Action directe inachevée : la grève des éboueurs parisiens

Mardi 17 Novembre, les éboueurs et les égoutiers de la ville de Paris ont occupé et bloqué le site de la Direction de la Propreté et de l’Eau (DPE). En plein confinement et alors qu’au même moment des affrontements avaient lieu autour de l’Assemblée Nationale contre la Loi Sécurité Globale, cette action coup de poing démontre le maintien d’une conflictualité qui ne demande qu’à ressurgir. L’occupation a pris fin mercredi en fin d’après-midi, dans l’attente d’une première réunion de négociation vendredi, et ce malgré les enthousiasmes soulevés.

Mardi matin, alors que les agents de la Propreté participaient à un rassemblement devant l’Hôtel de Ville, une cinquantaine d’entre eux a profité de la diversion pour s’engouffrer dans le siège de la DPE, au 103-105 Avenue de France. Une fois montés sur le toit, ils ont déversé sur la chaussée des milliers de brochures publicitaires trouvées dans les bureaux. La paperasse accumulée, symbolisant le travail de nettoyage qu’ils et elles effectuent quotidiennement, a contraint les forces de l’ordre à bloquer la route. Alors qu’ils étaient rejoints par des Gilets Jaunes – qui fêtaient leur deuxième anniversaire à Montparnasse – et par leurs collègues présents à l’Hôtel de Ville, des feux de poubelle sont venus s’ajouter au décor, infusant une atmosphère de chaos dans l’environnement policé d’un quartier entièrement réaménagé ces dix dernières années et désormais recouvert par des sièges de grands groupes du tertiaire, des start-ups1 et des surfaces commerciales.

L’occupation a tenu le jour suivant, les forces de l’ordre n’étant pas en mesure d’évacuer si facilement des grévistes perchés sur le toit d’un immeuble. Le relais médiatique a sûrement joué également, Anne Hidalgo craignant de perdre le peu de crédibilité dont elle bénéficie à gauche. Les grévistes n’ont d’ailleurs pas manqué de le lui rappeler, en étendant une grande banderole jaune sur la corniche du toit : « Hidalgo sacrifie les héros, ni oubli ni pardon ». Ils avaient de quoi tenir l’occupation un bon moment, avec des vivres, des matelas pour dormir et des gazinières pour la cuisine. La DPE a coupé le chauffage pour tenter de les refroidir, dans un bâtiment vidé de ses cadres, mais sans conséquence sur les motivations. En parallèle, la grève impactait au moins 50% des ramassages de poubelles à Paris. On dénombrait 20 à 30% de grévistes en moyenne, mais dans certains ateliers les trois quarts des éboueurs étaient mobilisés mardi.

Action directe inachevée : la grève des éboueurs parisiens

Cette grève intervient sur fond de confinement, mais sans les avantages obtenus lors de la première version. Les protections sanitaires minimales sont bien en place – contrairement au début de la pandémie, comme nous l’avions souligné – mais les primes versées ont disparu. Comme dans la plupart des boites, les masques chirurgicaux et le gel à bas coût ont permis aux directions d’effacer temporairement les exigences plus sérieuses, portant sur une véritable révision des politiques salariales ou une diminution du temps de travail. Lorsque les grosses entreprises tentent de rétrograder les héros d’un jour au rang de de soldats du capitalisme, l’ambiguïté du discours martial sur les premières et secondes lignes retrouve finalement sa vraie nature. Sentant venir l’arnaque, les éboueurs du 6ème arrondissement ont par exemple déclenché une grève sauvage de deux semaines dès l’annonce présidentielle du second confinement. À la marge du cadre syndical, s’appuyant sur un préavis Solidaires qui couvre tout la fonction publique2, ils ont obtenu un matériel sanitaire plus protecteur et une limitation des charges de travail3.

Mais ce qui a déclenché l’occupation de la DPE, c’est l’annonce d’une casse généralisée du statut des agents de la propreté, orchestrée par la Mairie de Paris. La Mairie de Paris a en effet programmé l’entrée en vigueur de la Loi de Transformation de la Fonction Publique – votée à l’été 2019 par le gouvernement LREM – pour janvier 2021. Pour les éboueurs et les égoutiers, c’est le risque de perdre 19 jours de repos par an, 8 jours de congés et 11 de RTT. Le droit de grève sera aussi limité, sur le modèle de ce qui existe à la RATP, donc soumis à une déclaration préalable plus contraignante et à des impératifs de maintien du service. Quant à l’attribution des primes elle se ferait non plus en fonction de l’ancienneté, mais selon un système arbitraire de « prime au mérite ». Le CHSCT (Comité d’Hygiène et de Sécurité) et le CAP (Comité d’Administration Paritaire), seraient eux tout bonnement supprimés, laissant place au CSE (Comité Social et Économique) version Macron, qui réduit la place des représentants du personnel. Une dynamique qui rappelle celle observée à la Mairie de Saint-Denis, où les agents municipaux sont en grève depuis le 2 octobre, contre des pertes de salaire et des augmentations du temps de travail, elles aussi liées à la Loi de Transformation de la Fonction Publique.

Action directe inachevée : la grève des éboueurs parisiens

Le feu aux poudres vient aussi d’une politique de privatisation généralisée dans laquelle Anne Hidalgo a pris un rôle moteur. Dans une surenchère libérale, la Maire de Paris qualifie désormais de « Big Bang territorial » l’opération de « décentralisation » qu’elle veut mener, main dans la main avec Valérie Pécresse (Présidente LR de la région IDF) et François Baroin (Président LR de l’Association des Maires de France). En réalité, il s’agit de déléguer la responsabilité de la gestion des déchets aux mairies d’arrondissement, qui seraient alors libres de privatiser4. La logique s’inscrit bien dans les délires de métropolisation du Grand Paris, avec des politiques qui voudraient transformer les agents en « personnels mobiles », nettoyant un gymnase du 92 un jour, pour balayer les rues du 16ème le lendemain. Et puisqu’au niveau de l’Ile-de-France tous les agents n’ont pas le même statut, c’est bien sûr par le bas qu’il faut niveler, en augmentant les temps de travail des mieux lotis. À l’image du gouvernement actuel, Hidalgo explique ouvertement vouloir profiter de la crise sanitaire pour faire avancer cet agenda libéral. En septembre, elle expliquait par exemple – dans une vulgate parfaitement macron-compatible – que « la gestion de crise implique une certaine agilité et ce n’est pas facile avec 55 000 fonctionnaires à Paris ».

Ce type d’action n’est pas une nouveauté pour les éboueurs parisiens : les locaux de la DPE sont régulièrement envahis par les agents, qui ont aussi connu des épisodes d’occupation longue, notamment en 2016 avec le blocage de l’incinérateur d’Ivry qui avait duré 23 jours. L’action de cette semaine s’inscrit aussi dans la poursuite du mouvement des retraites, où la question du blocage-sabotage et plus largement de l’illégalité dans les pratiques de lutte avait été clairement été posée sur la table. Il y avait donc de quoi s’attendre à un mouvement dur, en capacité de dépasser les cadres d’action classiques. D’autant plus quand on voit le visage de l’ennemi, puisque le nouveau patron de la DPE n’est autre que Benjamin Raigneau, l’ancien DRH de la SNCF qui a piloté la casse du statut des cheminots en 2018…

Action directe inachevée : la grève des éboueurs parisiens

Sauf que jeudi soir, c’est une annonce de fin d’occupation qui est venue doucher les esprits. Mis sous pression par la direction et la préfecture, qui s’offusquaient par voie de presse de la présence de bouteilles de gaz sur le toit (en fait destinées à la cuisine) et par des compagnies de CRS et BRAV débarquées sur les lieux, les occupants sont redescendus de leurs sommets. Le communiqué de la CGT FTDNEEA5 crie à la victoire, mais seule une réunion de négociation a été fixée. Prise dans l’urgence, la décision a laissé perplexe celles et ceux qui s’attendaient à un conflit plus déterminé, à la mesure d’une décision patronale qui remet en cause 19 jours de repos annuels ainsi que l’exercice du droit syndical. Au sortir de la réunion de vendredi, les craintes persistaient. Seul un calendrier de négociation a concrètement été fixé. La DPE a également renouvelé sa promesse de stopper la dynamique de privatisation, mais sans réelles garanties. On est donc loin de la remunicipalisation complète revendiquée initialement. La section CGT a fait part d’une de ses revendications pour une semaine de 28H, ce qui pourrait fait office de compensation des pertes de congés, mais rien ne garantie que des avancés soient faites en ce sens.

Dans une période clairement morose du côté des luttes sociales, ce conflit permet de souligner les tensions soulevées par l’enchaînement d’une période où l’on applaudissait les professions dites « essentielles » avec un retour à une normalité pourrie, aggravée par le climat de crise économique. Parmi les ouvrier·ères et les employé·es, nombreux sont ceux qui gardent en tête ce paradoxe fondamental qui a émergé de la crise sanitaire. Mais dans des secteurs où l’exercice de la grève est entravé par la précarité et les bas salaires, le syndicalisme institutionnel et les coups d’éclat médiatiques risquent de se montrer insuffisants. C’est la prise en compte de ces limites qui avait poussé les éboueurs à mettre en place des pratiques de blocage des flux de déchets pendant le mouvement des retraites, en s’appuyant sur des soutiens interprofessionnels, étudiants et militants. Une stratégie qui avait aussi le mérite de connecter les enjeux du travail avec des enjeux écologiques, l’accumulation des poubelles dans les beaux quartiers parisiens visibilisant à la fois les quantités de déchets que nous produisons et les modes d’exploitation sur lesquels reposent leur disparition quotidienne. En bref, une dynamique qu’on aimerait voir ressurgir, surtout si la Mairie de Paris continue de faire du sale dans le déchet.

Action directe inachevée : la grève des éboueurs parisiens
  1. On se souvient que non loin d’ici, un des lieux symboliques de la Macronie avait été envahi par une foule d’opposants à Loi Travail, en 2016, sous le slogan « Tout le monde déteste la Start-up Nation ».
  2. Le syndicat Solidaires dépose régulièrement ce type de préavis, sur des périodes longues et couvrant de larges pans du salariat, pour permettre à des petites structures de se mettre en grève sans attendre le signal des fédérations.
  3. L’arnaque mise en place par leur direction reposait sur les volumes de travail en temps de Covid. En confinement, la production des déchets recule d’environ 50% à Paris, mais les directions avaient réduit les bennes à hauteur de 70%, ce qui signifiait une surcharge de travail pour chacune des tournées. Les grévistes du 6ème ont aussi obtenu la possibilité de finir plus tôt les journées, selon le principe du fini-parti.
  4. Depuis Delanoë (ancien Maire de Paris), 50% de la gestion des déchets est déjà privatisée. Mais cette répartition est devenue une ligne rouge que la municipalité n’osait pas franchir, jusqu’ici.
  5. CGT Filière Traitement des Déchets Nettoiement Eau Égouts Assainissement.
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