, donc, par des médecins qui sont eux-mêmes des détenus. Et qui accueillent ou pas au Revier les malades, les moribonds selon les critères fondés sur un « utilitarisme » douteux – ceux dont l’organisation clandestine (des détenus) décrète l’utilité – sur critères politiques, donc, le plus souvent – ce qui, en fin de compte, va faire qu’à Buchenwald, une « vie communiste » vaudra davantage, à l’heure du péril, qu’une vie quelconque.

C’est cela même, le spectre que fait resurgir le « bien sûr » désinvolte et irréfléchi du ponte de Saint-Antoine. Le mouvement de décivilisation se joue dans le déplacement du seuil d’acceptabilité de pratiques, de conduites inscrites dans l’horizon où est en jeu le partage entre faire vivre et faire ou laisser mourir.

L’effet d’une poussée de décivilisation, c’est notamment l’érosion des supposés acquis solidaires et égalitaires : au temps de la pandémie, le jeunisme (qui n’est pas du tout l’idée convenue mais relativement inoffensive selon laquelle « la jeunesse est l’avenir du monde » mais bien le nombrilisme juvénile et le fétichisme des comportements et des normes attachés à une image stéréotypée de « la jeunesse »), ce jeunisme va prospérer sous les espèces d’une sorte d’égoïsme sacré – ce virus qui détruit en priorité les vies vieilles et abîmées n’est pas vraiment notre problème, les inconvénients du confinement mis à part.

Un symptôme affligeant de ce repli communautaire jeuniste (une tournure d’esprit, un système de conduites et une idéologie de classe moyenne blanche, soit dit en passant), c’est ce film espagnol récent intitulé Relatos confinados (Tales of the Lockdown en anglais), film à sketches dont le jeu de mot approximatif qui lui donne son titre résume parfaitement l’esprit : le confinement, donc la pandémie, dans un pays où celle-ci a ratissé plus de 40 000 vies, comme prétexte pour des exercices de style inspirés par un humour noir plus ou moins affûté, des contes vaguement rohmériens, tout en légèreté et, pour tout dire, en futilité. Film de classe moyenne blanche et juvénile, exemplairement ; et qui montre bien comment un désastre humain peut se transformer pour certains en terrain de jeu, pour peu que cette catastrophe demeure celle des « autres » – les vieux. Au temps où le sida était une pandémie dévastatrice, sous nos latitudes, le cinéma de classe moyenne blanche juvénile s’emparait du sujet dans des tons nettement moins primesautiers – c’est évidemment que le sida affectait alors avant tout, en Europe, de jeunes mâles blancs…

En ce sens, la poussée de décivilisation intensifiée par une pandémie se produit bien dans un contexte qui rappelle celui d’une guerre et/ou d’une occupation (comme en France pendant le Seconde guerre mondiale) : les solidarités élémentaires se délitent (on abandonne les Juifs à leur destin), le principe d’égalité fondamentale de toute vie avec une autre perd son évidence – c’est le sauve-qui-peut qui s’impose, attisant tous les égoïsmes sacrés, les hiérarchies obscures, les communautés abjectes. Les plus patibulaires des utilitarismes prospèrent, abondamment parfumés à la moraline – qui ira contester, dans le contexte concentrationnaire, que l’on donne l’accès salutaire au Revier au camarade impliqué dans la structure de résistance clandestine plutôt qu’au crevard anonyme ? Qui s’aventurera à révoquer en doute le fond d’inattaquable moralité de l’énoncé selon lequel en service de réanimation la priorité doit être accordée à la méritante mère de famille sur l’oisif octogénaire7 ?

L’un des traits les plus courants de l’utilitarisme négatif est de faire de la pénurie raison et vertu. Le kapo se soucie de maintenir l’ordre dans les blocks, de faire en sorte que les détenus s’alignent pour l’appel, qu’ils travaillent au lieu de tirer au flanc, il dépiste les faux-malades (etc.) – tout ceci en faisant abstraction du fait que cet « ordre », les rationalités et les normes qui s’y rattachent sont inscrits dans un horizon de mort. Le fait qu’il soit au service de cette entreprise de mort ne l’empêche pas d’accompagner la terreur qu’il fait régner de toutes sortes d’injonctions morales – cessez de tirer au flanc, de voler et trafiquer, de simuler, etc. ; si vous voulez survivre, obéissez, le salut individuel comme celui de la masse est à ce prix, etc. Les références du kapo à la sauvegarde du groupe sont entièrement corrompues par le fait que les déportés ne sont pas au camp pour vivre, même une vie diminuée, mais pour mourir. Se mettre au service des rationalités et des utilités inscrites dans un tel espace, un tel ordre, c’est se vouer à l’inhumain.

Le chef du service de réanimation de Saint-Antoine construit, lui, un étrange raisonnement par régression : il n’y a pas de place pour tout le monde (pour toutes les personnes qui ont besoin d’être ventilées, qui sont en état de détresse respiratoire) dans notre service. Nous sommes contraints d’opérer des choix, dans l’urgence et d’ailleurs « on nous a reproché de vouloir sélectionner les malades » (mais n’est-ce pas lui qui, quelques lignes plus haut, disait qu’il fallait le faire, sans hésitation ?). Donc, il y a pénurie, il y a des malades que l’on pourrait sauver et qu’on ne sauve pas, faute de moyens – ce que le médecin appelle « des morts imméritées », notion pour le moins boîteuse qui suggère qu’il y aurait des « morts méritées » – lesquelles ?

Mais peut-être, à la réflexion, ce mal recèle-t-il un bien, suggère-t-il : en effet, « il y a beaucoup de pédagogie à faire sur la réanimation, sur ce que cela signifie d’être ventilé artificiellement et placé dans un coma artificiel pendant une longue période » – en clair, notre octogénaire ou bien le patient plus jeune fragilisé par une multitude de pathologies, est-ce bien nécessaire de le soumettre à ce protocole lourd de la réanimation dont on ne saurait affirmer qu’il lui permettra à coup sûr de se remettre entièrement ? Ne vaut-il pas mieux, pour son bien, dans son propre intérêt, lui épargner cette pénible étape et l’orienter directement vers l’unité de soins palliatifs ? Ou, mieux encore, le laisser finir ses jours à domicile, avec un traitement propre à lui épargner une douloureuse agonie, ceci pour la bonne raison qu’« il faut arrêter de rapatrier tout le monde à l’hôpital : on a le droit de mourir ailleurs [je souligne, AB] ».

Le seul problème, et il n’est pas mince, c’est que dans ce raisonnement, le droit de mourir à domicile (proposition acceptable en termes généraux) se déduit directement de la pénurie de lits et de moyens en service de réanimation. Ce qui s’appelle faire de nécessité vertu et raison. Ce qui s’appelle un sophisme, un raisonnement non seulement faussé mais pervers. Car au bout de ce paralogisme corrompu, ce qui ressort intact et même validé, c’est le système qui a organisé la pénurie et dont on va s’accommoder au point de lui trouver des vertus – celle, par exemple de faire la démonstration du fait que l’hôpital ne saurait accueillir toute la misère du monde et pallier toutes les défaillances de l’État social.

Mais là n’est évidemment pas le problème. Le problème, c’est le symptôme qui le rend visible. Et le symptôme (d’une forme d’effondrement multidirectionnel – ici, celui du raisonnement, de l’enchaînement des phrases), c’est le chef de service qui s’indigne : « on nous a reproché de vouloir sélectionner la malades » – alors même qu’il vient d’affirmer : Bien sûr, il va falloir choisir, trier… Le médecin qui fait les choses, dans l’urgence – mais qui dès qu’il entreprend de mettre des phrases et des raisonnements sur ce qu’il fait, tombe dans de grossières incohérences.

À défaut d’autre chose, nous avons le droit, nous, de nous alarmer de ces inconséquences, de les relever plutôt qu’applaudir mécaniquement, et d’imaginer où elles conduisent.

Alain Brossat

  1. Le Monde du 16/11/2020.
  2. Le fait que le médecin emploie ici le terme « utilitariste » plutôt qu’utilitaire montre bien qu’il fait référence à l’utilitarisme entendu comme doctrine philosophique. Or, chez ses fondateurs (Jeremy Bentham, John Stuart Mill), celle-ci met l’accent sur les positivités : la recherche du « plus grand bonheur du plus grand nombre » chez le premier, ou bien, chez le second, le « principe qui approuve ou désapprouve toute action en accord avec la tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en question ». En ce sens même, on peut tout à fait avoir une lecture utilitariste de la biopolitique et du biopouvoir comme fondements des pouvoirs modernes. Mais notre médecin, lui, a en vue cette branche dérivée de ce courant de pensée qu’est l’utilitarisme négatif et son raisonnement est grevé par toutes les apories sur lesquelles débouche celui-ci ; son l’horizon est en effet la minimisation de la souffrance et l’image de référence celle des naufragés : sur un radeau sont embarqués des naufragés mais celui-ci menace de couler car ils sont trop nombreux – le sacrifice de quelques-uns sera donc le geste de sauvegarde calculé, destiné à sauver la majorité d’entre eux. Mais ce qui demeure dans l’ombre très suspecte de ce raisonnement utilitariste négatif, c’est d’une part la question du décideur (qui est habilité à effectuer le choix entre ceux qu’on jette à l’eau et ceux que l’on sauve ?) et celle des critères selon lesquels celui-ci effectue ce choix (on jette les gros en priorité ?). Ce qui est très précisément le double point d’effondrement du raisonnement qu’il met lui-même en œuvre. Enfin, dans sa perspective, l’hôpital ou bien le service de réanimation vient prendre la place du radeau. Reste donc à expliquer dans quelles conditions l’hôpital qui est avec quelques autres dispositifs (l’École…) au cœur de l’État social se transforme en radeau de fortune et quelle place occupe dans ce naufrage un chef de service que l’on imagine jeune, dynamique et plein d’avenir.
  3. On voit bien ici comment le vernis ou la mince pellicule de la vie civilisée sont, dans nos sociétés, prompts à s’écailler, voire se dissoudre à l’épreuve de circonstances défavorables. Cette observation rejoint la réflexion développée par Nietzsche dans son essai Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, 1872 (Gallimard/Idées).
  4. « The Health Transformation Army, James Meek on the history of the World Health Organisation », The London Review of Books, 2/07/2020.
  5. Shichiro Fukazawa : La ballade de Narayama (1956), Folio. Shohei Imamura : La ballade de Narayama, 1983.
  6. Le Monde 18/11/2020.
  7. Ici comme ailleurs, la moraline est ce qui nuit gravement à la pensée comme la nicotine nuit gravement à la santé. Mais du moins, dans le cas de la seconde, l’indication de ce danger figure-t-elle en toutes lettres sur les paquets de cigarettes…
Partager