Le 5 juin, cela fera 10 ans que Clément Méric est mort, assassiné par des militants d’extrême-droite à Paris. Cela fera 10 ans que nous commémorons chaque année la mémoire de notre camarade, ciblé parce qu’antifasciste.
Le mot fait peur désormais, il sent la dissolution et le souffre. Il y a fort à parier que ceux qui se déclaraient spontanément antifascistes au lendemain de la mort de Clément y réfléchiraient aujourd’hui à deux fois. Les pitres socialistes qui paradaient sur les plateaux il y quelques années ont définitivement rompu avec la tradition antifasciste en prenant leurs quartiers dans les ministères. Tandis que dans la presse mainstream le mot est devenu sulfureux, renouant, malgré les tentatives d’obscurcissement, avec ce qu’il désigne réellement historiquement, à savoir l’héritage d’une frontière politico-militaire qui fracture l’Europe depuis un siècle.
Après le tournant de 1917, le péril rouge est perçu par les élites européennes comme « le parti de la guerre civile internationale » ; le fascisme est la réponse politique et militaire au « péril rouge » du bolchévisme et au « péril jaune » de la révolte anticoloniale.
L’antifasciste est alors la figure combattante du militant internationaliste : il regroupe aussi bien Guingouin dans les maquis du Limousin que les partisans grecs et italiens, tant les artidi del popolo du début des années 1920 que la colonne Durruti, aussi bien les manifestants de Charonne contre l’OAS que les brigades africaines-américaines Abraham Lincoln parties rejoindre les républicains espagnols, aussi bien les Black Panthers et leurs alliés que l’alliance palestino-progressiste face à la Phalange au Liban.
C’est dans cette large histoire révolutionnaire, qui excède évidemment notre organisation, que s’inscrivait Clément. Antifasciste, il l’était lors de sa jeunesse à Brest. Il l’est resté en rejoignant Paris en 2012 pour poursuivre ses études. C’est ici qu’il a intégré l’union syndicale Solidaires et rencontré notre organisation, dans laquelle se côtoient alors militants révolutionnaires, jeunes syndicalistes et ex-ultras de groupes dissous du Virage Auteuil. Pendant près d’une année, il a milité à nos côtés, dans Paris et sa banlieue, pour ne pas laisser la rue à l’extrême-droite, auprès des migrants qui sont traqués et chassés par les forces de l’ordre, avec les collectifs de quartiers populaires qui s’organisent pour exiger la vérité et la justice pour tous les jeunes brutalisés par la police, et contre toutes les formes d’oppressions et de discriminations.
C’est cette histoire qu’il nous faut prolonger, cette trajectoire qu’il est vital de poursuivre. Car en 10 ans la situation s’est accélérée. Le parti de l’ordre, immuablement au pouvoir malgré quelques changements d’étiquettes, continue sa marche au pas de charge. Loin de l’alternance annoncée, et du supposé libéralisme d’un banquier aux dents longues, le hollando-macronisme a en réalité intensifié lourdement toutes les tendances du sarkozysme.
Depuis 10 ans, le racisme d’État se déchaîne, à travers le massacre quotidien des migrants en Méditerranée, l’agitation islamophobe contre les musulmans du pays, à grands coups de perquisitions, de lois contre le voile et de dissolutions d’associations. À travers la persistance des crimes policiers contre les jeunes hommes non-blancs, la rromophobie institutionnalisée et la chasse aux « islamo-gauchistes ». Une nouvelle loi sur l’immigration se prépare, qui vient s’empiler sur toutes les autres et étendra sans doute encore les prérogatives de la police pour chasser les étrangers.
Depuis 10 ans, les interventions impérialistes françaises se multiplient, en Afrique et ailleurs, tandis que les gouvernements successifs ignorent leur rôle dans les attentats commis au sein de la métropole tout en essayant de criminaliser le soutien aux luttes de libération anticoloniales, en premier lieu celle du peuple palestinien, qui fait aujourd’hui face de manière héroïque à la politique d’apartheid mise en place par le régime colonial de l’État sioniste.
Depuis 10 ans, une lourde offensive néolibérale s’abat sur tous les pauvres du pays, et ceux qui ne l’étaient pas encore. Elle s’accompagne d’un tournant autoritaire qui s’intensifie d’année en année. Aux ordonnances Macron, à la loi travail, la taxe carbone et la réforme des retraites, il faut associer les multiples lois « antiterroristes », « de sécurité globale », « contre les séparatismes », dont la tâche est soit de garantir que la police française puisse réprimer toute velléité de rébellion soit de tenter d’entretenir la fragmentation entre les classes subalternes. Ceux qui se soulèvent dans ce pays portent dans leur chair la mémoire du déferlement de violence tombé sur les banlieues en 2005, les gilets jaunes en 2018 ou, il y a quelques semaines, les écologistes à Sainte-Soline. Il faut désormais s’armer de courage pour aller manifester.
Depuis 10 ans, le programme du fascisme français progresse à la mesure du raidissement néolibéral, s’incarne dans des lois et des politiques qui puisent dans le vieil arsenal d’un État colonial et d’une république façonnée pour l’autoritarisme. Pourtant, on ne cesse de nous faire le coup des fronts républicains des dimanche électoraux, de brandir la menace de l’accession au pouvoir du Rassemblement national pour justifier le statu quo. Mais cette menace change au fur et à mesure que les gouvernements se réapproprient les mots d’ordre de l’extrême-droite. Ce n’est plus tant le racisme ouvert du RN qui gêne désormais, mais la perspective d’un chaos économique. Ce n’est plus l’héritage pétainiste qui est mis en accusation, mais leur supposée mollesse.
L’opération politique de la macronie est double. D’un côté, il s’agit de façonner un inévitable face à face avec l’extrême-droite, tout mensonger qu’il soit. En les renforçant institutionnellement, à l’Assemblée ou ailleurs dès que faire se peut, en reprenant leurs mots d’ordre et en légitimant leurs questions. En diabolisant par tous les moyens une NUPES pourtant évidemment social-démocrate. De l’autre, il s’agit de circonscrire la politique au jeu électoral. C’est sans doute là l’un des motifs profonds des vagues de dissolutions et des menaces qui pèsent jusqu’à la LDH. Briser la société, tout ce qui bouge et conteste, tout ce qui invente et résiste, tout ce qui pourrait peser sur le jeu institutionnel, voire le renverser.
Ce que Darmanin et ses sbires visent, c’est l’écrasement total de la politique de la rue. Nulle légitimité accordée aux immenses manifestations contre les retraites, nulle place pour le dialogue ou la concession. Les salves de grenades et les dissolutions auront raison d’un peuple trop remuant. Y compris d’ailleurs les dissolutions visant l’extrême-droite. Pendant que certains se racontent que ce sont des victoires, il suffit de constater combien la macronie s’est radicalisée pour voir ce qu’il en est. Et qu’on ne s’inquiète pas pour les quelques fascistes qui aiment parader, avec la progressive incorporation des civils aux schémas du maintien de l’ordre, il y a fort à parier qu’ils pourront porter bientôt un uniforme pour jouer le seul rôle qu’ils aient jamais su composer avec talent : supplétifs de la flicaille.
Écraser la rue, c’est la condition pour s’assurer du bon déroulement du programme néolibéral, en dépit de l’urgence climatique. Écraser la rue, c’est s’assurer que rien ne se passe si Le Pen est élue, ou que personne ne soit tenté de rappeler ses quelques promesses à un gouvernement de gauche miraculeusement victorieux.
Face à cela, l’antifascisme ne doit ni se laisser aller au vieux refrain de la spécificité de l’extrême-droite, quand bien même Le Pen serait pire que Macron, ni au front unique électoral. Face au raidissement de la situation, il est plus que jamais nécessaire de savoir constituer des fronts pratiques victorieux. D’éviter les querelles dogmatiques et le sectarisme qui sévit par gros temps, mais de contribuer à tisser des complicités entre toutes les réalités qui ont fait de la France le théâtre de la plus grande conflictualité sociale en Europe.
Un antifascisme à la hauteur de la situation se doit d’embrasser toutes ces dimensions, de concourir à la rencontre entre les diverses trajectoires de luttes qui ont constellé le pays au cours des dernières années, en étant toujours attentif à l’autonomie et la spécificité de chacune, afin de pouvoir tisser des alliances réelles, entre luttes antiracistes autonomes, mouvement ouvrier classique et Gilets jaunes. Entre luttes féministes, écologistes et syndicales.
C’est de la capacité à mener ce travail de composition et à le rendre victorieux que dépend notre futur. C’est ce travail qu’il faut mener dès maintenant pour se montrer à la hauteur de notre histoire, et de la mort d’un camarade.
Revenant des camps de concentration nazis où il avait été emprisonné en raison de son activité résistante, dans un contexte dont on mesure sans doute mal la gravité, Robert Antelme a écrit un beau texte intitulé « Vengeance ? » en 1946. On peut y lire que « Seul le monde dans sa vie peut venger chaque jour ceux qui sont morts, parce que ces morts ne sont pas ordinaires ; seule une victoire des idées et des comportements pour lesquels ils sont morts peut avoir le sens d’une vengeance ; cette mort ne se mesure pas à la nouvelle mort d’un homme, c’est l’avènement, le développement d’une société et d’un certain monde intérieur qui peuvent y répondre ».
En ce sens, nous n’avons pas renoncé à venger Clément. Et c’est pour commencer, continuer à construire cet autre monde et cette autre vie que nous appelons à un week-end de mobilisation à l’occasion des 10 ans de son meurtre :
RDV DIMANCHE 4 JUIN MANIFESTATION ANTIFASCISTE 11H MÉTRO BARBES