Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti

Dans cet entretien d’août 1969 avec la direction d’Il Manifesto (journal fondé la même année par un groupe d’intellectuels exclus du Parti Communiste Italien), Jean-Paul Sartre s’efforce de saisir les enjeux et les contradictions du mouvement révolutionnaire de l’époque, à la lumière, notamment, de la révolte de Mai 1968. Prenant acte du fait que le P.C.F. est devenu « un frein à toute tentative révolutionnaire en France », il maintient néanmoins la nécessité d’un moment de centralisation et d’unification politique, sans quoi, dit-il, « la révolte est toujours battue ». D’où une réflexion qui reste brûlante d’actualité : l’organisation est-elle un dispositif voué à la sclérose bureaucratique ? Est-il possible que le Parti soit au service du mouvement de masse, plutôt qu’il ne cherche à en prendre le contrôle, le subordonnant à sa propre inertie ? Comment en faire un instrument de disponibilité à l’événement, plutôt qu’une structure parasitaire ?

« Il faudrait, dit Sartre, que le Parti soit perpétuellement en mesure de lutter contre sa propre institutionnalité ». Pour nous qui sommes les contemporains d’un nouveau cycle de soulèvements à l’échelle globale, et qui savons la nécessité de construire des formes organisationnelles neuves en mesure, tout à la fois, de se mettre à l’école des révoltes populaires et de les féconder stratégiquement, il nous a semblé indispensable de republier ce précieux et passionnant entretien1.

MANIFESTO : Pendant les événements de mai en France, et en général pendant les luttes ouvrières de 1968, les mouvements de base ont reproché aux partis communistes non seulement leur dégénérescence bureaucratique ou leurs options réformistes ; ils ont critiqué la notion même de parti, d’organisation politique, structurée, de la classe. Quand le mouvement de base a subi un reflux, plusieurs groupes « gauchistes » en sont revenus à privilégier, contre le spontanéisme, l’organisation, préconisant le retour à un léninisme « pur ». Ni l’une ni l’autre de ces deux attitudes ne nous paraissent satisfaisantes. Il nous semble qu’on ne peut critiquer le spontanéisme qu’à condition – et c’est là l’enseignement de 1968 –  de voir que la maturité subjective de la classe exige aujourd’hui une nouvelle forme d’organisation, adaptée aux besoins de la lutte dans les sociétés de capitalisme avancé.

Nous aimerions centrer cette conversation sur les bases théoriques de ce problème. Elles ont leur place dans votre pensée, depuis la discussion désormais classique de 1952 (Les Communistes et la paix) et la polémique qui s’ensuivit avec Lefort et avec Merleau-Ponty, jusqu’à la Critique de la Raison dialectique, en passant par le Fantôme de Staline (1956). En 1952, on vous a accusé d’hypersubjectivisme, on vous a reproché de ne reconnaître à la classe d’autre existence que dans le Parti ; en 1956, on vous a adressé l’accusation inverse : celle d’un objectivisme tendant à expliquer le stalinisme comme le produit inévitable d’une situation historique. En réalité, il nous semble que ces deux positions ont une base commune dans le concept de retard structurel du pays dans lequel s’est faite la révolution d’Octobre, les « nécessités » imposées par le fait que la révolution n’était pas « mûre » et que le socialisme devait être construit durant une phase d’accumulation primitive. Dans cette situation spécifique, vous considériez que le Parti devait nécessairement se superposer à une masse qui n’était pas parvenue au niveau de conscience requis. Croyez-vous que cette image du Parti – qui fut la vôtre et la nôtre durant les années cinquante – doit être révisée parce que la situation a changé, ou, au contraire, parce que les formulations d’alors étaient entachées de carences théoriques qui sont apparues plus clairement depuis ?

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
1956 : les chars soviétiques écrasent l’insurrection de Budapest

SARTRE : Il y avait sûrement carence. Mais il faut la situer historiquement. En 1952, quand j’ai écrit Les Communistes et la paix, le choix politique essentiel était la défense du P.C.F. et surtout de l’U.R.S.S., accusée d’impérialisme. Il était essentiel de repousser cette accusation si on ne voulait pas se retrouver du côté des Américains. Par la suite, il s’est révélé que l’U.R.S.S., en agissant à Budapest comme Staline – par intelligence politique ou pour d’autres raisons – n’avait pas agi en 1948 avec la Yougoslavie, puis en récidivant en Tchécoslovaquie, se comporte à la manière d’une puissance impérialiste. En disant cela, je n’entends pas émettre un jugement moral. J’affirme seulement que la politique extérieure de l’U.R.S.S. semble essentiellement inspirée par son rapport antagonique avec les États-Unis, et non par un principe de respect, d’égalité vis-a-vis des autres États socialistes. De cette constatation a découlé ma position de 1956. Évidemment, arrivé à ce point, je ne pouvais pas ne pas relever la contradiction avec mes positions de 1952. J’ai essayé de m’en expliquer dans Critique de la Raison dialectique. Il s’agit encore, bien entendu, d’une solution formelle qui aurait dû être suivie d’une analyse historique de l’U.R.S.S. à l’époque de Staline – analyse déjà esquissée et qui fait partie d’un second volume de la Critique qui ne paraîtra probablement jamais.

Le Parti est par rapport à la masse une réalité nécessaire parce que la masse, par elle-même, ne possède pas une spontanéité. Par elle-même, la masse reste sérielle. Mais inversement, sitôt que le Parti devient une institution, il est – sauf circonstances exceptionnelles – réactionnaire par rapport à ce que lui-même suscite ou crée.

Sartre

En résumé, ce que j’ai cherché à montrer à propos de concepts comme masse, parti, spontanéité, sérialisation, canaux, groupes, représente un embryon de réponse à ce problème : au fond, j’ai tenté de montrer que le Parti est par rapport à la masse une réalité nécessaire parce que la masse, par elle-même, ne possède pas une spontanéité. Par elle-même, la masse reste sérielle2. Mais inversement, sitôt que le Parti devient une institution, il est – sauf circonstances exceptionnelles – réactionnaire par rapport à ce que lui-même suscite ou crée, c’est-à-dire le groupe en fusion. En d’autres termes, le dilemme spontanéité-Parti est un faux problème. Sous l’angle de la conscience de soi, la classe ne paraît pas homogène ; mais plutôt comme un ensemble d’éléments, de groupes que je définis comme « en fusion ». Parmi les ouvriers, nous trouvons toujours des groupes en fusion dans telle ou telle usine où a lieu une lutte au cours de laquelle les individus établissent des rapports de réciprocité, jouissent, par rapport à l’ensemble, de ce que j’ai appelé une « liberté sauvage » et prennent une conscience précise de leur être de classe.

Mais à côté de ces groupes en fusion, il y a d’autres ouvriers qui, non unis par une lutte, restent sérialisés et donc incapables de spontanéité parce qu’ils ne sont pas liés aux autres sinon par un rapport de réification, un rapport sériel. Ils sont constamment autres qu’eux-mêmes parce que désignés uniquement à travers un rapport à l’autre. Même sur un groupe en fusion – par exemple une usine en grève – pèsent et interviennent continuellement des rapports de sérialité (massification, etc.). Le même ouvrier qui, sur le lieu de travail, se trouve dans un groupe en fusion, peut être complètement sérialisé quand il est chez lui ou en d’autres moments de sa vie. Nous sommes donc en présence de formes de conscience de classe très différentes : d’une part une conscience avancée, de l’autre une conscience quasi inexistante et entre les deux une série de médiations. C’est pourquoi il ne semble pas que l’on puisse parler d’une spontanéité de classe ; il est seulement correct de parler de groupes, produits par les circonstances, qui se créent eux-mêmes au gré des situations et qui, en se créant, ne retrouvent pas on ne sait quelle spontanéité profonde, mais font l’expérience d’une condition spécifique sur la base de situations spécifiques d’exploitation et de revendications précises, expérience au cours de laquelle ils se pensent eux-mêmes de façon plus ou moins juste.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti

Cela dit, que représente le Parti par rapport à la série ? Sûrement une bonne chose, car il empêche de tomber dans la sérialité complète. Les membres d’un parti communiste resteraient eux aussi des individus isolés et sérialisés si le Parti ne les constituait en groupe à travers un lien organique qui permet au communiste de Milan d’être en rapport avec un autre travailleur communiste d’une quelconque autre région. En outre, c’est grâce au Parti que se forment au cours de la lutte de nombreux groupes, parce que le Parti facilite la communication. Toutefois, par rapport au groupe en fusion qu’il a lui-même contribué à créer, le Parti se trouve, en règle générale, dans l’obligation soit de l’absorber, soit de le renier. Par rapport au groupe, dont la structuration ne va jamais au-delà d’une sorte de pacte réciproque, le Parti est beaucoup plus fortement structuré. Un groupe se forme à chaud, par exemple en vue d’un objectif (« Il faut prendre la Bastille ») et, aussitôt après l’action, les individus qui le composent se retrouvent, inquiets, l’un face à l’autre, et cherchant à établir, dans leur liberté, un lien qui puisse remplacer le lien immédiat qui s’était créé dans l’action, c’est-à-dire une sorte de pacte ou de serment, lequel à son tour tend à constituer un embryon de série et à établir entre eux un rapport de contiguïté réifié. C’est ce que j’ai appelé « Fraternité-terreur ». Le Parti, au contraire, se développe comme un ensemble d’institutions, donc comme un système clos, statique et tendant à la sclérose. C’est pour cette raison qu’il est toujours en retard par rapport à la masse en fusion, même lorsqu’il tente de la diriger, parce qu’il l’appauvrit, parce qu’il cherche à la subordonner à lui, quand il ne va pas jusqu’à la renier, à s’en désolidariser.

La pensée et l’action de chaque groupe en reflètent, nécessairement, la structure. Il se produit donc ceci : la pensée d’un groupe en fusion – du fait qu’elle naît dans le feu d’une situation particulière et non à cause d’une quelconque « spontanéité » – a une charge plus forte, plus critique, plus neuve que celle d’un groupe structuré. En tant qu’institution, un parti a une pensée institutionnalisée – c’est-à-dire quelque chose qui s’écarte d’une pensée sur la réalité – pour ne plus essentiellement refléter que sa propre organisation, une pensée idéologique en somme. C’est sur son schéma que se modèle, en se déformant, l’expérience de la lutte elle-même ; alors que le groupe en fusion pense l’expérience comme elle se présente, sans médiation institutionnelle. C’est pourquoi la pensée d’un groupe peut être vague, impossible à théoriser, gênante – comme l’étaient les idées des étudiants en mai 1968 –, elle n’en représente pas moins un degré de réflexion plus vraie parce qu’aucune institution ne s’interpose entre l’expérience et la réflexion sur l’expérience.

C’est là qu’est la contradiction profonde du Parti, surgi pour libérer les masses de la sérialité et devenu lui-même institution.

Sartre

Certes, nous mettons ici le doigt sur une contradiction inhérente à la fonction même du Parti. Celui-ci naît pour libérer la classe ouvrière de la sérialisation mais en même temps il est un reflet – reflet d’un certain type, puisqu’il est là pour l’abolir – de la sérialisation et de la massification des masses sur lesquelles il opère. Cette sérialisation des masses se reflète dans son institutionnalité ; contraint d’avoir des rapports avec le sériel, il est lui-même en partie inerte et sériel. Aussi, pour se protéger lui-même, finit-il par s’opposer aux groupes en fusion qui sont pourtant un aspect de cette classe ouvrière qu’il veut exprimer et qu’il a très souvent été le premier à avoir sollicitée.

C’est là qu’est la contradiction profonde du Parti, surgi pour libérer les masses de la sérialité et devenu lui-même institution. En tant que tel, il porte en lui un tel passif (je ne fais pas allusion à la bureaucratie ou à d’autres formes de dégénérescence, mais bien à la structure institutionnelle elle-même, qui n’est pas nécessairement bureaucratique), qu’il va devoir s’opposer fondamentalement et dans tous les cas à toutes les nouvelles forces, soit qu’il cherche à s’en saisir, soit qu’il les rejette. On a vu les deux attitudes différentes prises par le parti communiste français et le parti communiste italien vis-à-vis des étudiants : le P.C.F. les a repoussés, le P.C.I., plus subtilement, essaie des les attirer à lui, en canalisant leur expérience à travers une tentative de contact et de discussion. Un parti ne peut choisir qu’entre ces deux attitudes ; là est sa limitation profonde.

Encore un exemple, classique : la question du centralisme démocratique. Tant qu’il s’exerça dans une situation en mouvement, par exemple durant la clandestinité et l’élaboration de la lutte en Russie, c’est-à-dire précisément lorsque Lénine en constitua la théorie, il demeura un élément vivant. Il y avait un moment de centralisme, parce qu’il était nécessaire, et un moment de démocratie réelle, parce que les gens parlaient et que la décision s’élaborait en commun. À peine s’est-il institutionnalisé, comme c’est le cas dans tous les pays communistes, que le centralisme a pris le pas sur la démocratie et que la démocratie elle-même est devenue « institution », assujettie à sa propre inertie : il existe, par exemple, un droit à la parole, mais le seul fait que ce soit un droit – et cela seulement – le vide à tel point de son contenu qu’il devient, en réalité, un non-droit. La véritable question est donc de savoir comment surmonter la contradiction inhérente à la nature même du Parti, de façon que celui-ci (non seulement dans ses rapports avec l’adversaire et dans ses tâches de combat, mais vis-à-vis de la classe qu’il représente) puisse constituer une médiation active entre les éléments sérialisés et massifiés en vue d’une tentative d’unification ; pour qu’il puisse donc être capable de recueillir les impulsions qui naissent des mouvements et, plutôt que de prétendre les diriger, en généraliser l’expérience pour le mouvement et pour lui-même.

MANIFESTO : Le véritable lieu de la conscience révolutionnaire, ce n’est donc ni la classe dans son immédiateté, ni le Parti, mais la lutte. Le Parti serait vivant tant qu’il est un instrument de lutte, mais dès qu’il devient institution, il échangerait la fin pour les moyens et se transformerait en sa propre fin. La contradiction inhérente au Parti, que vous mettez en évidence, se résoudra peut-être dans la mesure où l’on essaie d’aborder le problème de l’organisation politique de la classe non plus dans sa généralité, mais dans l’immédiateté des situations spécifiques. Ce qui paraît impossible, c’est une solution méta-historique. Il convient donc d’envisager les conditions objectives dans lesquelles ce dilemme pourra à chaque fois être résolu. Cela implique, à notre avis, deux conditions : d’abord, que la classe dépasse le niveau de la sérialité, pour devenir effectivement et totalement le sujet d’une action collective.

La conscience naît seulement dans la lutte : la lutte de classe n’existe qu’en tant qu’existent des endroits où l’on se bat effectivement.

Sartre

SARTRE : C’est là une condition impossible ; la classe ouvrière ne peut jamais s’exprimer entièrement, comme sujet politique actif : il y aura toujours des zones ou des régions ou des franges qui, pour des raisons historiques de développement, resteront sérialisées, massifiées, étrangères à une prise de conscience. Il y a toujours un résidu. On a actuellement fortement tendance à généraliser le concept de conscience de classe et celui de lutte de classe comme éléments préexistants a priori de la lutte. Il n’y a d’a priori que la situation objective de l’exploitation de la classe. La conscience naît seulement dans la lutte : la lutte de classe n’existe qu’en tant qu’existent des endroits où l’on se bat effectivement. C’est vrai que le prolétariat porte en soi la mort de la bourgeoisie, c’est vrai que le système capitaliste est miné par des contradictions structurelles ; mais cela n’implique pas nécessairement l’existence d’une conscience de classe ou d’une lutte de classe. Pour qu’il y ait conscience et lutte, il faut que quelqu’un se batte.

En d’autres termes, virtuellement, dans le système capitaliste, la lutte de classe est partout possible, mais réellement elle n’existe que là où on la mène effectivement. D’autre part, même là où on la mène, elle diffère en fonction de chaque situation. En France, par exemple, les conditions et les types de lutte sont extrêmement divers : à Saint-Nazaire, les luttes ouvrières, d’une grande violence, conservent les caractéristiques du siècle dernier ; dans d’autres zones capitalistes plus « avancées », elle revêtent un caractère différent, une articulation revendicative peut-être plus riche, mais dans un contexte plus modéré. C’est pourquoi il n’est plus possible, même pour cette partie de la classe ouvrière qui est effectivement en lutte, de parler, sinon théoriquement, d’unification. Les grèves générales de vingt-quatre heures organisées par la C.G.T. ne sont, au mieux, que le symbole d’une lutte unifiée.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
Assemblée ouvrière en 1968

MANIFESTO : Mais ne sommes-nous pas dans une phase d’unification capitaliste de la société, tant du point de vue de l’infrastructure que des superstructures (modèles de consommation et modes de vie, langage, massification) ? Est-ce qu’à la parcellisation des situations individuelles ne correspond pas une « totalité » toujours plus évidente du système ? Cela ne devrait-il pas avoir pour conséquence la formation d’une base matérielle objective d’unification croissante de la classe et de la conscience de classe ?

SARTRE : La structure, en réalité, reste extrêmement diversifiée et déséquilibrée.

MANIFESTO : Mais la tendance est-elle ou non à l’unification ?

SARTRE : Oui et non. En France, par exemple, la capitalisme maintient en vie, artificiellement, des milliers de petites entreprises, qui n’auraient aucune raison d’exister du point de vue de la rationalité économique, mais qui lui sont utiles, soit parce qu’elles représentent un secteur politiquement conservateur (ce sont les couches qui votent pour de Gaulle, puis pour Pompidou), soit parce qu’elles lui permettent d’aligner sur les leurs ses coûts de production, en dépit de l’augmentation de la productivité. En somme, les tendances à l’intégration n’annulent pas les diversifications profondes des situation structurales.

Ajoutez à cela, en ce qui concerne la prise de conscience de sa propre condition, que le capitalisme avancé, malgré les énormes déséquilibres de la répartition des revenus, réussit à satisfaire les besoins élémentaires de la majorité de la classe ouvrière – il reste évidemment les zones marginales, 15 % des travailleurs aux États-Unis, noirs et immigrés ; il reste la catégorie des gens âgés ; il reste, à l’échelle mondiale, le tiers monde. Le capitalisme satisfait certains besoins primaires et il satisfait, de plus, certains besoins qu’il a artificiellement créés : par exemple celui de l’automobile. C’est cette situation qui m’a amené à revoir ma « théorie des besoins », ceux-ci n’étant plus, dans une situation de capitalisme avancé, en opposition systématique avec le système ; au contraire, ils deviennent en partie, entre ses mains, un instrument d’intégration du prolétariat dans certains processus engendrés et dirigés par le profit.

Je ne suis d’accord avec aucune de ces visions optimistes suscitées par les partis communistes ou par les mouvements de gauche, qui semblent croire que le capitalisme est désormais aux abois. Ses moyens de contrôle sur les classes sont encore puissants ; et il est bien loin d’être sur la défensive. Quant à provoquer un élan révolutionnaire, cela exige un long et patient travail de construction de la conscience.

Sartre

L’ouvrier s’épuise à travailler pour produire l’automobile et pour gagner de quoi acheter l’automobile ; cette acquisition lui donne l’impression d’avoir satisfait un « besoin ». Le système qui l’exploite lui donne en même temps un modèle et la possibilité de le satisfaire. La conscience du caractère intolérable du système doit donc être cherchée non plus dans l’impossibilité de satisfaire des besoins élémentaires mais, avant tout, dans la conscience de l’aliénation : c’est-à-dire du fait que cette vie ne vaut pas la peine d’être vécue et qu’elle n’a pas de sens, que ce mécanisme est un mécanisme trompeur, que ces besoins sont créés artificiellement, qu’ils sont faux, qu’ils épuisent et ne servent qu’au profit. Mais unifier la classe à partir de ce point de vue est encore plus difficile ; c’est pourquoi je ne suis d’accord avec aucune de ces visions optimistes suscitées par les partis communistes ou par les mouvements de gauche, qui semblent croire que le capitalisme est désormais aux abois. Ses moyens de contrôle sur les classes sont encore puissants ; et il est bien loin d’être sur la défensive. Quant à provoquer un élan révolutionnaire, cela exige un long et patient travail de construction de la conscience.

MANIFESTO : Toutefois, en mai, cette unification est apparue immédiate et évidente.

SARTRE : Tout à fait évidente. C’est un des rares cas où chacun a vu dans la lutte de l’usine du coin le modèle de sa propre lutte. Un phénomène du même ordre mais autrement plus ample s’était produit en 1936 ; mais alors les institutions ouvrières jouèrent un rôle déterminant. Le mouvement se déclencha lorsque socialistes et communistes étaient déjà au pouvoir, offrant, dans une certaine mesure, un modèle qui permit à la classe une rapide prise de conscience, la fusion en groupe et l’unification.

En mai, non seulement partis et syndicats n’étaient pas au pouvoir, mais encore ils furent loin de jouer un rôle comparable. L’élément qui unifia la lutte est quelque chose qui, à mon avis, vient de loin ; c’est une idée qui nous vient du Viêt-nam et que les étudiants ont exprimée par la formule : « L’imagination au pouvoir ». En d’autres termes, le champ du possible est beaucoup plus vaste que les classes dominantes nous ont habitués à le croire. Qui aurait cru que quatorze millions de paysans pourraient tenir tête à la plus grande puissance industrielle et militaire du monde ? Et pourtant cela s’est produit. Le Viêt-nam nous a appris que le champ du possible est immense, qu’il ne faut pas se résigner. C’est cela qui a été le levier de la révolte des étudiants, et les ouvriers l’ont compris. Dans la manifestation commune du 13 mai, cette idée est devenue, subitement, dominante. « Si quelques milliers de jeunes gens occupent les universités et tiennent en échec le gouvernement, pourquoi ne pourrions-nous pas le faire, nous aussi ? » C’est ainsi qu’à partir du 13 mai et en suivant un modèle qui, à ce moment, leur venait de l’extérieur, les ouvriers se sont mis en grève et ont occupé les usines. L’élément qui les mobilisa et les unifia, ce ne fut pas une plate-forme revendicative ; celle-ci vint après coup, pour justifier la grève, et certes les motifs ne manquaient pas. Mais il est intéressant de noter que les revendications vinrent après, lorsque les usines avaient déjà été occupées.

Le Viêt-nam nous a appris que le champ du possible est immense, qu’il ne faut pas se résigner. C’est cela qui a été le levier de la révolte des étudiants, et les ouvriers l’ont compris.

Sartre

MANIFESTO : Il ne semble donc y avoir, à l’origine de mai, aucun élément immédiatement matériel, aucune contradiction structurelle particulièrement explosive ?

SARTRE : À l’automne précédent, quelque chose avait provoqué un mécontentement général chez les travailleurs : les mesures réactionnaires du gouvernement en matière de Sécurité sociale. Ces mesures avaient frappé toute la population laborieuse quelle qu’en fût l’appartenance. Les syndicats, soit qu’ils aient été pris de court, soit qu’ils n’aient pas voulu s’engager trop avant, ne parvinrent pas à s’y opposer ; il y eut, si je me souviens bien, une journée de grève générale, et les choses en restèrent là. Mais un mécontentement profond et inexprimé subsista : il éclata à nouveau avec force durant les assemblées de mai. Il existe aujourd’hui un nouvel élément possible d’unification : c’est le caractère absolument vain que la hausse des prix, puis la dévaluation ont donné aux augmentations de salaire arrachées alors. Mais il n’est pas facile de savoir à l’avance si et quand ces éléments unitaires de mécontentement mèneront à une commune révolte. En mai, par contre, cette révolte a eu lieu et, selon moi, le détonateur, ce ne fut pas tant que les travailleurs prirent conscience de l’exploitation, mais qu’ils prirent conscience de leur propre force et de leurs propres possibilités.

Il a manqué à la révolte de mai une direction politique, capable de lui donner cette dimension politique et théorique sans laquelle le mouvement ne pouvait que finir par s’éteindre, comme cela est arrivé en fait. Il lui manqua un parti capable d’assumer entièrement le mouvement et ses potentialités.

Sartre

MANIFESTO : Pourtant, cette révolte de mai fut un échec et elle a été suivie d’une victoire de la réaction. Était-ce parce qu’elle n’avait pas en elle les éléments susceptibles de mener jusqu’à son terme la révolution ou parce qu’il lui manqua une direction politique ?

SARTRE : Il lui manqua une direction politique, capable de lui donner cette dimension politique et théorique sans laquelle le mouvement ne pouvait que finir par s’éteindre, comme cela est arrivé en fait. Il lui manqua un parti capable d’assumer entièrement le mouvement et ses potentialités. En effet, comment une structure institutionnalisée, comme le sont les partis communistes, pourrait-elle se mettre à la disposition de quelque chose qui la prend à l’improviste ? Comment pourrait-elle trouver en elle-même la disponibilité nécessaire pour réagir non par un « Essayons de tirer les marrons du feu », ou par un « Essayons d’attirer le mouvement à nous pour qu’il ne nous échappe pas », mais en disant « C’est là la réalité, et c’est ainsi que je dois l’assumer en m’efforçant de lui apporter une généralisation théorique et pratique pour la faire croître et la porter plus avant ? » D’autre part, un parti communiste incapable d’adopter cette attitude devient ce qu’est en pratique, depuis vingt-cinq ans, le parti communiste français : un frein à toute tentative révolutionnaire en France. Tout ce qui ne vient pas de lui seul, il le nie ou le supprime.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti

MANIFESTO : Donc, tout en critiquant les partis communistes tels qu’ils sont, vous affirmez la nécessité d’un moment d’unification et d’organisation du mouvement ?

SARTRE : Certes, et c’est là qu’est le problème. Nous sommes en présence d’une réaction, d’un pouvoir capitaliste fort et complexe, riche d’une capacité de répression et d’intégration. Ce qui exige une contre-organisation de la classe ; le problème est de savoir comment empêcher cette contre-organisation de se détériorer en devenant une « institution ».

MANIFESTO : Nous sommes d’accord. Mais il est intéressant de noter que la nécessité d’une organisation de la classe semble contredire une prévision de Marx, selon laquelle, avec la croissance du capitalisme, le prolétariat s’exprimerait immédiatement dans un mouvement révolutionnaire, sans le secours d’une médiation politique. À l’origine de cette thèse, il y avait la conviction qu’une crise du capitalisme aurait lieu à brève échéance et que croissaient en son sein des exigences incompatibles avec le système – par exemple, que le développement des forces productives entrerait en contradiction avec le mécanisme de développement capitaliste. Plus tard, Lénine voyait dans la socialisation de la propriété un élément susceptible, dans une certaine mesure, de préparer un renversement dans la gestion socialiste, une fois brisé l’appareil politique de l’État bourgeois. Il nous faut bien aujourd’hui reconnaître l’insuffisance de ces thèses. En premier lieu, les forces productives n’entrent pas directement en contradiction avec le système, parce qu’elles ne représentent pas quelque chose de neutre et d’objectif, mais qu’elles en sont un produit, parce qu’elles se sont alignées sur ses priorités, parce qu’elles en portent l’empreinte…

SARTRE : Oui, ces forces ne sont pas nécessairement destinées à s’affronter ; elles sont produites par ce type de développement, comme le démontrent – par exemple – les choix spatiaux dans le domaine scientifique. Et quant à la socialisation de la propriété, bien qu’il soit incorrect de parler ici de « classe », il faut reconnaître qu’elle a engendré la bureaucratie et une certaine technocratie auxquelles elle a donné le pouvoir redoutable de contrôler les masses et de les intégrer à une société autoritaire.

MANIFESTO : En somme, le passage du capitalisme au socialisme ne présente pas les mêmes caractères que celui du féodalisme à la bourgeoisie. Les rapports de production capitalistes s’étaient formés progressivement à l’intérieur de la société féodale, si bien que celle-ci, quand elle s’est écroulée, ne constituait plus que l’enveloppe vide d’une réalité structurelle différente, déjà mûrie en son sein. C’est ce qui ne peut pas arriver au prolétariat ; ce dernier ne peut, à l’intérieur du capitalisme, s’exprimer à travers des embryons d’organisation socialiste.

SARTRE : Ni du point de vue de la structure, des rapports de production, ni de celui des idées. Depuis la Renaissance, la culture n’était déjà plus féodale, mais bourgeoise ; de nouveaux groupes sociaux, comme la noblesse de robe, étaient bourgeois. Ce processus accompagna et précéda l’instauration des rapports de production capitalistes. La gestation de la bourgeoisie dura des siècles et s’exprima dans une alternative présente dans la société précédente. Cela ne peut se reproduire pour le prolétariat – même pas du point de vue de la culture. Car le prolétariat ne possède pas une culture qui lui soit propre : ou il utilise des éléments de la culture bourgeoise, ou il exprime un refus total de n’importe quelle culture, ce qui est une façon d’affirmer l’inexistence de sa propre culture. On objecte cependant que le prolétariat possède une échelle de valeurs » qui lui est propre. Certes, en voulant la révolution, il veut quelque chose de différent de ce qui est. Mais je me méfie d’expressions comme « échelle de valeurs » qui peuvent facilement se retourner en leur contraire. Cette difficulté d’une contre-culture, la révolte des étudiants en est une expression typique : un refus qui, par manque d’une élaboration particulière, finit par emprunter, fût-ce en les marquant du signe opposé, une série d’idéologismes de l’adversaire (simplification conceptuelle, schématisme, violence, etc.).

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
Révolte étudiante en 1968 (Daniel Cohn-Bendit au centre)

MANIFESTO : Donc, la révolution anticapitaliste est, en même temps, mûre et non mûre. L’antagonisme de classe produit la contradiction, mais il n’a pas, par lui-même, le pouvoir de produire l’alternative. Cependant, pour ne pas réduire la révolution à un pur volontarisme, à une pure subjectivité, ou, en sens inverse, pour ne pas retomber dans l’évolutionnisme, sur quelles bases précises peut-on préparer une alternative révolutionnaire ?

SARTRE : Je le répète, plus sur l’aliénation que sur les « besoins ». En un mot, sur la reconstruction de la personne et de la liberté – nécessité tellement présente que même les techniques d’intégration les plus raffinées ne peuvent pas n’en pas tenir compte. C’est pourquoi elles cherchent à la satisfaire sur un mode imaginaire. Tout l’human engineering est fondé sur l’idée que le patron doit se comporter avec son subordonné comme si ce dernier était son égal, parce que – cela est implicite – aucun homme ne peut renoncer à ce droit à l’égalité. Et l’ouvrier qui tombe dans le piège des « relations humaines » du paternalisme en est victime, dans la mesure même où il voudrait une égalité effective.

MANIFESTO : C’est vrai, mais alors comment démontrer que ces nouveaux besoins sont produits par le capitalisme avancé et ne constituent pas simplement les résidus d’un « humanisme » de la société précapitaliste ? La réponse, il va falloir peut-être la chercher précisément dans les contradictions inhérentes au développement du capital, qui exige en même temps – par exemple – une parcellisation du travail et une formation culturelle plus vaste que ne le demanderait le rôle que le travailleur est appelé à jouer, le développement quantitatif et qualitatif de l’instruction et une insuffisance de débouchés sociaux, une augmentation des exigences et l’impossibilité de les satisfaire – en un mot, une frustration permanente de cette force productive qu’est l’homme.

SARTRE : C’est que le développement du capital accroît la prolétarisation. Et non dans le sens de la paupérisation absolue, mais par la dégradation constante des rapports entre les nouveaux besoins et les rôles joués par les travailleurs, dégradation provoquée non par la crise mais par le développement.

On doit conclure à la nécessité d’un projet de transition, de construction de l’alternative, d’un projet révolutionnaire qui soit une idée de la société nouvelle. On revient donc encore au problème de l’unification, à celui de l’anticipation politique, à celui du Parti.

Manifesto

MANIFESTO : L’organisation politique révolutionnaire de la classe comporte donc l’élaboration d’une alternative. Il nous semble que ce problème a été sous-estimé pendant mai. Ceux qui avaient pris des positions d’inspiration marcusienne, ou spontanéistes à la Cohn-Bendit, misèrent exclusivement sur la négation ; ce faisant, ils n’arrivèrent même pas à assurer la poursuite de la lutte, parce que, dans une société complexe et évoluée, la majeure partie des hommes peut ne pas se poser le problème de l’après. Bien qu’opprimée et aliénée, la classe travailleuse jouit en fait de moyens de subsistance, ce qui l’oblige à se demander comment elle pourra les préserver et par quoi on remplacera ce qu’on détruit.

D’un autre côté, ceux qui prenaient des positions opposées à celles de Cohn-Bendit – un Touraine ou un Mallet, par exemple – ne voyaient pas la nécessité de proposer une alternative, parce que, selon eux, le développement des forces productives et la maturation subjective des masses auraient rendu immédiatement possible une auto-organisation et une autogestion de la société. Cela aussi nous semble inexact, car s’il est vrai que le développement du capitalisme fait mûrir la possibilité de la révolution en créant de nouveaux besoins et de nouvelles forces, il est aussi vrai que ceux-ci reflètent le système qui les produit. C’est pourquoi la brusque rupture du mécanisme entraîne nécessairement une chute de la production : il est illusoire de croire que le socialisme, c’est le système productif hérité du capitalisme mais autogéré. Il s’agit bel et bien d’un système différemment agencé, dans un contexte national et international qui agit et réagit sur lui. On doit conclure à la nécessité d’un projet de transition, de construction de l’alternative, d’un projet révolutionnaire qui soit une idée de la société nouvelle. On revient donc encore au problème de l’unification, à celui de l’anticipation politique, à celui du Parti.

SARTRE : Qu’une théorie du passage au socialisme soit nécessaire, cela est certain. Admettons qu’en France ou en Italie, la situation s’accélère et mène à la prise du pouvoir. Quelles idées a-t-on sur la façon dont un pays fortement industrialisé peut se reconstruire économiquement sur une base socialiste, tout en subissant le boycott extérieur, la chute immédiate de la monnaie, le blocus des exportations ? L’U.R.S.S. se trouva dans une semblable situation après la révolution. En dépit des sacrifices terribles et des dépenses énormes que lui avaient imposés la guerre civile, en dépit de l’encerclement politique et économique qui l’étouffait, les problèmes qu’elle eut à résoudre étaient moins complexes que ceux qui se poseraient aujourd’hui à une société avancée. De ce point de vue, nul d’entre nous – et d’abord les partis communistes – n’est préparé. Vous parlez de la nécessité d’une perspective politique de transition. Soit. Mais qui, parmi les partis communistes, a élaboré une théorie du passage révolutionnaire dans un pays de capitalisme avancé et non autarcique ?

MANIFESTO : Depuis les années vingt, le problème du passage au socialisme n’a jamais été mis à l’ordre du jour par les partis communistes dans les pays de capitalisme avancé.

Action et pensée ne sont pas séparables de l’organisation ; on pense comme on est structuré ; on agit comme on est organisé. C’est pour cette raison que la pensée des partis communistes est allée en s’ossifiant.

Sartre

SARTRE : Justement. Surtout pas après la guerre et les accords de Yalta. On n’a dont pas vraiment réfléchi sur l’alternative. Et ce fait n’est pas secondaire si l’on veut comprendre ce que sont devenus les partis communistes. Dans le livre d’Annie Kriegel, Les Communistes français (Éditions du Seuil, 1968), le jugement sur le parti communiste français est dans l’ensemble sévère ; mais ce qui demeure implicite c’est que, en dépit de toutes les erreurs et de tous les défauts qu’Annie Kriegel énumère, le Parti, pour elle, constitue en soi, abstraction faite de sa politique, une alternative, mieux encore : l’alternative prolétarienne à la société capitaliste en France. Ce raisonnement n’a aucun sens. Dans le moment même où nous parvenons à nous mettre d’accord pour affirmer la nécessité de l’organisation politique de la classe, nous devons également nous rendre compte de la complète inadéquation des institutions « historiques » du P.C. aux tâches que nous prétendons leur assigner.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
Congrès de Tours (décembre 1920)

Nous disions tout à l’heure que, sans un moment d’unification de la lutte, une médiation culturelle et une réponse positive, on ne peut aller au-delà de la révolte, et la révolte est toujours battue politiquement. Soit. Mais cela ne change rien au fait qu’un parti institutionnalisé n’est pas en mesure de faire fonction de médiateur entre culture et luttes, parce que ce qui est pensée encore confuse, non systématisée, mais vraie en tant que reflet de l’expérience, chez les masses, est complètement dénaturé une fois traduit par les mécanismes idéologiques du Parti et présente un rapport totalement différent avec ce que nous appelons culture. Pour que le schéma que vous proposez puisse fonctionner, il faudrait que le Parti soit perpétuellement en mesure de lutter contre sa propre institutionnalité. Sans cela, tout le raisonnement est faussé. Si l’appareil culturel des partis communistes est à peu près nul, ce n’est pas parce que le mode d’existence des partis paralyse leur effort collectif de pensée. Action et pensée ne sont pas séparables de l’organisation ; on pense comme on est structuré ; on agit comme on est organisé. C’est pour cette raison que la pensée des partis communistes est allée en s’ossifiant.

Un parti est-il condamné à s’institutionnaliser progressivement et à se détacher du mouvement qui lui a donné naissance, ou peut-on concevoir une organisation qui soit capable de lutter continuellement contre les limitations, la sclérose et l’institutionnalisation qui la menacent de l’intérieur ?

Manifesto

MANIFESTO : Les partis communistes, historiquement, se sont constitués à travers la Troisième Internationale, à travers les événements politiques et idéologiques de l’Union soviétique et du camp socialiste. Ils constituent des réalités qui ont agi sur la formation de la classe, qui ont entraîné des manières d’être, des idéologies, des déplacements de force. Aujourd’hui, cependant, nous sommes en présence d’un mouvement de classe qui, pour la première fois en Europe, tend à se situer dans un rapport dialectique avec les partis communistes, à ne s’identifier que partiellement à eux. Ce mouvement pèse sur eux, et il est appelé soit à en être rejeté, soit à les modifier. L’hypothèse qu’il puisse tout bonnement être absorbé par eux ne nous semble pas recevable : l’exemple des étudiants le démontre. Dans les deux cas se pose le problème d’une nouvelle manière d’être du Parti, ou bien à travers la crise et le renouveau des partis existants, ou bien à travers une nouvelle formation de l’expression politique unitaire de la classe. Cette nouvelle manière d’être est-elle possible ? Un parti est-il condamné à s’institutionnaliser progressivement et à se détacher du mouvement qui lui a donné naissance comme vous l’indiquez au début, ou peut-on concevoir une organisation qui soit capable de lutter continuellement contre les limitations, la sclérose et l’institutionnalisation qui la menacent de l’intérieur ?

SARTRE : Tout en reconnaissant la nécessité d’une organisation, j’avoue ne pas voir comment pourraient se résoudre les problèmes qui se posent à toute structure stabilisée.

MANIFESTO : Pour résumer ce que vous venez d’affirmer, le parti politique devrait donc assurer l’essor et l’autonomie des luttes de masse au lieu de les freiner ; il devrait assurer aussi le développement d’une anticulture et il devrait enfin savoir opposer une réponse globale, synthétique, au type de rationalité et de rapports sociaux sur lesquels repose la société. Ce sont là, semble-t-il, des tâches spécifiques du Parti, dans la mesure où, par leur caractère global, elles dépassent les problèmes que le moment spécifique de la lutte, le groupe en fusion, peut résoudre.

SARTRE : Oui, mais elles ne peuvent pas non plus être résolues sans lui.

Le parti révolutionnaire, pour échapper à l’institutionnalisation, doit se considérer comme étant en permanence au service d’une lutte qui a ses moments propres, ses niveaux politiques autonomes. […] Le mouvement révolutionnaire doit dépasser une insuffisance du léninisme : la théorie de la révolution a été jusqu’ici une « théorie de la prise du pouvoir » bien plus qu’une « théorie de la société ».

Manifesto

MANIFESTO : D’accord. Pour en sortir, on peut avancer quelques hypothèses. Avant tout, le parti révolutionnaire, pour échapper à l’institutionnalisation, doit se considérer comme étant en permanence au service d’une lutte qui a ses moments propres, ses niveaux politiques autonomes. Cela implique le déplacement du modèle léniniste ou bolchevique du Parti – depuis les origines jusqu’aux fronts populaires – selon lequel il y aurait une séparation constante entre le moment purement revendicatif de la lutte des masses et le moment politique, propre seulement au Parti. Dans l’histoire, ce dépassement n’a été ébauché que dans les « soviets ». Il correspond à un modèle de révolution sociale et non seulement politique, une révolution où le pouvoir serait pris par les soviets et non pas par le Parti.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
Soviet de Petrograd durant la Révolution russe (1917)

En outre, le mouvement révolutionnaire doit dépasser une insuffisance du léninisme : la théorie de la révolution a été jusqu’ici une « théorie de la prise du pouvoir » bien plus qu’une « théorie de la société ». Il en est résulté l’incapacité des partis communistes à analyser les sociétés capitalistes avancées et à préfigurer les buts que doit atteindre la révolution ; en d’autres termes, l’incapacité à comprendre les nouveaux besoins exprimés par le mouvement et à dire comment les satisfaire. (C’est ce qui s’est passé avec les étudiants : on n’a pas compris, ni résolu les problèmes qu’ils se posaient sur le rôle de l’éducation, sur son rapport avec la société, sur les modes et les contenus d’un savoir non autoritaire.) Troisièmement, il faut conduire une recherche permanente afin que la théorie soit en mesure d’assumer les données du mouvement. Une organisation politique de la classe qui se veut marxiste ne réfléchit pas seulement a posteriori ; elle interprète l’expérience à travers une méthodologie, une grille – les catégories du « capital », de la « classe », de l’« impérialisme », etc. Donc, dans la mesure où le rapport entre Parti et classe demeure ouvert – ouverture seule capable d’empêcher tout à la fois le particularisme d’une expérience fragmentaire et l’institutionnalisation du moment politique unificateur – il faut trouver une solution à ces trois problèmes.

SARTRE : Je suis d’accord, à condition que cette dialectique se manifeste comme un double pouvoir, et qu’on ne prétende pas la résoudre à l’intérieur du moment politique. Et même ainsi, nombreux sont les problèmes qui restent encore à résoudre. Vous parlez d’une « grille » méthodologique, théorique, donnée en quelque sorte a priori et à travers laquelle interpréter l’expérience. Mais le concept de capital ne demeure-t-il pas une notion pauvre et abstraite si l’on ne réélabore pas, à tout moment, l’analyse du capitalisme moderne à travers une recherche et une contestation permanentes des résultats de la recherche et de la lutte ? La pensée vraie est certainement une : mais son unité est dialectique, c’est une réalité vivante et en formation. Il faut que se soit construit un rapport entre les hommes qui garantisse non seulement la liberté, mais la liberté révolutionnaire de la pensée ; qui leur permette de s’approprier entièrement le savoir et de le critiquer. C’est ainsi, du reste, que le savoir a toujours procédé, mais ce n’est jamais ainsi qu’a procédé le « marxisme » des partis communistes. Pour accroître la culture créatrice de ses membres et leur permettre d’acquérir un maximum de connaissances vraies, il faut que le Parti – l’organisation politique de la classe – leur garantisse la possibilité d’inventer et de se contredire mutuellement, au lieu de se présenter comme administrateur d’un savoir acquis. Si l’on regarde à l’extérieur, le débat sur le marxisme n’a jamais été aussi riche que maintenant parce que, surtout depuis que le monolithisme s’est brisé et que s’est posé le problème de la diversité du socialisme, il existe une pluralité de recherches marxistes et des désaccords ouverts entre elles.

Pour accroître la culture créatrice de ses membres et leur permettre d’acquérir un maximum de connaissances vraies, il faut que le Parti – l’organisation politique de la classe – leur garantisse la possibilité d’inventer et de se contredire mutuellement, au lieu de se présenter comme administrateur d’un savoir acquis.

Sartre

MANIFESTO : Mais il s’agit d’un désaccord sur l’exégèse des textes sacrés, d’une querelle d’interprétations, plutôt que d’un renouveau d’inventivité, d’interprétation créatrice de la réalité.

SARTRE : Ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, la discussion sur les textes et dominante. Mais prenons l’exemple d’Althusser : il ne fait pas une simple exégèse. On trouve chez lui une théorie du concept, du savoir théorique autonome, de l’étude des contradictions à partir de la contradiction dominante, la « surdétermination ». Ce sont là des recherches originales, qui ne peuvent être contestées sans une élaboration théorique nouvelle. Personnellement, pour m’opposer à Althusser, j’ai été contraint de revoir l’idée de « notion » et d’en tirer une série de conséquences. On peut dire la même chose pour le concept de « structure » introduit par Lévi-Strauss et que certains marxistes ont essayé, avec plus ou moins de bonheur, d’utiliser. En d’autres termes, une discussion authentique exige toujours un effort et mène à des résultats théoriques nouveaux. Chaque fois que l’on veut qu’il y ait recherche, il faut donc mettre en place une structure qui garantisse la discussion ; sans quoi, même le modèle théorique que l’organisation politique voudrait proposer à l’expérience de la classe, reste inopérant. C’est là une contradiction permanente du Parti ; en fait, une limite de tous les partis communistes.

C’est pour cela qu’il m’est arrivé d’écrire qu’en URSS, plutôt qu’une dictature du prolétariat, c’est d’une dictature pour le prolétariat qu’il fallait parler, en ce sens que le Parti a assumé la charge de détruire la bourgeoisie pour le compte du prolétariat.

Sartre

Aussi complexe est l’hypothèse d’un rapport « ouvert » entre une organisation politique unitaire de la classe, le Parti, et le moment d’autogouvernement des masses, conseils ou soviets. Nous ne devons pas oublier que lorsque cela a été tenté, dans la Russie post-révolutionnaire, les organisations unitaires des masses ont disparu rapidement, et qu’il n’est plus resté que le Parti. Il s’est agi d’un processus dialectiquement nécessaire qui, en URSS, a conduit le Parti à prendre le pouvoir qu’auraient dû, en fait, prendre et garder les soviets. Peut-être pourrait-il en être autrement aujourd’hui mais, dans les années de l’encerclement de l’URSS par les pays capitalistes, de la guerre civile et des terribles restrictions intérieures, le processus qui a fini par entraîner la disparition totale des soviets apparaît assez compréhensible. C’est pour cela qu’il m’est arrivé d’écrire qu’en URSS, plutôt qu’une dictature du prolétariat, c’est d’une dictature pour le prolétariat qu’il fallait parler, en ce sens que le Parti a assumé la charge de détruire la bourgeoisie pour le compte du prolétariat. Il était, d’autre part, inéluctable, pour la survie de l’URSS, que le prolétariat, comme partout où il y a eu une révolution, se vît demander de renoncer à ce qui était, avant la révolution, les objectifs les plus spécifiques de son combat, c’est-à-dire l’augmentation du salaire et la diminution du temps de travail. On ne pouvait pas faire autrement, car il eût été difficile aux travailleurs de renoncer d’eux-mêmes à ces objectifs, même s’ils avaient fait l’expérience de l’autogouvernement sur leurs lieux de travail. Enfin, pour en arriver à ce qui se passe aujourd’hui, il me paraît difficile qu’une organisation de soviets ou de conseils puisse se créer quand existe une forte articulation « historique » de la classe, syndicat ou Parti. En France, nous avons fait l’expérience des comités d’action. Ceux-ci se sont rapidement dissous, non parce qu’ils ont été interdits mais parce que les syndicats ont repris les rênes en main.

Ce qui, de toute façon, me paraît intéressant dans votre schéma, c’est la dualité de pouvoir qu’il préfigure. C’est-à-dire un rapport ouvert et irréductible entre le moment unitaire, qui échoit à l’organisation politique de la classe, et les moments d’autogouvernement, les conseils, les groupes en fusion. J’insiste sur ce mot : irréductible ; parce qu’entre les deux moments il ne peut y avoir qu’une tension permanente.

Sartre

MANIFESTO : Cette dernière contradiction ne semble pas insurmontable. Chaque lutte syndicale, qui comporte non seulement une négociation sur le salaire mais aussi une négociation sur les rythmes de travail, les horaires, l’organisation du travail et son contrôle, prouve la nécessité de formes d’organisation directe des travailleurs. Sans l’assemblée unitaire de base, autonome et d’un niveau politique élevé, une négociation de cette ampleur ne peut se faire. C’est la lutte syndicale qui oblige donc à redécouvrir le problème des institutions directes de la classe ; c’est un fait d’expérience, non une invention intellectuelle. Certes, ces nouvelles formes se heurtent au conservatisme et au bureaucratisme. Mais elles doivent également tenir compte de certaines limites qui leur sont propres. De ce point de vue, l’expérience italienne est intéressante : entre partis ou syndicats et mouvement, l’alternative n’est pas toujours, comme vous l’affirmiez, celle du refus ou de la courroie de transmission.

Nous sommes en présence d’une tension sociale qui exprime ses propres formes et qui, en même temps, pèse sur les institutions traditionnelles de la classe, sans trouver d’équilibre dans celles-ci ou dans celles-là. En fait, si les limites du syndicat existent et sont connues, les institutions de démocratie directe ont aussi leurs limites : si, en général, elles fonctionnent parfaitement durant l’agitation, comme cela s’est aussi produit à la Fiat lors des luttes récentes, elles risquent de devenir par la suite, inconsciemment, des instruments de séparation entre un groupe et un autre, une usine et une autre, et donc d’être utiles au patronat. Et, à ce moment, le syndicat traditionnel, avec toutes ses limites, ne constitue-t-il pas une défense contre la fragilité des nouvelles institutions ? En somme, le mouvement apparaît aujourd’hui plus riche et plus complexe que son expression politique.

Jean-Paul Sartre : Masses, spontanéité, parti
L’automne chaud de 1969 à la FIAT

SARTRE : Ce qui, de toute façon, me paraît intéressant dans votre schéma, c’est la dualité de pouvoir qu’il préfigure. C’est-à-dire un rapport ouvert et irréductible entre le moment unitaire, qui échoit à l’organisation politique de la classe, et les moments d’autogouvernement, les conseils, les groupes en fusion. J’insiste sur ce mot : irréductible ; parce qu’entre les deux moments il ne peut y avoir qu’une tension permanente. Le Parti tentera toujours, dans la mesure où il veut se considérer « au service » du mouvement, de le réduire à son propre schéma d’interprétation et de développement ; les moments d’autogouvernement tenteront toujours de projeter leur vivante partialité sur le complexe contradictoire du tissu social. Dans cette lutte, peut-être, peut se manifester le début d’une transformation réciproque, qui cependant – si elle doit rester révolutionnaire – ne peut pas ne pas aller dans le sens d’une dissolution progressive du politique au sein d’une société qui tend à s’unifier mais aussi à s’autogouverner, c’est-à-dire à accomplir cette révolution sociale qui abolit, avec l’État, tous les autres moments spécifiquement politiques. En somme, une dialectique orientée de façon à se rapporter au schéma de développement de Marx. Jusqu’à présent, cela n’est pas arrivé ; peut-être dans la société de capitalisme avancé, les conditions commencent-elles à en exister. C’est, de toute façon, une hypothèse sur laquelle travailler.

(Conversation enregistrée le 27 août 1969, à Rome.)

  1. Ce texte a initialement paru dans Il Manifesto, analyse et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne. Volume édité par Rossana Rossanda, Seuil, 1971.
  2. Le concept de sérialité, que Sartre développe dans sa Critique de la Raison dialectique, désigne un régime d’inertie dans lequel les individus sont rassemblés dans la forme de leur séparation, isolés les uns par rapport aux autres (comme par exemple les ouvriers devant leur machine, ou les usagers dans l’attente de leur bus). Ils sont pour ainsi dire unis depuis l’extérieur. Cet état d’atomisation passive est dépassé lorsque se forme le groupe en fusion – lorsque, par exemple, les ouvriers décident d’une lutte commune.
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