16 mars 1978, Rome, Via Fani. Un commando des Brigades Rouges immobilise la voiture d’Aldo Moro, abat les cinq hommes de son escorte et enlève celui qui est alors président de la Démocratie Chrétienne. L’équipe est composée d’une dizaine de brigadistes, essentiellement ouvriers ou précaires, qui ont entre 20 et 32 ans.
Cette action marque le point d’aboutissement de la stratégie d’attaque « au coeur de l’État », décidée par l’organisation en 1974, après une première phase centrée sur la guérilla d’usine. Dès les premiers jours de la séquestration se met en place un « front de la fermeté » défendu par toutes les composantes du bloc institutionnel, y compris le Parti Communiste Italien, que les BR ne parviennent pas à diviser. Du côté du mouvement de l’autonomie, les positions divergent : certains formulent les premiers éléments d’une posture de dissociation tandis que d’autres tentent de maintenir ouvert un dialogue avec les formations combattantes, dans l’espoir d’une ultime recomposition politique. Franco Piperno déclare que la « porte étroite » du mouvement révolutionnaire réside dans sa capacité à « conjuguer ensemble la terrible beauté du 12 mars [référence à l’émeute insurrectionnelle du 12 mars 1977 dans les rues de Rome] avec la puissance géométrique de Via Fani ».
Alors que les BR souhaitaient éviter une issue sanglante, l’impossibilité de toute négociation avec l’État et le refus de toute concession de sa part, même symbolique, les contraint à exécuter Moro après 55 jours de détention, le 9 mai 1978. Son corps est déposé dans le coffre d’une voiture, à mi-chemin entre les sièges de la Démocratie Chrétienne et du PCI. Les Brigades Rouges sont alors dans une position ambivalente : jamais aussi fortes, jamais aussi faibles, à la fois au sommet de leur puissance opérationnelle et au début d’une longue séquence de contradictions politiques qui aboutiront à leur morcellement puis à leur déclin.
Nous y sommes. Je vois une voiture descendre la Via Fani avec les deux autres derrière elle. Je me prépare à me poster au milieu du carrefour et, au premier tir, je sors mon arme. Je dois bloquer le flot des voitures afin de laisser la route libre pour notre fuite et empêcher toute intervention indésirable. Je regarde dans une autre direction, je ne vois donc pas ce qu’il se passe à quelques pas de moi. Mais ce que j’entends est suffisant pour que je l’imagine. Non ce n’est pas suffisant. Le temps est suspendu. Impossible à évaluer. Seul élément dynamique dans l’immobilité figée de ces moments, le bruit assourdissant des armes. Je ne m’habituerai jamais à l’étrangeté de leur déplaisant timbre mécanique. Comme s’il me surprenait chaque fois. Bien sûr, c’est la politique qui guide le fusil, mais coup après coup, j’y laisse un morceau de moi-même. C’est fait. On est tous là ? Tous. Avec, en plus, notre prisonnier. Je le revois pendant un instant, quand les autres le chargent dans une fourgonnette. Moi je prends une autre direction. En guise de final, le sourire d’adieu d’un camarade qui, pris dans cet enfer, semble heureux d’avoir trouvé le moyen de me l’offrir.
Barbara Balzerani, Camarade Lune
Pour aller plus loin, lire en priorité : Brigate Rosse : une histoire italienne de Mario Moretti (entretiens avec Rossana Rossanda et Carla Mosca) où celui qui fut l’un des principaux dirigeants de l’organisation se livre pour la première fois et revient sur chaque étape de son histoire, chronologiquement. Également le récit de Barbara Balzerani1, récemment traduit en français, Camarade Lune (éditions Cambourakis).
Nous conseillons aussi le film de Mosco Levi Boucault, Ils étaient les Brigades Rouges, qui retrace leur parcours et contient des entretiens avec quatre des membres qui ont participé à l’opération Moro : Mario Moretti, Prospero Gallinari, Valerio Morucci et Raffaele Fiore.
Pour une bibliographie de la séquence dans sa globalité, voir Azad Mardirossian, Julien Allavena, « Autonomies italiennes », Revue Période.
- Après avoir milité à Potere Operaio, Barbara Balzerani intègre la colonne romaine des Brigades Rouges et participe à l’opération Moro. Elle devient membre de l’Exécutif et, suite à la scission de 1981, dirige les BR – Parti Communiste Combattant (qui regroupe le canal historique et majoritaire de l’organisation), jusqu’à son arrestation en 1985. Définitivement libre en 2011, elle ne s’est jamais repentie ni dissociée.