Pas un jour ne passe sans qu’un gouvernement ne prenne des mesures spectaculaires face à l’épidémie de coronavirus. L’état d’urgence est déclaré, des populations de millions de personnes sont confinées, les vols provenant d’Europe sont interdits aux États-Unis et les écoles françaises vont fermer lundi. S’il est évident que face aux progrès de la maladie, des mesures s’imposent, il n’en demeure pas moins que les causes profondes de l’apparition du coronavirus demeurent absentes tant des débats qui font rage en ce moment que des politiques sanitaires menées par les différents gouvernements. Dans cet entretien mené par Yaak Pabst, le biologiste Rob Wallace souligne la responsabilité de l’agriculture capitaliste dans l’émergence de nouvelles infections et esquisse des mesures radicales pour les empêcher, des mesures contre le capital.
Quel danger représente ce nouveau coronavirus ?
Rob Wallace : Cela dépend de différents facteurs. Où en est l’épidémie locale dans votre région ? Au début, au pic, à la fin ? Quelle est la qualité de la réponse en matière de santé publique ? Quelles sont les données démographiques locales ? Quel âge avez-vous ? Êtes-vous immunologiquement compromis ? Quel est votre état de santé sous-jacent ? Et puis il y a des facteurs qui ne sont pas diagnostiquables, par exemple, est-ce que votre immunogénétique, la génétique sous-jacente à votre réponse immunitaire, s’aligne ou non avec le virus ?
Toute cette agitation autour du virus n’est donc qu’une tactique pour nous faire peur ?
Non, certainement pas. Au niveau des populations, le Covid-19 affichait un taux de mortalité de 2 à 4 % au début de l’épidémie à Wuhan. En dehors de Wuhan, le taux de mortalité baisse à environ 1%, voire moins, mais il paraît aussi augmenter par endroits, notamment en Italie et aux États-Unis. Sa mortalité ne semble donc pas très élevée par rapport, par exemple, au SRAS à 10 %, à la grippe de 1918 à 5-20 %, à la « grippe aviaire » H5N1 à 60 % ou, à certains endroits, au virus Ebola à 90 %. Mais elle dépasse certainement le taux de 0,1 % de la grippe saisonnière. Le danger ne se limite pas au taux de mortalité. Nous devons nous attaquer à ce que l’on appelle la pénétrance ou le taux d’attaque communautaire, c’est-à-dire la proportion de la population mondiale touchée par l’épidémie.
Pourriez-vous être plus précis ?
Le réseau mondial de transport n’a jamais été aussi connecté. En l’absence de vaccins ou d’antiviraux spécifiques pour les coronavirus, et en l’absence de toute immunité collective, même une souche dont le taux de mortalité n’est que de 1 % peut présenter un danger considérable. Avec une période d’incubation allant jusqu’à deux semaines et des preuves de plus en plus nombreuses d’une certaine transmission avant la maladie – c’est-à-dire avant que nous sachions que des personnes sont infectées -, il est probable que peu d’endroits seront exempts d’infection. Si, par exemple, Covid-19 enregistre un taux de mortalité de 1 % au cours de l’infection de quatre milliards de personnes, cela représente 40 millions de morts. Une petite proportion d’un grand nombre peut constituer un nombre très important.
Ce sont des chiffres effrayants pour un pathogène apparemment peu virulent…
C’est certain et nous ne sommes qu’au début de l’épidémie. Il est important de comprendre que de nombreuses nouvelles infections évoluent au cours des épidémies. L’infectiosité, la virulence ou les deux peuvent s’atténuer. Au contraire, on a vu d’autres épidémies augmenter en virulence. La première vague de la pandémie de grippe, au printemps 1918, était une infection relativement bénigne. Ce sont les deuxième et troisième vagues de l’hiver et de l’année 1919 qui ont tué des millions de personnes.
Les sceptiques de la pandémie affirment que le nombre de patients infectés et tués par le coronavirus est largement inférieur à celui de la grippe saisonnière classique. Que pensez-vous de cette assertion ?
Je serais le premier à me réjouir si cette épidémie était contrôlée rapidement. Mais ces efforts pour écarter le danger potentiel du Covid-19 en citant d’autres maladies mortelles, en particulier la grippe, sont un artifice rhétorique pour faire comme si l’inquiétude concernant le coronavirus était déplacée.
La comparaison avec la grippe saisonnière est donc trompeuse…
Il n’est pas très logique de comparer deux agents pathogènes sur des parties différentes de leur courbe épidémique. Oui, la grippe saisonnière infecte plusieurs millions de personnes dans le monde, tuant, selon les estimations de l’OMS, jusqu’à 650 000 personnes par an. Cependant, le Covid-19 ne fait que commencer son voyage épidémiologique. Et contrairement à la grippe, nous n’avons ni vaccin, ni immunité collective pour ralentir l’infection et protéger les populations les plus vulnérables.
Même si la comparaison est trompeuse, ces deux maladies sont des virus et ils appartiennent même à un groupe spécifique, les virus à ARN. Les deux peuvent provoquer une maladie. Tous deux affectent la bouche et la gorge et parfois aussi les poumons. Enfin, ils sont tous deux assez contagieux.
Ce sont des similitudes superficielles qui manquent un élément essentiel dans la comparaison de deux agents pathogènes. Nous en savons beaucoup sur la dynamique de la grippe alors que nous en savons très peu sur le Covid-19. C’est un saut dans l’inconnu. Il y aura beaucoup d’éléments sur le Covid-19 qui demeureront inconnus jusqu’à ce que l’épidémie se manifeste pleinement. En même temps, il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas de comparer le Covid-19 à la grippe. Il y a le Covid-19 d’une part et la grippe d’autre part. L’émergence d’infections multiples capables de devenir pandémiques et de s’attaquer conjointement aux populations devrait constituer la préoccupation principale.
Vous menez des recherches sur les épidémies et leurs causes depuis plusieurs années. Dans votre livre Big Farms Make Big Flu, vous tentez notamment d’établir des liens entre les pratiques agricoles industrielles, l’agriculture biologique et l’épidémiologie virale. Quelles sont vos conclusions ?
Le véritable danger de chaque nouvelle épidémie est l’échec à – ou, pour le dire plus précisément, le refus opportun de – comprendre que chaque nouveau Covid-19 n’est pas un incident isolé. L’augmentation de l’occurrence des virus est étroitement liée à la production alimentaire et à la rentabilité des sociétés multinationales. Quiconque cherche à comprendre pourquoi les virus deviennent plus dangereux doit étudier le modèle industriel de l’agriculture et, plus particulièrement, de l’élevage animal. À l’heure actuelle, peu de gouvernements et scientifiques sont prêts à le faire. Bien au contraire.
Lorsque de nouveaux foyers apparaissent, les gouvernements, les médias et jusqu’à la plupart des établissements médicaux sont tellement pris sur l’urgence qu’ils écartent les causes structurelles qui poussent de multiples agents pathogènes marginaux à devenir soudainement des célébrités mondiales, les uns après les autres.
Qui faut-il blâmer ?
J’ai évoqué l’agriculture industrielle, mais elle s’inscrit dans un champ bien plus large. Le capital est le fer de lance de l’accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles détenues par les petits exploitants dans le monde. Ces investissements favorisent la déforestation et le développement, ce qui entraîne l’apparition de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant enfermés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines. En bref, les métropoles centrales, comme Londres, New York et Hong Kong, devraient être considérées comme nos principaux foyers de maladies.
Pour quelles maladies est-ce le cas ?
Il n’y a pas d’agents pathogènes indépendants du capital à ce stade. Même les populations les plus éloignées géographiquement finissent par être touchées, fut-ce de manière distale. Les virus Ebola et Zika, le coronavirus, la fièvre jaune, diverses formes de grippe aviaire et la peste porcine africaine chez les porcs comptent parmi les nombreux agents pathogènes qui quittent les arrière-pays les plus reculés pour se diriger vers les boucles périurbaines, les capitales régionales et, finalement, vers le réseau mondial de transport. On passe de chauves-souris frugivores du Congo à la mort de bronzeurs de Miami en quelques semaines.
Quel est le rôle des entreprises multinationales dans ce processus ?
À l’heure actuelle, la planète Terre est en grande partie une ferme planétaire, tant en termes de biomasse que de terres cultivées. L’agrobusiness vise à s’accaparer le marché alimentaire. La quasi-totalité du projet néolibéral est organisée autour du soutien aux efforts des entreprises basées dans les pays industrialisés les plus avancés pour voler les terres et les ressources des pays les plus pauvres. En conséquence, nombre de nouveaux agents pathogènes, jusqu’alors tenus en échec par des écologies forestières en évolution constante, sont désormais libres, et menacent le monde entier.
Quels sont les effets des méthodes de production des entreprises agroalimentaires sur ce phénomène ?
L’agriculture capitaliste, en remplaçant les écologies naturelles, offre les moyens exacts par lesquels les agents pathogènes peuvent développer les phénotypes les plus virulents et les plus infectieux. On ne pourrait pas concevoir un meilleur système pour produire des maladies mortelles.
Comment cela se fait-il ?
L’utilisation de monocultures génétiques d’animaux domestiques supprime les pare-feux immunitaires disponibles pour ralentir la transmission. Des populations plus nombreuses et plus denses favorisent des taux de transmission plus élevés tandis que les conditions de promiscuité diminuent la réponse immunitaire. Le haut débit, inhérent à toute production industrielle, fournit un approvisionnement continuellement renouvelé de sujets sensibles, constituant une forme de carburant pour l’évolution de la virulence. En d’autres termes, l’agrobusiness est tellement axé sur les profits que la sélection d’un virus qui pourrait tuer un milliard de personnes est considérée comme un risque digne d’intérêt.
Quoi ?!
Ces entreprises peuvent simplement externaliser les coûts de leurs opérations épidémiologiquement dangereuses sur le reste du monde. Des animaux eux-mêmes aux consommateurs, en passant par les travailleurs agricoles, les environnements locaux et les gouvernements du monde entier. Les dommages sont si importants que si nous devions réintégrer ces coûts dans les bilans des entreprises, l’agrobusiness tel que nous le connaissons serait définitivement arrêté. Aucune entreprise ne pourrait supporter les coûts des dommages qu’elle impose.
Dans de nombreux médias, on prétend que le point de départ du coronavirus était un « marché d’aliments exotiques » à Wuhan. Cette description est-elle fondée ?
Oui et non. Il existe des indices spatiaux en faveur de cette hypothèse. La généalogie des contacts a permis de relier les infections au marché de gros des fruits de mer de Hunan, à Wuhan, où des animaux sauvages étaient vendus. L’échantillonnage de l’environnement semble permettre de désigner l’extrémité ouest du marché où les animaux sauvages étaient conservés.
Mais jusqu’où faut-il remonter et jusqu’où faut-il enquêter ? Quand exactement l’urgence a-t-elle réellement commencé ? En se concentrant sur le marché, on passe à côté des origines de l’agriculture sauvage dans l’arrière-pays et de sa capitalisation croissante. À l’échelle mondiale, et en Chine, l’alimentation sauvage est de plus en plus formalisée comme secteur économique. Mais sa relation avec l’agriculture industrielle va au-delà du fait de tirer les mêmes sources de revenus. À mesure que la production industrielle – porcine, avicole et autres – s’étend à la forêt primaire, elle fait pression sur les exploitants d’aliments sauvages pour qu’ils s’enfoncent davantage dans la forêt à la recherche de populations sources, augmentant ainsi l’interface avec de nouveaux agents pathogènes et, par là leur propagation. C’est le cas pour le Covid-19.
Le Covid-19 n’est pas le premier virus à se développer en Chine que le gouvernement a tenté de dissimuler.
Oui, mais il ne s’agit pas d’une exception chinoise. Les États-Unis et l’Europe ont également servi de terrain d’essai pour de nouveaux virus de grippes, récemment H5N2 et H5Nx. Leurs multinationales et leurs intermédiaires néocoloniaux ont été à l’origine de l’émergence d’Ebola en Afrique de l’Ouest et de Zika au Brésil. Les responsables étatsuniens de la santé publique ont couvert l’agrobusiness lors des épidémies de H1N1 (2009) et de H5N2.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a maintenant proclamé l’« urgence sanitaire de portée internationale ». Cette étape est-elle correcte ?
Oui. Le danger d’un tel agent pathogène est que les autorités sanitaires ne maîtrisent pas la distribution statistique des risques. Nous n’avons aucune idée de la façon dont l’agent pathogène peut réagir. Nous sommes passés en quelques semaines d’une épidémie dans un marché à des infections qui se sont répandues dans le monde entier. L’agent pathogène pourrait tout simplement s’épuiser. Ce serait formidable. Mais nous ne savons pas. Une meilleure préparation augmenterait les chances de réduire la vitesse de fuite de l’agent pathogène.
La déclaration de l’OMS fait également partie de ce que j’appelle le théâtre de la pandémie. Les organisations internationales sont toujours mortes de leur inaction, comme par exemple la Société des Nations. L’ONU est toujours préoccupée par sa propre pertinence, son pouvoir et son financement. Mais cet activisme peut aussi converger et permettre la préparation et la prévention réelles dont le monde a besoin pour perturber les chaînes de transmission de Covid-19.
La restructuration néolibérale du système de soins de santé a aggravé à la fois la recherche et les soins généraux des patients, par exemple dans les hôpitaux. Quelle différence un système de soins de santé mieux financé pourrait-il faire pour lutter contre le virus ?
Il y a l’histoire terrible mais révélatrice de l’employé d’une société d’appareils médicaux de Miami qui, à son retour de Chine avec des symptômes ressemblant à ceux de la grippe, a fait ce qui s’imposait à sa famille et à sa communauté et a exigé qu’un hôpital local lui fasse passer un test de dépistage du Covid-19. Il s’inquiétait que son option minimale Obamacare ne couvre pas les tests. Il a eu raison. Il s’est soudainement retrouvé à devoir payer 3 270 dollars.
Il pourrait être intéressant dans le contexte étatsunien d’exiger une ordonnance d’urgence qui stipule qu’en cas de pandémie, toutes les factures médicales liées aux tests d’infection et au traitement après un test positif soient prises en charge par le gouvernement fédéral. Nous voulons encourager les gens à chercher de l’aide, après tout, plutôt que de se cacher – et d’infecter les autres – parce qu’ils n’ont pas les moyens de se faire soigner. La solution évidente est un service national de santé – doté d’un personnel et d’équipements suffisants pour gérer de telles urgences à l’échelle de la communauté – afin qu’un problème aussi absurde que celui de décourager la coopération communautaire ne se pose jamais.
Dès que le virus est découvert dans un pays, les gouvernements réagissent partout par des mesures autoritaires et punitives, comme la mise en quarantaine obligatoire de zones entières de terres et de villes. Des mesures aussi drastiques sont-elles justifiées ?
Utiliser une épidémie pour tester le dernier cri en matière de contrôle autocratique est une catastrophe : le capitalisme a déraillé. En matière de santé publique il me paraît a priori plus judicieux de s’appuyer sur la confiance et l’empathie, qui sont des facteurs épidémiologiques décisifs. Sans eux, les autorités perdent le soutien des populations.
Un certain sens de la solidarité et du respect forment des aspects essentiels pour susciter la coopération dont nous avons besoin pour survivre ensemble à de telles menaces. Des quarantaines autonomes avec le soutien approprié – vérifications par des brigades de quartier formées, des camions d’approvisionnement alimentaire faisant du porte-à-porte, la suspension du travail et l’assurance chômage – peuvent susciter ce type de coopération, et créer le sentiment que nous sommes tous dans le même bateau.
Comme vous le savez peut-être, en Allemagne, avec l’AfD, nous avons un parti de facto nazi avec 94 sièges au parlement. La droite nazie dure et d’autres groupes associés aux politiciens de l’AfD utilisent la crise du coronavirus dans leur campagnes d’agitations. Ils diffusent de faux rapports sur le virus et exigent du gouvernement des mesures plus autoritaires : restriction des vols et des arrêts d’entrée pour les migrants, fermeture des frontières et quarantaine forcée…
L’interdiction de voyager et la fermeture des frontières sont des exigences avec lesquelles la droite radicale veut racialiser ce qui sont désormais des maladies mondiales. C’est évidemment un non-sens. À ce stade, alors que le virus est en train de se propager partout, la chose sensée à faire est de développer une santé publique résiliante qui ait les moyens de traiter et de guérir toutes celles et ceux qui sont infectés.
Plus profondément, il faudrait évidemment commencer par cesser de voler les terres des gens à l’étranger et de favoriser les exodes. Ainsi nous pourrions empêcher les agents pathogènes d’apparaître.
Que faudrait-il faire pour procéder à des changements durables ?
Pour réduire l’apparition de nouveaux foyers de virus, la production alimentaire doit changer radicalement. L’autonomie des agriculteurs combinée à un secteur public fort pourraient freiner les effets de cliquets environnementaux et les fuites en avant infectieuses. Il faudrait également réintroduire des variétés diverses d’animaux et de cultures – dans le cadre d’un ré-ensauvagement stratégique – tant au niveau des exploitations agricoles qu’au niveau régional. Puis permettre aux animaux destinés à l’alimentation de se reproduire sur place pour transmettre les immunités développées. Relier la production à la circulation. Subventionner des programmes de soutien des prix et d’achat par les consommateurs pour soutenir la production agroécologique. Défendre ces expériences à la fois contre les contraintes que l’économie néolibérale impose aux individus et aux communautés et contre la menace d’une répression étatique menée par le capital.
Quels mots d’ordre porter face à la dynamique croissante des épidémies ?
Il faut mettre définitivement fin à l’agrobusiness en tant que mode de reproduction sociale, ne serait-ce que pour des raisons de santé publique. La production alimentaire capitaliste repose sur des pratiques qui mettent en danger l’humanité tout entière, contribuant en l’occurrence à déclencher une nouvelle pandémie mortelle.
Nous devons exiger que les systèmes alimentaires soient socialisés de manière à empêcher l’émergence d’agents pathogènes aussi dangereux. Pour cela, il faudra d’abord réintégrer la production alimentaire dans les besoins des communautés rurales. Cela nécessitera des pratiques agroécologiques qui protègent l’environnement et les agriculteurs qui cultivent nos aliments. En gros, nous devons combler les fossés métaboliques qui séparent nos écologies de nos économies. En bref, nous avons un monde à gagner.
Texte initialement paru sur Marx21.