« L'objectif est d'éradiquer la présence arménienne en Artsakh »

Entretien avec Yériché du mouvement Charjoum

Après un premier article de contextualisation historique du conflit qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, nous nous sommes entretenus avec Yériché, militant du mouvement Charjoum, dont l’organisation participe aux manifestations de soutien à l’autodéfense du peuple d’Artsakh et réalise un travail quotidien de contre-information et de solidarité concrète. Il revient entre autres sur les objectifs stratégiques du régime d’Ilham Aliyev et de son indéfectible allié turc ainsi que sur l’hypocrisie de l’État français qui, d’un côté multiplie depuis des années les hommages symboliques aux victimes du génocide arménien, et de l’autre ne cesse de vendre des armes à l’Azerbaïdjan.

Alors que les unités turco-azerbaïdjanaises tentent en ce moment même de conquérir la ville stratégique de Chouchi, cet entretien rappelle à quel point la résistance en Artsakh du peuple arménien, qui comme bien souvent ne peut compter que sur ses propres forces, est « une question de survie ».

ACTA : Peux-tu rappeler brièvement le destin historique de la région du Haut-Karabakh (Artsakh) et les origines du conflit qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan à son endroit ?

Yériché : La région du Karabagh (Artsakh en arménien) qui se situe au Sud-Caucase, à l’Est de l’Arménie actuelle, est habitée par des Arméniens depuis près de 3000 ans. Sa partie montagneuse, le Haut-Karabagh, s’est distinguée depuis le Ve siècle de notre ère comme une terre de résistance contre les empires qui ont dominé l’Arménie. Le terrain favorise l’autodéfense et n’a que rarement pu être conquis militairement. L’Artsakh fut donc ballottée entre les empires, mais a quasiment toujours bénéficié d’une certaine autonomie compte tenu des revendications d’indépendance constantes manifestées par ses habitants.

En 1805, l’Artsakh est annexé par l’Empire russe avant les autres régions de l’Arménie orientale (Yerevan, Nakhitchevan) et sera intégré à la province russe d’Elisavetpol qui deviendra plus tard l’Azerbaïdjan. La gestion administrative coloniale va être au fondement du conflit. Cependant, un autre élément s’est ajouté pour complexifier la situation ; le nationalisme turco-azerbaïdjanais a pris une importance considérable dans la région. Le racisme anti-arménien intrinsèque à ce nationalisme provoque des massacres à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en Asie mineure, mais également contre les habitants de l’Artsakh. En 1918, à la suite de la dislocation de la fédération de Transcaucasie (regroupant l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan), la prétention territoriale sur le Karabagh est l’une des revendications centrales des partisans d’un État-nation azerbaïdjanais. La politique anti-arménienne des autorités azerbaïdjanaises gagnera progressivement tout le pays et sera activement soutenue par l’Empire ottoman qui exécutait son plan de génocide contre les Arméniens. Turcophones, les Azéris sont considérés comme un peuple frère des Turcs dans les théories panturquistes.

En 1988, face à l’intensification des politiques racistes et des pogroms anti-arméniens, les habitants du Karabagh, conformément au droit soviétique, votent par référendum leur rattachement à la République socialiste soviétique d’Arménie.

Menacés par l’armée ottomane et les nationalistes Azéris, les Arméniens s’organisent. Ils créent la Commune de Bakou en Mai 1918 avec une grande partie de la classe ouvrière de la ville et constituent l’Assemblée Nationale du Karabagh qui élit un gouvernement du peuple. Après la chute de la Commune, 20 000 Arméniens sont massacrés à Bakou par l’armée turque et les nationalistes azéris. Pour stopper les massacres, des unités de volontaires arméniens viendront au secours de l’Artsakh. À la fin de la Première Guerre mondiale, les forces britanniques demandent aux Arméniens de cesser leur autodéfense, ce qu’ils font, espérant un règlement pacifique de la situation à la Conférence de la paix de Paris. Mais les promesses ne sont pas tenues et les britanniques nomment au poste de gouverneur de la région un nationaliste instigateur de massacres contre les Arméniens. Si les communistes azerbaïdjanais décident un rattachement à l’administration arménienne en décembre 1920, quelques mois après, sous la férule de Staline, le Karabagh est placé, en tant que région autonome, sous l’autorité de l’Azerbaïdjan. S’en suivirent de nombreuses décennies de manifestations, de pétitions et de grèves pour obtenir le rattachement du Karabagh à la République socialiste soviétique d’Arménie. En réponse, les autorités soviétiques azerbaïdjanaises ont mené une politique de discrimination et de colonisation pour réduire la proportion des Arméniens sur ce territoire.

En 1988, face à l’intensification des politiques racistes et des pogroms anti-arméniens, les habitants du Karabagh, conformément au droit soviétique, votent par référendum leur rattachement à la République socialiste soviétique d’Arménie. En représailles, des attaques contre la population arménienne sont organisées dans tout l’Azerbaïdjan. Par peur de nouveaux massacres de grande ampleur, la région va organiser son autodéfense. L’Artsakh résistera face aux armées soviétiques et azerbaidjanaises. En 1991, à la chute de l’URSS, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Artsakh proclament leur indépendance. Cependant, la république d’Artsakh autoproclamée en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne sera reconnue par aucun des États membres des Nations Unies. Dans les faits, elle dispose pourtant de tous les attributs d’un État.

ACTA : Depuis la fin de la guerre en 1994 des escarmouches régulières opposent les forces armées des deux pays. Comment expliquer le regain de tension qui s’est traduit par des affrontements sporadiques au mois de juillet puis par l’offensive de grande ampleur lancée par l’Azerbaïdjan le 27 septembre dernier avec le bombardement de Stepanakert ?

Yériché : Depuis le cessez-le-feu signé entre l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la République d’Artsakh en 1994, les incursions et les tirs de sniper sont très fréquents. Mais les différentes tentatives menées par l’armée azerbaïdjanaise pour prendre le territoire ont toutes été infructueuses. Depuis le 27 septembre, la situation est différente. L’attaque est de grande ampleur et touche à la fois l’Artsakh et certaines régions du territoire arménien reconnu internationalement. Gueghargounik, Kotayk, Yeritsvank, la région du Syunik ont été prises pour cible à de nombreuses reprises. La capitale de la république autonome, Stepanakert, a quasiment été rasée. L’objectif est de vider la région de ses habitants, d’éradiquer la présence arménienne en Artsakh.

Le budget de l’armée azerbaïdjanaise est bien supérieur au budget total du gouvernement arménien. Lorsqu’un État achète un si grand nombre d’armes, c’est pour les utiliser. C’est ainsi qu’actuellement, la population civile des villes d’Artsakh est bombardée nuit et jour par des missiles et des drones fournis par Israël et la Turquie.

La promesse de reconquête du Karabagh est un élément déterminant de la politique intérieure en Azerbaïdjan. Le président Ilham Aliyev, qui a succédé à son père, est au pouvoir depuis 2003. Les militants des droits humains et en faveur de la démocratie font l’objet d’une répression féroce. Par ailleurs, une part active de la population, bercée par le nationalisme ambiant, fait de la question du Karabagh une priorité. Le discours anti-arménien permet au président azerbaïdjanais d’assoir sa légitimité. Ce nationalisme exacerbé tente aussi d’anesthésier les revendications sociales grandissantes. Certains observateurs imputent à la baisse du prix du baril de pétrole – principale source de revenu du pays – l’attitude belliqueuse du régime Aliyev. C’est une piste de réflexion envisageable à côté d’autres. Ce qui n’est pas sujet à contestation c’est que l’Azerbaïdjan se prépare à cette guerre depuis 30 ans. Les revenus pétroliers ont servi à renforcer la diplomatie voire à corrompre des personnalités politiques aux États-Unis et en Europe, comme ce fut le cas avec certains membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Ils ont également dépensé des sommes colossales dans des technologies militaires et un armement de pointe. Le budget de l’armée azerbaïdjanaise est bien supérieur au budget total du gouvernement arménien. Lorsqu’un État achète un si grand nombre d’armes, c’est pour les utiliser. C’est ainsi qu’actuellement, la population civile des villes d’Artsakh est bombardée nuit et jour par des missiles et des drones fournis par Israël et la Turquie.

ACTA : La Turquie apporte un soutien militaire important à l’Azerbaïdjan, son allié traditionnel, avec notamment le transfert de plusieurs centaines de mercenaires issus des milices syriennes qu’elle contrôle. Elle semble ainsi vouloir ouvrir un troisième front militaire, après la Syrie et la Libye. Quels objectifs stratégiques poursuit-elle ?

Yériché : La Turquie joue un rôle central dans la conduite de cette guerre, par son aviation et, selon les informations qui nous sont rapportées du terrain, par des troupes au sol. Mais elle a également eu un rôle déterminant dans le déclenchement de l’offensive azerbaïdjanaise. Tout l’été, les services turcs ont recruté des mercenaires islamistes, notamment en Syrie, pour renforcer l’armée de l’Azerbaïdjan dont les effectifs sont déjà nettement supérieurs à ceux des armées de l’Arménie et de l’Artsakh. Ajoutons à cela que d’autres États sont plus ou moins impliqués, comme le Pakistan, de façon directe, et Israël, par la fourniture de matériel. La complaisance de l’administration Trump à l’égard de Recep Erdogan constitue également un facteur qui ne peut être négligé dans le choix de la date de cette attaque, compte tenu de l’éventualité d’un changement de président aux États-Unis lors de la prochaine élection présidentielle en novembre. De façon générale, le président turc mène impunément une politique expansionniste en direction des anciens territoires de l’Empire ottoman. Il jouit en la matière d’une impunité totale. En outre, de façon plus stratégique, la guerre soutenue par la Turquie dans le Sud-Caucase fait écho à l’antagonisme avec la Russie en Libye ou en Syrie. Recep Erdogan embrase une région qui se situe directement dans la zone d’influence russe proche.

Le président turc mène impunément une politique expansionniste en direction des anciens territoires de l’Empire ottoman.

Mais, en ce qui concerne l’Artsakh et l’Arménie, il y a un soubassement idéologique. Pour les partisans du panturquisme, ce n’est pas une guerre comme les autres, c’est une guerre contre les Arméniens dans leur ensemble et l’opportunité de concrétiser l’alliance des « peuples turcs » en faisant une jonction territoriale entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. En ce sens, le président Erdogan déclare régulièrement que l’Arménie est « la plus grande menace pour la région ». Ces jours-ci, les nationalistes paradent dans certains quartiers d’Istanbul et de France pour intimider les Arméniens et des listes de personnes pro-arméniennes sont publiées sur internet.

ACTA : Le rôle de la Russie semble assez complexe. Bien que principal allié de l’Arménie elle a également vendu des armes à l’Azerbaïdjan et certaines sources affirment qu’elle aurait donné le vert feu à l’offensive contre le Haut-Karabakh pour mettre en difficulté le gouvernement arménien issu de la « révolution » de 2018. Bien qu’ayant rappelé à plusieurs reprises l’appartenance de l’Arménie à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective qu’elle dirige, la Russie se garde pour l’instant d’une implication militaire directe. Comment interpréter son attitude au regard du conflit en cours et de quelle manière pourrait-elle déterminer son développement ?

Yériché : La Russie entretient de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan et est un allié de l’Arménie qui est membre de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective. Cette alliance est à relativiser, notamment parce que les Russes vendent des armes aux deux parties. En réalité, la Russie est la puissance régionale et l’Arménie, trop faible dans une région qui lui est hostile, se trouve dans un rapport de vassalité avec Moscou. La 102ème base de l’armée russe est à Gyumri (Arménie), à la frontière avec la Turquie. Pour l’instant, la Russie estime ne pas devoir intervenir dans la guerre, estimant que l’intégrité territoriale de l’Arménie n’est pas menacée. En effet, l’accord de défense entre l’Arménie et la Russie ne concerne par l’Artsakh. Beaucoup d’Arméniens pensent que la Russie fait payer au premier ministre, Nikol Pashinyan, une volonté d’émancipation de la tutelle russe. Pour ma part, je n’estime pas que de telles démarches aient été véritablement entreprises par le nouveau gouvernement arménien issu du soulèvement de 2018. Pour Vladimir Poutine, les enjeux en présence semblent largement dépasser le simple cadre de la guerre d’Artsakh. La Russie et la Turquie sont devenues concurrentes dans de nombreux théâtres géopolitiques brûlants, sans qu’il y ait pour autant la volonté d’une guerre ouverte. Ces deux pays entretiennent des relations économiques et négocient l’acheminement d’hydrocarbures. Au même titre que l’Ukraine, la Turquie est perçue comme une porte vers l’Europe et la méditerranée pour la Russie. À l’heure actuelle, il est certain que la politique interventionniste turque dans le Caucase est un sujet de préoccupation pour la Russie, mais également pour l’Iran.

ACTA : Des manifestations de soutien au peuple arménien ont été organisées par la diaspora à travers le monde, notamment aux États-unis, mais aussi dans plusieurs villes de France. Charjoum y a participé. Quels mots d’ordre ont été portés par ton organisation ?

Yériché : Avant le commencement de cette guerre, notre mot d’ordre était de dénoncer les ventes d’armes françaises à l’Azerbaïdjan. Ce plaidoyer consistait aussi et surtout à faire prendre conscience aux Arméniens de France que les promesses électoralistes et les discours mémoriels étaient des pièges dangereux. En effet, devant les associations arméniennes de France, François Hollande parlait d’une loi anti-négationniste et rendait hommage aux victimes du génocide des Arméniens mais, dans le même temps, vendait des armes et des technologies militaires à l’Azerbaïdjan et nommait un attaché militaire français à Bakou. Les présidents français successifs ont adopté des postures analogues, en offrant des symboles aux Arméniens tout en armant l’Azerbaïdjan. Certains objectaient à l’époque que ce n’était que du commerce, que la France avait une vieille tradition de vente d’armes et que tout cela était finalement normal. Les États qui vendent des armes à un dictateur qui menace quotidiennement de génocider les Arméniens savent parfaitement qu’elles seront utilisées contre des populations civiles. Aujourd’hui il y a plus de 90 000 personnes déplacées qui affluent dans la capitale arménienne.

Nous luttons également contre le relativisme qui s’est installé dans les médias français sur la question de l’Artsakh. Tous les fondements et la dimension structurelle de la guerre sont occultés. Or, ce n’est pas une guerre dans laquelle les belligérants sont à égalité. Les deux camps se livrent à une guerre de propagande. Mais dans les faits, les Arméniens se mobilisent pour défendre les habitants de l’Artsakh tandis que l’Azerbaïdjan veut conquérir des territoires qu’elle dominait jadis administrativement. Sur le plan militaire, l’Arménie résiste bien seule contre une armée azerbaïdjanaise moderne, l’armée turque, les mercenaires islamistes venues de Syrie et des troupes pakistanaises. Andreï Sakharov résumait ainsi la première guerre d’Artsakh : « pour les Azéris c’est une question d’orgueil national, pour les Arméniens c’est une question de survie ».

Les Arméniens mènent une lutte anti-coloniale en Artsakh depuis si longtemps. Aujourd’hui ils payent leur insoumission et leur indépendance de 1991.

Aux côtés des Arméniens, une centaine de volontaires Assyriens et des bataillons Yézidis sont venus combattre. Ces minorités savent quel sort réservent les nationalistes turco-azerbaïdjanais aux peuples autochtones de la région. La mobilisation des Yézidis, qui ne sont pas chrétiens, est d’ailleurs l’une des nombreuses preuves que cette guerre ne peut être résumée en un conflit entre religions. L’aspect religieux ne doit certes pas être totalement occulté, en ceci notamment que la Turquie d’Erdogan instrumentalise l’islam pour servir ses visées impérialistes. Dans le traitement médiatique français aussi, on évoque une guerre entre chrétiens et musulmans, calquant une vision française ou européenne du monde qui est en vogue, mais qui se nourrit plus de fantasmes et de racisme que d’une observation sérieuse de la réalité. L’Arménie est chrétienne, l’Azerbaïdjan est modérément chiite alors que la Turquie est sunnite. Quant à la Géorgie, voisine des protagonistes, elle est majoritairement chrétienne mais elle a fermé ses frontières avec l’Arménie. Pour notre mouvement, il n’est pas étonnant qu’une grande partie du monde occidental ne comprenne pas ce conflit. Les Arméniens mènent une lutte anti-coloniale en Artsakh depuis si longtemps. Aujourd’hui ils payent leur insoumission et leur indépendance de 1991.

ACTA : Depuis quelques jours la presse se fait l’écho des avancées militaires de l’armée azerbaïdjanaise sur le front. Le Premier Ministre arménien a appelé à la formation d’unités de « volontaires ». Le rapport de force est-il en train de basculer sur le terrain ? Alors que trois cessez-le-feu ont été signés puis quasi immédiatement rendus caducs, à quoi doit-on s’attendre selon toi dans les prochains jours et les prochains semaines ?

Yériché : Pour l’heure, sur le terrain, l’avancée azerbaïdjanaise n’est pas déterminante. Mais il y a une progression tout de même. Les F-16 turcs, les missiles longue portée et les drones permettent un avantage aérien considérable. Actuellement, les forces spéciales turques tentent de prendre la ville de Chouchi qui est un point culminant pour la conquête de l’Artsakh. Les villes sont détruites, les civils sont dans des conditions épouvantables. L’épidémie de COVID-19 vient s’ajouter à la crise humanitaire en Arménie. Les volontaires affluent, principalement d’Arménie et de la région pour freiner cette avancée. Il n’y a plus d’hommes dans les rues des villes. Toutes les générations sont au front. Les femmes aussi s’engagent.

L’urgence pour nous est d’organiser l’acheminement de matériel médical et de fournitures en Arménie. En 30 jours, c’est 20 tonnes que Charjoum a collectées et envoyées. Des chirurgiens de la diaspora arménienne, dont des Français, sont actuellement en Arménie et en Artsakh. Certains de nos camarades ont également rejoint l’Arménie pour aider à l’accueil des réfugiés.

Partager